La Presse Anarchiste

Demain

(ber­ceuse pour les tout-petits)

[/​À mon Michel./]

C’est une ber­ceuse, bien sûr, mais elle ne peut être chan­tée par toutes les mamans. Par exemple, elle ne peut être chan­tée par une de celles que l’on voit, dans les actua­li­tés ciné­ma­to­gra­phiques, au long des grands cor­tèges, ten­dant leur enfant dans un geste d’of­frande totale à un quel­conque per­son­nage offi­ciel — lequel n’est en géné­ral pour rien dans la nais­sance de l’enfant !

Non. Ma chan­son ne peut être chan­tée que par une maman toute simple, une maman qui se sou­vient — ou qui a compris.

Et cette maman-là, je la vois, je l’en­tends très bien. C’est le soir. Elle endort son petit. Et pen­dant que de sa bouche sortent des mots très doux : « Dodo ! Fais dodo ! », dans son cœur il y a d’autres mots qui se pressent, qui hurlent.

Et voi­ci ce qu’elle pense ; et voi­ci ce qu’elle dit :

Dodo ! L’en­fant do ! L’en­fant dor­mi­ra bien vite !
Dodo ! L’en­fant do ! L’en­fant dor­mi­ra bientôt !

Quand le jour vien­dra, ce sera demain.
Demain puis demain ! Puis un autre encore !
Les demains vont vite et le temps dévore
La vie des mamans qui n’en peuvent rien !
Demain c’est bien loin ! Tant mieux pour l’enfant !
Demain ? C’est demain ! Tant pis pour les mères !
Pour ce demain-là il ne reste guère.
Dors mon tout-petit ! Dors en attendant !

Dodo ! Fais dodo ! L’en­fant dor­mi­ra bien vite !
Dodo ! Fais dodo ! L’en­fant dor­mi­ra bientôt !

En te regar­dant je pense aux demains
Qui t’ap­por­te­ront leur part de mensonge.
La peur de demain. C’est un mal qui ronge
Le coeur des mamans qui n’en peuvent rien.
Qui n’en peuvent rien, car depuis toujours
Le sort des mamans veut qu’on leur enlève
La chair de leur chair… pour de mau­vais rêves !
Mais toi ne crains rien ! Dors mon bel amour !
Car cette peur-là, moi je n’en veux pas.
Je te gar­de­rai de leur « jour de gloire »,
Des clai­rons son­nants et de leur Histoire
Où le vol se mêle à l’assassinat !
Je te défen­drai contre leurs Savants,
Contre leurs bour­reaux, et leur Dieu cynique.
Contre les mar­chands de « mort héroïque »
Je te gar­de­rai vivant ! Bien vivant !

Et si je suis seule encore aujourd’hui
À vou­loir nier leur faux évangile,
Nous serons demain des cent et des mille,
Et puis des mil­lions, et de tous pays.
Et nous serons tant et tant, qu’à la fin
Nous serons assez pour jeter à terre,
Et la peur de vivre et la joie des guerres,
Et pour inven­ter de vrais lendemains !

Dodo ! Fais dodo ! Ce demain vien­dra bien vile !
Dodo ! Fais dodo ! Ce demain vien­dra bientôt !

Ray­mond Asso

La Presse Anarchiste