Depuis Gorbatchev, c’est au tour des autorités soviétiques elles-mêmes de lancer les maîtres mots « critiques » sur l’URSS. Le succès médiatique de la perestroïka et de la glasnost en témoigne avec éclat, ce qui n’est pas sans inquiéter certains dissidents en exil et soviétologues occidentaux. Agacés, les premiers ont tendance à rejeter en bloc la nouveauté de la perestroïka et de la glasnost, tandis que les seconds s’empressent, en spécialistes avertis, de suggérer des précisions…
Pour sa part, Iztok a décidé de continuer sur la lancée soviétique, assurément payante par les temps qui courent, et d’apporter une modeste contribution néologistique : la gorbatchevtchina. En intitulant ainsi le dossier consacré à l’Union soviétique, nous entendons rendre compte de plusieurs phénomènes significatifs qui découlent des changements survenus sous l’impulsion de Gorbatchev. Œuvre de la fraction éclairée et montante de l’appareil, ces changements ont débouché sur des situations de fait qui répondent parfois à l’attente d’une bonne partie de la population. La mobilisation de cette dernière demeure cependant médiocre, au grand dam des dirigeants soviétiques et à l’étonnement des observateurs étrangers partisans de la dynamique actuelle. Une telle attitude doit être mise en rapport avec un cercle vicieux propre au socialisme réel et dont le Soviétique ordinaire a plus qu’une simple intuition : l’expérience historique. Résumons ce cercle vicieux. Pour limiter les dégâts dus aux inerties de la période brejnevienne et pour tenter de faire aboutir leur programme de rationalisation et modernisation du système en vigueur, la direction soviétique a besoin d’une nouvelle marge de manœuvre. Celle-ci n’est opérationnelle et efficace que si elle s’accompagne d’une marge de liberté concédée à divers groupes sociaux, dans divers domaines d’activité. Cette concession non négligeable est octroyée sur le mode conditionnel : le retour en arrière, voire les brimades et la répression deviennent inévitables dès lors que la marge de liberté risquerait de prendre le pas sur la marge de manœuvre. Et pourtant, il existe des individus et des groupes, surtout parmi les jeunes et les intellectuels (les groupes sociaux les plus sollicités par la glasnost) qui entendent bien utiliser cette marge de liberté sans être disposés pour autant à participer aux manœuvres du pouvoir et sans se laisser impressionner par ses arguments dissuasifs. C’est de leurs actions et leurs conséquences dont traitera la troisième partie du dossier, Varia : presse, manifestations…
Il serait tout aussi déplacé de minimiser que d’exagérer les avantages de la toute récente « tolérance » gorbatchevienne, repérable dans les domaines les plus divers : y compris le rock, auquel nous consacrerons la deuxième partie du dossier. Ce phénomène, étonnant à bien des égards, existe depuis longtemps et la floraison de cassettes samizdat ne date pas d’hier. La nouveauté (à la fois dérisoire et, dans le contexte soviétique, spectaculaire) est que maintenant les autorités tolèrent l’exhibition publique des groupes rock — sans leur donner pour autant le droit d’enregistrer des disques.
Enfin, on ne saurait oublier que les maîtres mots évoqués plus haut sont avant tout des mots de nouveaux maîtres. La lecture des textes officiels est édifiante, et c’est par cet exercice auquel nous invitons le lecteur que commencera le dossier.
L’abondance du matériel nous a contraints de retarder la publication de plusieurs articles. Nos lecteurs pourront les lire dans le numéro 16 de la revue, qui comportera un volet sur l’URSS en prolongement au présent dossier. Il s’agit d’une contribution de Cornelius Castoriadis sur la question de la révolution sociale en Russie et d’un compte rendu de Martin Zemliak d’un livre sur l’URSS publié en 1928 par un groupe anarchiste russe en exil qui critiquait déjà en ce temps la perestroïka et évoquait la glasnost…
Au sommaire du prochain numéro, on trouvera également la suite des entretiens avec A. Ciliga dont nous publions ici la première partie.