L’Analyseur Lip (René Lourau, Ed. 10 – 18, 1974)
Partant de Lip, le livre de Lourau entraîne le lecteur dans tous les horizons, à travers le panorama des groupuscules, l’examen des contrats de recherche du CORDES, la sociologie des centres urbains et de la participation urbaine, la stratégie planétaire de Marx, le drop-out, etc. Bien que par moment on soit un peu perdu, ce qui compte ce n’est pas de respecter un quelconque modèle de composition ni même de clarté, c’est de faire voir et de faire comprendre.
R. Lourau tente bien de montrer les significations ambiguës du mouvement des Lip et d’en éclairer les conditions. Ainsi se trouvent mentionnés et décrits les contextes politiques, juridiques, idéologiques, de l’affaire Lip, par exemple les difficultés de la notion juridique d’entreprise, les tentatives pour vaincre la résistance des travailleurs à l’exploitation par l’enrichissement, l’élargissement et la rotation des tâches, les ambiguïtés du concept d’autogestion mis à toutes les sauces, etc.
Le résultat ainsi obtenu n’est pourtant pas de jeter une lumière nouvelle et plus forte sur les événements de Besançon ; ils paraissent plutôt noyés dans une masse de références, la plupart du temps conceptuelles, auprès de laquelle ils finissent par passer à l’arrière-plan et faire figure de prétexte. Plus utile est le travail effectué en comparant les diverses déclarations des patrons, fonctionnaires, syndicalistes, journalistes, etc., soumises à une analyse qui permet en un sens de mesurer la dimension spectaculaire de l’affaire Lip, et de relever certains éléments de la « mise en scène », comme dit Lourau après Utopie. Mise en scène à laquelle il est, somme toute, difficile de ne pas contribuer…
Car n’est-ce pas une façon d’y participer que de rapporter l’analyse des événements de Besançon à un problème qui ne s’est pas posé là-bas mais ailleurs, dans les discours et commentaires des observateurs, militants, critiques : le problème du travail et du refus du travail ? Les uns (Lip-unité détourné, Lip-unité Bilan, Négation…) dénonçant le caractère arriéré, inconscient, voire contre-révolutionnaire d’un mouvement qui n’a pas su remettre en cause le travail et l’idéologie productiviste, les autres (Utopie, Lourau) créditant au contraire les travailleurs d’une « orientation vers le non-travail » qui, si, « elle a du mal à percer », contiendrait cependant l’intérêt essentiel de toute l’affaire, à relier aux autres symptômes de désertion sociale, l’absentéisme ou « l’admirable revendication de la grève pour la grève, la grève sans fin, sans finalité. » (Lourau, p. 83) La grève pour la grève n’est pas une revendication, c’est l’interprétation que proposent des commentateurs des grèves qui se terminent sans aucun acquis, avec un cas limite, survenu une fois paraît-il, de grève déclenchée sans aucune revendication à l’appui. De là à conclure que la grève tend à être une fin en soi dans la période actuelle, le pas est souvent franchi, à l’encontre des nombreux signes qui indiquent une réalité différente. D’autant plus souvent que l’interprétation ne s’appuie sur aucune analyse précise et convaincante, et se développe elle aussi, semble-t-il, pour son propre plaisir. Rien n’alimente, de toute évidence, dans le cas de Lip, une semblable interprétation. De même, mentionnant la polémique que le problème de l’idéologie du travail avait suscitée dans ICO en 73 (no 121) et qui avait tourné court, Lourau n’y ajoute aucun élément, concluant seulement que les analyseurs peuvent être, eux aussi, frappés d’obsolescence, ou récupérés comme analyseurs de régulation.
En effet, l’un de ses principaux soucis est de replacer l’affaire Lip dans le cadre de l’Analyse Institutionnelle, et de l’exprimer dans les catégories que celle-ci utilise : analyseur, institution, mode d’action contre-institutionnel, non-institutionnel, centre, périphérie, etc. D’appliquer au cas de Lip les apports d’une « sociologie active des mouvements sociaux », avec ses variables : orientation, amplitude, masse, vitesse, induction de fusion, induction de segmentarité… Tous ces instruments conceptuels sont peut-être de grande valeur « théorique » ; c’est à voir. Mais autre chose apparaît. À la limite, et cette limite est atteinte, il ne s’agit plus simplement de se servir de l’analyse institutionnelle pour mettre à jour les aspects complexes du mouvement social en général et dans le cas de Lip. C’est plutôt l’inverse : le mouvement social prend son sens d’être « analyse institutionnelle généralisée », dont la définition ouvre le volume : effondrement des représentations qui soutiennent les institutions, refus du secret bureaucratique, rupture des rapports sociaux habituels, etc., résultant de l’action des analyseurs (« groupes, catégories, événements, structures matérielles, qui produisent par leur action même, et non par l’application d’une science quelconque, une analyse de la situation », p. 14). Lip agissant comme analyseur (p. 43) des contradictions insolubles des méthodes de gestion et de l’idéologie gestionnaire, des rapports conflictuels entre le mouvement social et les formes de la politique instituée.
