La Presse Anarchiste

L’impuissance de l’État

De tout temps les liber­taires ont dénon­cé la Reli­gion, le Capi­ta­lisme et l’É­tat qui engendrent l’es­cla­vage moral, l’es­cla­vage éco­no­mique et l’es­cla­vage social.

En dépit de tous les maux que ces trois fléaux ont semés sur le monde, la conscience popu­laire — du moins dans sa majo­ri­té — n’en­tre­voit pas la dis­pa­ri­tion pos­sible de ces créa­tions para­si­taires et cer­tains vont même jus­qu’à affir­mer que nulle socié­té ne sau­rait vivre sans leur secours.

En ce qui concerne l’É­tat, notam­ment, cette affir­ma­tion est col­por­tée avec une assu­rance d’au­tant plus grande qu’elle ne repose sur rien et que ceux qui répètent com­plai­sam­ment cette solen­nelle âne­rie n’ont jamais pris soin d’é­tu­dier la question.

Ils n’ont pas même pris soin d’ou­vrir les yeux, les oreilles, et ce qu’ils ont d’en­ten­de­ment sur ce qui les entoure.

S’ils le fai­saient, com­ment ne seraient-ils pas frap­pés du spec­tacle pitoyable d’un État qui réclame tous les pou­voirs et fuit toutes les charges, d’un État qui pré­tend cen­tra­li­ser dans ses seules mains toutes les forces vives du pays et qui se dérobe au pre­mier obs­tacle, aban­don­nant les res­pon­sa­bi­li­tés récla­mées à si grands cris, d’un État qui refuse toute ini­tia­tive par­ti­cu­lière et qui laisse en sus­pens tous les pro­blèmes qu’il avait pré­ten­du résoudre ?

Pas un indi­vi­du — quelque métier qu’il accom­plisse et si minime soit son emploi — ne pour­rait agir avec autant d’in­ca­pa­ci­té sans cou­rir à la faillite la plus cer­taine ; pas une ména­gère — si brouillonne soit-elle — ne pour­rait gérer son inté­rieur et tenir ses comptes avec autant d’in­cu­rie sans avoir la pers­pec­tive d’être rapi­de­ment dans le dénue­ment le plus complet.

Ain­si ce mini­mum d’ordre, de com­pré­hen­sion et de capa­ci­té, qui est récla­mé de tous, même du plus misé­rable, l’É­tat n’en peut faire montre, lui qui pré­tend orga­ni­ser tout, s’oc­cu­per de tout, pal­lier à tout.

Ces accu­sa­tions ne sont pas des pro­pos en l’air, d’ad­ver­saires cher­chant à dis­cré­di­ter celui qu’ils dési­rent abattre ; c’est une consta­ta­tion que cha­cun peut faire, pour peu qu’il soit de bonne foi.

Qui n’a pas pes­té contre les tra­cas­se­ries d’une admi­nis­tra­tion rou­ti­nière et indif­fé­rente, retran­chée per­pé­tuel­le­ment der­rière cette inva­riable for­mule : « Cela ne nous regarde pas » ou « C’est le règlement ».

Soyez frap­pé par ce que la socié­té actuelle nomme un méfait et deman­dez secours à la jus­tice, à la police, à tout l’ap­pa­reil de cet État tuté­laire, et vous ne trou­ve­rez. que portes closes.

Comme dans la chan­son, la gen­dar­me­rie vous expli­quant que ce n’est pas de son res­sort, vous enver­ra au com­mis­saire, lequel vous aiguille­ra sur la mai­rie, qui vous indi­que­ra la préfecture.

Et lorsque, las de tant d’in­ca­pa­ci­té ou d’in­dif­fé­rence, vous son­ge­rez à régler vous-même vos affaires, on vous fera savoir que nul n’a pou­voir de se rendre jus­tice lui-même, et cet appa­reil judi­ciaire et poli­cier, qui pares­sait et dont vous atten­diez vai­ne­ment jus­tice, trou­ve­ra pour vous frap­per une tar­dive énergie.

