En dehors de toute politique proprement dite, deux mots d’ordre devraient, me semble-t-il, s’imposer à tous les libres esprits fidèles à un idéal de paix :
Paix intérieure par l’intégrale amnistie de tous les soi-disant collaborateurs qui n’ont pas été des agents payés de l’ennemi et n’ont pas été coupables de dénonciations ayant amené la mort ou la déportation ou l’arrestation d’autrui ; — par le retour de tous les hommes compétents dans les administrations dont ils ont été arbitrairement chassés ; — par une énergique désépuration (traduction française du terme utilisé par les Américains au Japon : unpurging).
Paix internationale par la neutralité des peuples refusant de participer au conflit armé des « Deux Grands» ; donc, d’abord, pour nous, Français, par la neutralité française.
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J’ai tenté de justifier cette thèse dans le premier numéro de notre revue. J’ai soutenu que, sans mettre sur le même plan U.R.S.S. et U.S.A., nous ne devrions point participer à une guerre éclatant entre les deux États ; que nous éviterions peut-être ainsi de subir l’absurde cataclysme ; qu’en tout cas, nous aurions la fierté de n’y avoir pas donné notre consentement.
J’ai eu récemment l’occasion de trouver, pour une période de l’histoire qui rappelle assez la nôtre — les dix années qui ont suivi la débâcle de 1871 — des déclarations d’hommes d’État que je voudrais bien entendre sortir de la bouche de nos dirigeants.
C’est Gambetta disant en 1876 : « La France doit se tenir à l’écart, et, tout en faisant des vœux pour la paix, ne rien faire, ne rien dire qui puisse de près ou de loin l’engager avec personne. »
À ces déclarations d’un homme de gauche répondent, en 1880, celles du chef de la droite, le duc de Broglie : « La France, dans les conseils de l’Europe, doit offrir et apporter ses bons offices, son influence, pour apaiser tous les sujets de conflit ; mais elle doit toujours avertir ceux avec qui elle traite que, si ses conseils ne prévalaient pas, ou même si elle ne réussissait pas à prévenir tous les conflits, elle est décidée personnellement à rester en dehors de toute complication, et qu’elle veut rester maîtresse d’elle-même, libre de son action et surtout de son abstention personnelle. Quand elle entre dans les conseils de l’Europe, elle y entre neutre et libre de tout engagement, et neutre et libre elle en doit sortir. »
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Que l’aspiration à la neutralité fasse actuellement des progrès dans le monde, on peut, il me semble, le constater sans être victime d’un optimisme excessif.
Pour la France, j’ai entendu à la radio citer de bons extraits d’articles lus dans Franc-Tireur — un Franc-Tireur allégé de ses collaborateurs et de ses collaboratrices communistes. Et j’ai découvert avec satisfaction dans Combat (notamment nº du 27 octobre 1948) des articles de Claude Bourdet recommandant la neutralité armée. Sans insister sur la valeur de cet armement, j’en retiens l’idée de neutralité, que l’auteur applique à toute l’Union occidentale : « Qu’un apaisement mondial provisoire survienne, comme il semble possible, au cours de l’année qui suivra l’élection présidentielle américaine, … qu’un souffle de raison descende alors sur nos pays, et il n’y aura pas d’autre politique européenne, je ne dis pas logique, mais possible. »
On m’objecte qu’actuellement les staliniens et les stalinisants approuvent cette politique, qui permet à l’U.R.S.S. de gagner du temps. J’observe que, cependant, ils ne recommandent point la neutralité à l’égard de l’U.R.S.S. J’ajoute qu’il y a toujours intérêt à retarder toute guerre ; que, pendant le temps ainsi gagné, des forces de paix peuvent intervenir ; qu’aucune guerre n’est jamais fatale. Je reste personnellement fidèle à l’esprit munichois, pour tout l’avenir.
Hors de France, la politique de neutralité garde ses partisans et en conquiert de nouveaux.
Bien entendu, les peuples qui se sont honorés en restant neutres au cours du dernier massacre ne découvrent aucune raison de renoncer à cette attitude. Les dirigeants suédois le proclament. Le ministre des Affaires étrangères de la Confédération helvétique, M. Petitpierre, déclare que la neutralité reste le principe directeur de la politique extérieure de son pays, même alors que celui-ci adhère à la convention de coopération économique européenne.
C’est tout particulièrement en Italie que l’opinion publique se montre de plus en plus favorable à la volonté de neutralité. Certes, le socialiste stalinisant Pietro Nenni se livre à un simple chantage lorsqu’il dit à Montecitorio que l’adhésion au Bloc occidental déclencherait un mouvement de désobéissance civile. Mais c’est un parti gouvernemental, le Parti socialiste minoritaire de Saragat, qui réclame « la non-participation de l’Italie à tout accord de nature militaire ». Tous les témoignages établissent que tel est bien l’état d’esprit général. L’envoyé spécial du Monde, Raymond Millet, peut écrire (numéro du 23 novembre 1948): « Après deux guerres, l’une improductive, l’autre ruineuse, toute l’Italie, ou peu s’en faut, ne voit de salut que dans une abstention au moins provisoire. »
N’est-ce pas aussi l’attitude d’un autre vaincu, le peuple allemand ? Certes, nos journaux nous trompent souvent sur ce point : ne faut-il pas lui prêter une volonté de guerre, quand ce ne serait que pour lui voler des usines sous prétexte de le désarmer ? Mais, parfois, la vérité filtre en certains témoignages. Par exemple, dans cette lettre d’un correspondant particulier du Monde, Alain Clément (numéro du 27 novembre 1948): « Une forte majorité d’Allemands semblent dégoûtés de la guerre ; à part de rares fanatiques, personne n’y voit une chance de revanche. »
L’entrée de l’Allemagne et de l’Italie dans une Fédération européenne y servirait la cause de la neutralité.
Cet esprit soufflerait-il même au delà du rideau de fer ? Certains ont expliqué par une telle hypothèse le détachement de Tito à l’égard de l’U.R.S.S. Je me demande si cette bienfaisante supposition a quelque exactitude : faut-il cesser de voir le dictateur yougoslave avec les yeux de Simone Téry (il y a quelques années!…)?
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Même hors d’Europe on distingue certains symptômes favorables. M. Étienne Gilson nous apprend que, si les dirigeants du Canada se préparent à la guerre, la province française de Québec s’y montre résolument réfractaire, tout en restant ardemment hostile au stalinisme : « Un peuple de trois à quatre millions d’habitants qui lutte héroïquement depuis deux siècles pour survivre, redoute une saignée dont les suites seraient pour lui mortelles. Ce que l’Irlande a si merveilleusement réussi pendant la dernière guerre, pourquoi ne le réussirait-il pas à son tour ? » (Monde, 2 décembre 1943.)
Glorifions, enfin, la République de Costa-Rica qui, la première, vient de donner au monde un magnifique exemple en supprimant son armée. À elle va l’hommage apporté par Nietzsche, en une page de Le Voyageur et son Ombre, au premier peuple « s’écriant librement : « Nous brisons l’épée ! » et détruisant toute son organisation militaire jusqu’à la racine… Plutôt périr que haïr ! Plutôt périr deux fois que se laisser haïr et craindre ! Il faudrait que cette formule devint un jour le principe supérieur de toute société harmonieuse. »
Félicien Challaye