Pour Marx, les conceptions des communistes étaient l’expression du mouvement réel ; les sociologues de tout temps se demandaient, de leur côté, comment relier leurs travaux théoriques et le mouvement social (en orientant celui-ci dans le sens le plus souhaitable à leurs yeux). Chez Lourau (pour qui le « marxisme », avec son « dualisme métaphysique », constitue un objet connu de tous, sans qu’il soit besoin d’entrer dans le détail !) ce problème est résolu très simplement : le mouvement social tout entier devient analyse institutionnelle généralisée, mais qui s’ignore. L’analyse institutionnelle tout court va permettre de le lui faire savoir, tout en faisant mieux, en le légitimant : le savoir (des ultra-gauchistes et anarchistes) reste « parcellaire, souvent honteux, peu ou mal légitimé, parce que les éléments analyseurs qui permettraient de le révéler à tous
Ainsi, l’analyse institutionnelle, après avoir contribué, en son temps, à mettre en question la science, la théorie, la séparation du théorique et du pratique, l’autorité du savant, se voit conduite à rétablir à son tour l’autorité de la théorie (sociologique) sur la « singularité » du mouvement ouvrier.
Utopie, nº 8, février 1974.
Pour UTOPIE, toute l’affaire Lip, telle qu’elle nous était présentée, lutte de classe, ouvriers résolus, unis et astucieux, prise en main de la production et de la vente, l’autogestion à l’horizon, tout cela est trop clair pour être honnête.
« Quand la structure secrète du système se dévoile avec cette limpidité, quand les ouvriers prennent le pouvoir (sic) et que le patronat fait son mea culpa sans que rien soit ébranlé dans l’ordre global de la production, c’est qu’un nouveau détour dissimule la clef de l’édifice. Si on peut affirmer ainsi l’existence des classes et démasquer leur affrontement c’est que désormais la lutte de classe n’est plus le ressort secret, elle n’est plus que le mythe efficace qui cache la coopération structurelle des deux partenaires sociaux patronat salariat… »
Comment et aux yeux de qui les choses pouvaient-elles apparaître si simples et si limpides ? Même de loin, où nous étions presque tous, y compris ceux qui croyaient par un voyage à Besançon annuler magiquement la distance (en particulier sociale) qui les séparait de Lip, même de loin rien n’était clair. Sauf que dans le brouillard c’était à qui donnerait, mieux que les autres, la clef de toute l’affaire, présente et à venir, en donnerait le sens en la simplifiant jusqu’à la transparence. C’est là qu’on entendait : solidarité, autogestion, tous unis, Lip pour tous, prolétariat, dignité… une grande clameur humaniste, montant de toutes parts, de Libé, de Combat, des Cahiers de Mai, Rouge ou Politique Hebdo, sans parler du Monde, du centre et des extrêmes. Dès qu’on y regardait d’un peu près, incertitude et confusion : les deux syndicats se battaient-ils vraiment entre eux ou faisaient-ils semblant ? Les ouvriers avaient-ils rencontré la « démocratie », ou simplement une plus habile manipulation ? Avaient-ils confiance en eux-mêmes et en leurs propres forces, ou bien en celles des syndicats ? Lip-unité était-il fait par les gens de Lip eux-mêmes ou par des permanents extérieurs qui les avaient colonisés et rackettés en se mettant « à leur service » ? Qui parlait dans les assemblées, et que faisaient les autres, pendant ce temps ?