En réa­li­té, l’É­tat est le seul à appli­quer ce qu’il inter­dit aux autres :

« Il se rend jus­tice lui-même. »

C’est-à-dire qu’il ne s’é­meut que lorsque ses propres inté­rêts sont en jeu, que ses pré­bendes sont mena­cées, que son incu­rie est mise à jour, que son rôle néfaste est dénoncé.

Hors cela, rien ne l’in­quiète, ni le sort des tra­vailleurs, ni la pros­ti­tu­tion et ses sou­te­neurs, ni les bagnes d’en­fants et ses bourreaux.

L’im­por­tant est qu’il conserve ses pou­voirs et soit finan­cé par un capi­ta­lisme fraternel.

Ceci n’est pas dû à l’é­goïsme ou au manque de valeur de ceux qui gou­vernent, mais au prin­cipe éta­tique lui-même.

Le vou­drait-il, l’É­tat ne peut satis­faire aux exi­gences de tous ; l’É­tat est inca­pable de se sub­sti­tuer aux mille ini­tia­tives par les­quelles un pays peut vivre.

L’É­tat, c’est la prime à l’a­pa­thie, à la paresse et à la veu­le­rie pour la masse ; c’est l’i­né­vi­table et stu­pide tyran­nie pour ceux qui gouvernent.

Dans ces temps où, dans notre pays, les natio­na­li­sa­tions sont à l’ordre du jour, qui songe que ce ren­for­ce­ment de l’é­ta­tisme c’est le réta­blis­se­ment du régime tota­li­taire ? D’un régime que nous avons détruit de l’autre côté du Rhin ou des Alpes pour mieux le réa­li­ser chez nous.

Reconstruire

Les cloches ont son­né. Si pour cer­tains c’é­tait la vic­toire, pour l’im­mense majo­ri­té c’é­tait l’an­nonce de la fin de la tra­gé­die, la cer­ti­tude que la guerre de sol­dats était ter­mi­née en Europe.

Depuis six années le monde vient de vivre des crimes innom­mables où la vie humaine a été bon mar­ché. Tout a contri­bué à sacri­fier l’hu­main : famine, bri­mades, pri­sons, tor­tures, toute la gamme de l’é­pou­vante y est pas­sée. Femmes, enfants, vieillards, com­bat­tants, non-com­bat­tants, villes, œuvres d’art, tout ce que l’hu­ma­ni­té avait enfan­té au tra­vers des siècles écra­sé sous les bombes ; aux râles des mou­rants les bour­reaux répon­daient par des cris de joie, cata­clysme épou­van­table recu­lant les limites de l’horreur.

La pen­sée se pen­chant sur le des­tin tra­gique du XXe siècle qui, en 1900, inau­gu­rait une Expo­si­tion uni­ver­selle célé­brant les mer­veilleuses décou­vertes de la science pour le bon­heur des êtres, ver­ra cette déri­sion que son appli­ca­tion n’a ser­vi qu’à aider l’hé­ca­tombe des vivants.

Pro­mé­thée, en déro­bant le feu aux dieux, a‑t-il ren­du ser­vice aux hommes ? Les conduc­teurs de peuples peuvent être satis­faits de leur besogne. Alors que tout pou­vait conduire à la richesse, à une civi­li­sa­tion plus haute et plus belle. Les sta­tis­tiques vont pou­voir nous dire ce qu’à chaque peuple la guerre a coûté.

Les vivants vont pou­voir pleu­rer leurs morts, regret­ter leur vie gâchée pour ne pas avoir vou­lu tra­vailler à orga­ni­ser une socié­té basée sur la liber­té, sur le bien-être géné­ral, sans exploi­ta­tion du prochain.

Certes, notre phi­lo­so­phie nous conduit à nous consi­dé­rer comme citoyens du monde ; mais nous ne sommes pas très fiers d’ap­par­te­nir à la race humaine, humains qui, par manque de cou­rage civique, se donnent des chefs, les­quels mas­quant d’i­déo­lo­gies leurs inté­rêts, conduisent leurs trou­peaux au mas­sacre. Nous autres liber­taires, nous avons cette satis­fac­tion d’a­voir en tout temps et en toute occa­sion lut­té en faveur de la paix, mais notre voix trop faible n’a pas été enten­due, les peuples ont sui­vi leurs diri­geants, s’en fai­sant com­plices. Notre maxime : « Tout pour la vie, rien pour la mort » n’a pas été écou­tée. Tant pis, l’a­ve­nir dira si nous avions raison.