Ce qu’on voyait bien, néanmoins, c’est que les ouvriers étaient bien loin d’avoir « pris le pouvoir » : on les voyait trouver des trucs qui, l’un après l’autre, mettaient en difficulté les projets patronaux (et syndicaux) : saisie et dissimulation du stock, ventes sauvages à la barbe des flics, subtilisation des paies, « sauvages » au moment où la police allait s’en emparer, démontage du toit de l’usine où la réinstallation était prévue…, le bricolage horloger au service de la lutte de classe. Le « sérieux » n’en subsistait pas moins, à côté, tout près : les négociations et leur cérémonial, même perturbé, les discours des délégués galvanisant les masses, les rappels à l’ordre des centrales syndicales à ces mêmes délégués, les savants travaux, les études de rentabilité « au service des travailleurs » ; où était le pouvoir des ouvriers dans tout cela ? Et le mea culpa du patronat ? Où était la lutte de classe ? Il y avait bien « coopération structurelle », mais c’était entre patronat et syndicat, et elle n’était pas cachée, puisque les ouvriers de Lip l’énonçaient parfois eux-mêmes (cf Lip, Interview avec les membres du C.A., J. Lopez.)
Utopie voit dans les slogans des Lip (« on travaille, on vend, on se paie », etc.) une revalorisation du travail comme moyen d’appropriation de soi, participant ainsi de la « mise en scène » de la production, de l’homme productiviste, à l’oeuvre dans le cas de Lip.
Qu’il y eût mise en scène, c’est certain, mais son sens reste ambigu. Il faut noter que les Lip anticipaient, dans leur mouvement, sur l’arrêt de travail qu’on avait préparé pour eux : le licenciement, le « dégraissage des structures ». Quand des gens menacés de perdre leur emploi, leur revenu, leur moyen et leur lieu d’existence, s’assemblent pour lutter, il est inévitable que cela conduise d’abord à une revalorisation de ce qu’ils défendent : leur travail, et le travail, en regard du chômage. D’où l’accueil glacial qu’ils ont réservé à ceux qui étaient venus leur prêcher le « non-travail »
On ne peut pas non plus opposer simplement cette collusion idéologique (inévitable et relative) des Lip avec la « logique » du système et l’humanisme occidental, à la transgression véritable que constituerait « la parenthèse irrécupérable dans leur carrière de producteur, le gaspillage épuisant de toutes les énergies dans l’aventure unique consumant une vie entière de travailleur en quelques mois… » (p. 55). On ne peut pas les opposer parce que tout cela est vécu et réfléchi ensemble, dans l’action et la réflexion collectives : c’est en même temps, chez les mêmes hommes et femmes, que sont nés la peur et le refus devant les manigances de la direction, le sentiment d’une limite atteinte et dépassée, intolérable, l’idée d’une force et d’un droit collectif et illégal, la joie de faire autre chose, de faire quelque chose ensemble, ou même de ne rien faire (encore que les plus tristes semblent avoir été ceux qui restèrent chez eux sans rien faire et ne tardèrent pas à chercher un autre travail…), le plaisir de ruser avec le pouvoir, avec la police, avec les directions patronales et syndicales, lointaines ou proches, de faire marcher une cantine et même de faire des montres… La parenthèse, c’est aussi cela, dans son contenu, tel qu’il était dit dans divers interviews et déclarations des Lip.
Et de l’extérieur, on récuse, on dénonce : idéologie autogestionnaire puante, récupération, mise en scène de l’économie et du travail, seule compte la rupture, la parenthèse, « l’aventure » de ne plus rien faire… Mais quand on va le leur dire, il faut voir la tête qu’ils font !
Lip : une brèche dans le mouvement ouvrier traditionnel (Mise au point, nº 2)
Sans hermétisme, sans rodomontade, sans exhibition d’un arsenal de « concepts théoriques », cette brochure analyse la lutte des Lip sans tenter de l’enfermer ni de la réduire ; rappelant simplement les faits connus et donnant davantage de précisions et d’informations quand c’est utile, elle souligne ce qui est clair, et aussi ce qui l’est moins. À l’encontre de ceux qui y voient un combat d’arrière-garde, ou encore une lutte entièrement inscrite dans l’idéologie capitaliste « gestionnaire », Mise au point s’efforce d’y mettre à jour ce qui, dépassant Lip, « marque une étape dans le mouvement social ». Et ce travail d’élucidation se veut, lui-même, un acte de solidarité concrète avec les travailleurs de Lip. Car il met en relief, à travers cette lutte, comment l’action autonome des travailleurs agit aussi sur eux-mêmes pour les transformer, et contribue ainsi à briser les méthodes et les entraves du mouvement ouvrier traditionnel.
Mise au point insiste sur un caractère peu évoqué de la lutte des Lip (mais qui ne lui est pas réservé, comme le rappelait un ouvrier de Péchiney-Noguères au meeting Mutualité du 12 – 12-73) : l’isolement. Celui-ci a conduit les Lip à jouer un rôle de vedette, les autres ouvriers ne se sentant pas en mesure de réaliser ce qu’ils admiraient chez les Lip, l’unité, l’invention, la détermination. Isolement et vedettisation qui ont pesé sur l’évolution de la conscience des gens de Lip ; celle-ci aurait sans doute été bien différente si leur lutte avait été prise dans un mouvement plus vaste. Ajoutons ici : isolée, cette lutte l’a été d’abord par les conditions particulières à l’entreprise Lip ; elle l’a été également par ses caractéristiques propres, par les modes d’action déployés ; ensuite, par l’absence de luttes nombreuses et coordonnées entre elles sur le même type de problèmes (les choses ont un peu changé depuis lors tout au moins pour le nombre) ; enfin, par l’absence d’une solidarité concrète et généralisée en France, malgré des apparences contraires.
Pour compenser et combattre cet isolement, souligne Mise au Point, les ouvriers, surtout ceux qui étaient groupés dans le CA, ont imposé l’ouverture vers l’extérieur ; expliquant et décrivant les conditions et formes de leur lutte dans des meetings publics ou d’entreprises, en France et à l’étranger : la « popularisation », disait-on alors d’un terme un peu inquiétant, a paru à certains moments constituer l’essentiel de l’action retenue, parallèlement aux efforts de négociations. Cette lutte suscitait réellement intérêt et sympathie, en France et à l’étranger ; cela ne faisait pourtant pas encore une solidarité active et concrète, mais seulement spectaculaire et « politique ». Dans cette divulgation, comment discerner ce qui revient aux efforts des Lip eux-mêmes, à ceux de la presse ou des médias, aux organisateurs syndicaux et autres. Surtout, l’extérieur auquel les Lip voulurent s’adresser, qu’est-ce que c’est ? Il y a eu des contacts, plus ou moins fructueux ou faciles avec les sections syndicales d’autres entreprises. Mais, dit Mise au Point, le public « était plus souvent celui des masses
Ce problème de l’isolement est donc celui de la solidarité, tant évoquée, comme si elle allait de soi, et comme s’il suffisait d’en prononcer le nom pour que cela soit chose faite. Mise au Point montre bien que la seule phase où s’est manifestée une solidarité active et concrète, dans une relation réciproque, se place au moment où l’usine a été occupée par les C.R.S. — et comment les ouvriers descendus dans la rue pour les affronter se sont laissés ramener au calme par les deux syndicats. « Plus faible que l’obéissance aux syndicats », cette solidarité concrète a néanmoins existé et se différencie dès lors de toutes les déclarations, prises de positions, de toutes les formes d’action qui se sont présentées comme actes de solidarité sans parvenir à dissiper la confusion. soit parce que cette forme d’action était spectaculaire (comme la marche sur Besançon), soit parce que les conditions de mise en place restaient obscures et peu analysées (le meeting Mutualité du 12 décembre).
L’intention de Mise au Point est avant tout de montrer, sur le cas de Lip, comment une action, non seulement collective mais aussi autonome, dans la détermination des buts et des moyens, une action directe par conséquent, transforme la mentalité des travailleurs qui s’y engagent. Et comment elle peut être aussi l’indice des transformations déjà accomplies. On rappelle ainsi les atteintes collectives à la légalité, à la propriété bourgeoises, protégées d’ordinaire ne serait-ce que par la peur de la transgression entretenue par les syndicats ; ceux-ci ne pouvant sans se détruire eux-mêmes assumer ouvertement l’illégalité d’actions comme saisie de stocks, ventes sauvages, paies sauvages, etc. Mise au point analyse aussi longuement la nature et le rôle du Comité d’Action, forme qui au départ, ne résulte pas de magouilles syndicales ni de quelques initiatives individuelles, mais bien, comme les AG, les commissions, etc., de la participation massive des travailleurs à cette lutte (sans exprimer entièrement celle-ci, d’ailleurs). À propos du problème central des négociations — face à l’action autonome directe des travailleurs — on met en lumière le rôle conservateur et répressif des deux syndicats, opposé au rôle radical du CA. Quant à cette opposition, il faudrait sans doute voir, ou savoir, ce qu’il en est advenu, et en quels accords, tractations, etc., elle s’est résolue au profit de la C.F.D.T.