Et main­te­nant, psy­chose incom­pré­hen­sible, ton­neau des Danaïdes, après avoir tout mis en œuvre pour tout détruire, les hommes de nou­veau vont vou­loir vivre, aspi­rer au bon­heur, recons­truire leurs cités, par­ler de paix entre eux. Nous pour­rions nous en laver les mains, pen­ser que puis­qu’ils ont été assez fous pour s’ex­ter­mi­ner, ils n’ont qu’à se débrouiller ; mais notre rai­son d’être est d’ai­der de toutes nos forces à l’a­vè­ne­ment d’une ère de jus­tice et de fra­ter­ni­té réelles.

Aus­si, nous savons que dès main­te­nant nous devons prendre posi­tion sur ce pro­blème : reconstruire.

Cer­tains cama­rades sur ce sujet ont écrit, d’autres nous écri­ront sans doute. De ceci nous consti­tuons un dos­sier, dont si le sujet est bien trai­té, nous tire­rons la syn­thèse dans une bro­chure qui sera une œuvre col­lec­tive. Nous la répan­drons dans le public et une fois de plus nous aurons appor­té notre pierre à l’é­di­fice, prou­vé que les liber­taires ne sont pas des rêveurs, mais savent prendre position.

Le pro­blème, à notre avis, se base sur les don­nées suivantes :

Éthiques. — Il faut que les peuples se haussent à une morale envi­sa­geant une soli­da­ri­té, une com­pré­hen­sion de l’en­tr’aide à l’é­chelle internationale.

Démo­gra­phiques. — Chaque peuple doit se retrou­ver, en tenant compte des mœurs, des cli­mats, des terres sur lequel il vit, dans la sen­sa­tion de la liber­té retrouvée.

Éco­no­miques. — La guerre a fait vivre chaque pays (en dehors du sec­teur guerre) dans un régime autar­cique, entraî­nant la sup­pres­sion des échanges. Les prix de revient en ont été déré­glés sans com­pa­rai­son avec autre­fois. Un exemple : en France, les prix ont décu­plé depuis 1938, tan­dis qu’en Angle­terre ils n’ont subi qu’une hausse de 40 %.

Tech­niques. — Des mil­lions de foyers sont détruits, des pays entiè­re­ment rava­gés, chep­tel, cultures, des mil­liers d’u­sines, de ports, de voies fer­rées se trouvent inuti­li­sables, la famine peut s’ac­cen­tuer sous peu dans cer­tains pays par les pillages qui ont été pra­ti­qués. Quels sont les élé­ments qui vont concou­rir à résoudre ces problèmes ?

Poli­tiques. — Le trai­té de Ver­sailles nous a éclai­rés sur la façon dont les gou­ver­ne­ments peuvent faire la paix. Les échos de San-Fran­cis­co nous montrent les inten­tions de ces mes­sieurs. Ils vont nous pré­pa­rer une pro­chaine dernière

Les offi­cines capi­ta­listes, trusts, banques, car­tels, etc., ont été à la curée. Guerre source de pro­fits, recons­truc­tion et paix armée bonne affaires. Nous rever­rons, si on les laisse faire, les scan­dales des régions enva­hies. Le thème de la recons­truc­tion sera-t-il pour les par­tis poli­tiques l’oc­ca­sion de faire de la démagogie ?

Syn­di­ca­listes. — Hélas ! dans tous les pays il est à la remorque des par­tis ; dans les anti­chambres minis­té­rielles, son office de tam­pon dans se lutte quo­ti­dienne lui fait perdre de vue les objec­tifs de longue haleine.

Il nous reste donc à nous adres­ser à l’o­pi­nion publique à tous ceux qui tra­vaillent, pro­duisent, aux mères, aux pères, aux jeunes gens, à tous ceux pour qui la guerre est un fléau. Et cela sera notre tâche, car si nous enten­dons ne pas gou­ver­ner les hommes, nous pré­ten­dons, le cas échéant, les entraî­ner, les conseiller par nos exemples. Puis­sions-nous faire bonne besogne !

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