Mise au point ne dissimule certes pas que l’action autonome des travailleurs, leur participation massive, leur réunion dans le CA, etc., n’ont pas réussi à déposséder les syndicats ni de la direction des luttes ni de leur emprise sur les travailleurs — y compris les plus radicaux des membres du CA, qui renoncèrent en certains cas à exprimer leur position face à celles des syndicats.
Elles n’ont pas non plus réussi à faire prévaloir les objectifs liés à l’action autonome (développement de la force des travailleurs dans une lutte irréconciliable avec le système capitaliste) sur les objectifs syndicaux — et patronaux — de la négociation. Le maintien de la domination syndicale, et donc capitaliste, sur la mentalité des travailleurs, Mise au Point en donne une raison dernière : c’est le refus de la réflexion théorique sur l’action collective et ses conditions, qui empêche la constitution d’une ligne d’action plus cohérente et plus mobilisatrice. Ce refus laisse, une fois de plus, aux prétendus spécialistes, bonzes et experts syndicaux, le soin d’élaborer les données et de formuler les conclusions théoriques — et pratiques. Dans la lutte des Lip, la remise en cause de la division du travail, contestable ailleurs, n’est pas parvenue jusqu’à ce point : les travailleurs ayant renoncé à penser ensemble et par eux-mêmes.
Une fois cela dit, on se retrouve au même point, pour l’essentiel : pourquoi ici non plus ne va-t-on pas plus loin dans l’autonomie ? La question s’est seulement déplacée du niveau de l’action collective à celui de la réflexion ; question ancienne de l’emprise idéologique du système dans l’esprit des travailleurs, jusqu’au sein des luttes. Sur ce point, il n’est pas plus éclairant d’invoquer le refus de la réflexion théorique de la part des travailleurs que le prétendu « embourgeoisement » de la mentalité ouvrière. Voilà un problème qui reste encore à énoncer correctement. En tout cas il n’est pas sans inconvénient d’attribuer à la réflexion théorique, ou à son refus — en d’autres termes, à la conscience — un tel pouvoir, et de tels effets. Ce que montrent les luttes ouvrières, c’est que l’adhésion profonde, irréfléchie, inconsciente à l’ordre capitaliste, peut être ébranlée et remise en cause dans le cours des pratiques et mouvements collectifs de résistance, et que ceux-ci s’accomplissent en même temps au niveau inconscient, affectif (pas forcément individuel pour autant) et au niveau de la réflexion consciente. Il faut admettre que la réflexion théorique n’est pas la seule chose susceptible de « préparer », d’anticiper sur cette remise en cause : transgressions, pratiques de rupture de tous ordres pourraient n’être pas moins efficaces, à leur niveau, pour autant qu’elles ne restent pas circonscrites dans le champ individuel ou prétendu « marginal », et qu’elles puissent faire écho aux failles, aux contradictions, à l’angoisse inséparables du « mode de vie » capitaliste et de la mentalité qui le cimente.
C’est un peu ce qu’indique Mise au Point en constatant que la mentalité des travailleurs peut évoluer en rapport avec les luttes qu’ils mènent, cette évolution ayant dans chaque cas des limites repérables. Quant à ce qui déclenche ces luttes nouvelles et cette évolution, Mise au Point a tort de craindre le reproche de subjectivisme : il explique en effet que les Lip sont entrés dans l’action illégale, non par choix politique ou par marginalisme, mais bien « par nécessité de trouver les moyens de lutte dans un combat où ils défendaient finalement les conditions de vie d’ouvriers qualifiés » (p. 18).
Voilà qui évoque nettement la conception selon laquelle les ouvriers se battent quand ils y sont contraints, inventent des solutions nouvelles quand les anciennes ont montré leur inefficacité, et n’affrontent le système tout entier, face à face, classe contre classe, que quand ils sont le dos au mur, pour la lutte finale. Perspective déterministe et non subjectiviste, qui conduit à attendre, en scrutant l’horizon, les prémices de la crise générale. Car
- si c’est ainsi que cela doit se passer, alors patience : les travailleurs trouveront les solutions, les moyens dont ils auront besoin, quand ils y seront obligés ; et le capitalisme s’effondrera quand les exploités n’auront plus aucun moyen de survivre que de le détruire ensemble. Ce que contredisent entre autres deux guerres mondiales, où les exploités ont péri, et où le capitalisme a survécu ; et
- pourquoi évoquer le rôle de la réflexion et le poids des mentalités si c’est pour oublier que ce dernier peut empêcher les travailleurs en lutte de trouver les moyens et les formes dont ils ont besoin ?
Décrivant cette lutte avec ses hardiesses, ses hésitations et ses confusions, Mise au point y voit une « étape dans le long processus de liquidation de ce passé de défaite qui pèse sur l’action de la classe ouvrière. Mais comme chaque étape d’un nouveau mouvement ouvrier, elle constitue aussi une brèche dans le vieux monde ». Optique qui se veut encourageante, et qui risque pourtant de faire l’effet inverse : une étape, une de plus, rien de plus, sur un long chemin conduisant on ne sait où, on ne sait quand… Ce n’est sûrement pas ainsi que l’on vécu ceux qui l’ont fait ; et il resterait à comprendre pourquoi cette simple « étape » a suscité en tous lieux tant de réactions, de passions, d’illusions, pourquoi le nom de Lip est si évocateur.
« Lip et la contre-révolution autogestionnaire » — Négation nº 3 (ou : la contre-révolution partout…)
La brochure de Négation a le mérite d’être cohérente et méthodique : travers une grille théorique d’analyse énoncée dès le début, elle examine le conflit Lip sous tous ses aspects essentiels, soulève tous les problèmes qui ont été posés à son sujet, et propose une vue d’ensemble, en même temps qu’un jugement catégorique.
Elle souligne en outre, comme le font d’autres analyses, des traits qui apparaissent finalement, on en est bien d’accord, comme les plus importants, comme déterminants dans toute cette affaire : la position exceptionnelle de l’entreprise Lip, manufacture d’un autre âge, dans l’industrie moderne ; l’isolement des ouvriers de Lip dans l’ensemble du prolétariat, les ambiguïtés de l’opération « popularisation », les tentatives souvent réussies d’exploitation et de récupération sons couvert de « solidarité », les cheminements qui ont finalement imposés la solution Neuschwander, les pratiques syndicales, le rôle et la nature du CA, etc.
Quant au schéma d’analyse, il repose sur la distinction entre d’une part, le mouvement des ouvriers, luttant contre l’extraction de la plus-value absolue à l’époque de la domination seulement formelle du capital, opposant au capitaliste parasitaire la « conscience de producteur », la lutte pour la réduction du temps de travail et l’idée des coopératives ; d’autre part, à l’époque de la domination réelle du capital et de la force de travail non spécialisée, interchangeable, dont l’importance relative diminue dans la production, la lutte du prolétariat visant maintenant à la destruction radicale de la forme capitaliste (l’entreprise), du travail, etc. ; c’est aussi l’époque où les syndicats s’affirment comme gestionnaires de la force de travail, au niveau de l’entreprise dans l’immédiat, et potentiellement au niveau de la société tout entière.
Mais les contradictions propres à cette seconde phase entre forces productives et rapports de production doivent « amener la prise en charge de la contradiction par la force de travail elle-même, c’est-à-dire sa propre prise en charge. Cette autogestion est la conséquence de l’atomisation du prolétariat inscrite dans l’autonomie de l’entreprise (…) elle recouvre la nécessité d’un tel contrôle sur les prolétaires qu’il ne puisse plus s’exercer au premier chef que par eux-mêmes » (p. 16).
Dans ce cadre, le conflit. Lip est d’abord présenté comme celui d’une forme archaïque de production, la manufacture horlogère, dont les difficultés économiques n’expriment que la résistance du capital ancien au capital moderne (cf II, 1 : « une manufacture à l’époque de la domination réelle du capital ») ; il renvoie d’une part au « mouvement ouvrier » caractéristique d’une entreprise archaïque, d’autre part à la transformation de la force de travail en « capitaliste collectif », se prenant elle-même en charge, dans la tendance autogestionnaire du capitalisme moderne, forme la plus avancée de la contre-révolution. Que cela plaise ou non, la lutte des travailleurs de Lip appartient, pour Négation, soit à une époque dépassée, soit au mouvement contre-révolutionnaire.
Négation, en effet, reconnaissait bien à cette lutte un caractère à l’origine prolétarien (« la réaction prolétarienne initiale de défense du salaire » p. 28 et 24) ; mais, (dans une démarche en quelque sorte inverse de celle de Mise au Point), il voit s’y superposer progressivement, « aux différents stades de développement de l’action », soit « des caractères ouvriers archaïques » (remise en marche de la production voulant montrer « l’essentialité de l’acte productif des ouvriers », archaïsme évident puisque cet acte productif n’aurait aujourd’hui plus rien d’essentiel économiquement, comme l’a établi depuis quelque temps Négation…) — soit encore des « caractères gestionnaires modernes » (mise en vente des montres au prix et dans les formes (catalogues) qui sont celles du capital, attestant la « capacité gestionnaire des ouvriers »).
Et c’est quasiment malgré soi que Négation reconnaît que ces objectifs ouvriers et gestionnaires restent superficiels par rapport à l’objectif prolétarien (« la remise en route de la production a pour objectif superficiel — l’objectif profond étant la défense du salaire… » p. 28).
Il est vrai que même cet objectif « prolétarien » de défense du salaire peut lui-même être suspecté, aux yeux de Négation, d’intention contre-révolutionnaire : les ouvriers de Lip « voulaient que tout continue comme avant : le maintien du salaire nécessite le maintien du capital. « Le « non au démantèlement ; non aux licenciements » signifie la sauvegarde de l’entreprise, c’est-à-dire du capital » (p. 27) !
Quant au problème du C.A. (émanation de la C.F.D.T. pour Négation, p. 32), ce contenu de l’action (sauvegarde de l’entreprise) excluait que l’autonomie relative du C.A. exprimant, elle aussi, la prise en charge de la force de travail par elle-même, puisse aller jusqu’à la rupture avec le syndicat ; et la défaite était « inscrite dès le début ».
Tout voile dissipé par l’analyse de Négation, on a donc dans le conflit Lip un mouvement ouvrier d’un autre âge, et dans les organisations « autonomes » où en réalité la force de travail se prend elle-même en charge pour le profit du capital, la contre-révolution prolétarienne sous couvert de mouvement prolétarien. Face à cela, Négation oppose le mouvement prolétarien réel et « dominant » (le sabotage, l’absentéisme) promis à culminer dans la destruction de la valeur, du salariat, du travail, de l’entreprise, du marché, etc. (p. 40, 41).
On se bornera à quelques remarques critiques.
1. Adopter le principe selon lequel le développement du capital conduit la force de travail à se prendre en charge elle-même pour s’exploiter dans un rapport capitaliste permet de l’appliquer à toutes les expériences, tentatives ou formes d’organisation autonomes des travailleurs, et de les récuser comme contre-révolutionnaires puisque visant à maintenir consciemment ou non le rapport capitaliste ; il ne peut donc y avoir aucune action autonome des travailleurs comme tels ; restent seuls le Capital, abstraction machiavélique, et des travailleurs qui s’exploitent eux-mêmes, comme des zombies. Comités d’action, de grève, etc., à la poubelle de l’histoire !
De la même façon toute lutte pour les salaires, ainsi que pour les conditions du travail, pourra être interprétée comme potentiellement,
Cette perspective de Négation pousse le déterminisme économique à l’absolu, en ce qui concerne les attitudes des travailleurs : « ils l’ont fait sans choix préalable, et il est faux de prétendre qu’ils auraient pu opter pour des moyens plus radicaux » (p. 25), « la contrainte de remettre cet ensemble en mouvement par eux-mêmes » (p. 35), et même l’autonomie de l’action collective est entièrement déterminée : (…) « chaque fois qu’est contrainte une certaine autonomie de l’action ouvrière vis-à-vis des syndicats » (p. 33). Derrière ce déterminisme absolu, une force omniprésente : le Capital. Et c’est tout à fait par mégarde, en passant, que Négation mentionne le fait que les gens de Lip sont pour quelque chose, quand même, dans ce qui s’est passé (« le caractère exceptionnel de la situation qu’ils avaient eux-mêmes créée » p. 31).
2. Comme on le sait, Négation s’est donné pour tache de pourchasser et dénoncer la contre-révolution partout, soit dans le passé (pour mai 68, « il reste à montrer qu’à ce niveau le mouvement était aussi l’anticipation de certaines exigences contre-révolutionnaires de notre époque » p. 13) soit dans le présent ou dans l’avenir qu’il contient « potentiellement » — tâche d’autant plus importante que la crise finale, pour Négation, approche. Et le dernier chapitre de la brochure donne tout le détail de cette contre-révolution, comme si nous y étions.
Cette représentation de la contre-révolution universelle s’articule comme on l’a vu sur la contre-image d’un mouvement prolétarien dominant, essentiellement défini par le sabotage, par l’absentéisme et par etc., (et si on prenait au sérieux ce lieu commun idéologique qu’on trouve maintenant un peu partout, on se demanderait par quel tour de force l’entreprise capitaliste existe encore ! Ce « problème » était déjà discuté dans ICO, nº 121, 1973) ; elle s’appuie aussi sur l’évocation encore plus fumeuse, elle, de la destruction de l’entreprise du travail et de la valeur — sans que soit jamais évoqué, même vaguement, dans cet autre lieu commun des néo-bordighistes, où, quand, comment, sous quelle forme, par quelle action collective anticipatrice, ou par quelle désertion massive, cette destruction va s’accomplir et donner naissance à une autre société.
C’est pourtant guidé par cette contre-image, et par cette idée, que Négation, dans son analyse du conflit Lip, en ramène tous les aspects distinctifs (illégalité des actions, C.A., dynamisme, enthousiasme, participation, etc.) à ce qu’on pourrait y discerner d’archaïque, d’intégré, de contraint par les exigences du capital, et d’inconsciemment contre-révolutionnaire. (C’est en effet un des passe-temps des groupuscules que de prononcer des jugements sans appel désignant le contre-révolutionnaire le plus dangereux, généralement au sein même des groupuscules les plus proches). Comme si ce qui importait avant tout dans une lutte ouvrière qui contient nécessairement des « ambivalences », ce n’était pas de mettre au jour ce qu’elle manifeste éventuellement de nouveau, de libérateur, de moteur, de transgressif, à l’égard de l’ordre établi et des entraves extérieures et intériorisées ; comme s’il était infiniment urgent de souligner trois fois en quoi les contraintes du Capital (ou de l’Inconscient…) sont encore agissantes dans les actes et les paroles de ceux qu’il asservit quotidiennement : le type même du discours prétendument critique, avancé, intransigeant, « radical » — mais n’ouvrant en fait aucune perspective pour personne.
Et pour revenir à l’introduction de la brochure, quand ses auteurs déclarent : « dès que la lutte des ouvriers de Lip a adopté sa forme pour d’autres attractive, il nous paraissait clair que cette lutte, dans son contenu, n’était pas la nôtre » — sans que jamais dans le cours du texte, ce nous qui parle, prend ses distances, prononce un jugement, jamais dise qui il est, qui ils sont, d’où ils parlent, quelle insertion et quelles pratiques sociales leur donne cette capacité merveilleuse de démasquer le contre-révolutionnaire partout où il se cache — alors on a compris : c’est le prolétariat qui parle, soi-même !
Claude
Deux critiques radicales : « Critique du conflit Lip et tentative de dépassement » (Mouvement Communiste) — « Lip et la contre-révolution autogestionnaire » (Négation).
Partant du principe « qu’en dehors d’une période révolutionnaire, la classe ouvrière est surtout une fraction du capital dons les syndicats sont la représentation », le M.C. ne voit dans la grève de Lip qu’un conflit bien ordinaire (celui de toute entreprise qui dépose son bilan) pour la sauvegarde de l’emploi. C’est ce que Négation appelle la lutte pour le maintien du capital car vouloir sauvegarder l’emploi et le salaire, c’est vouloir le maintien du capital (à ce compte, il ne serait pas difficile d’assigner à toutes les luttes pour le salaire, depuis qu’il en existe, une signification contre-révolutionnaire).
Car Négation, lui, n’hésite pas, au contraire du M.C. qui se fait plus nuancé, à dire que c’est bien à un mouvement contre-révolutionnaire que nous avons à faire avec Lip. C’est pourtant bien Négation qui faisait l’apologie des pilleurs du Quartier Latin, ne voyant dans ces actions que l’aspect transgressif (sans employer le mot) de la lutte contre la « valeur ». Pas un mot alors sur l’aspect « contre-révolutionnaire », l’aspect intégrateur du « désir de consommation » ni de possibles provocations policières.
Tout est ici renversé dans le but de nous présenter un tout cohérent, sans faille, qui ne se discute pas.
Plus nuancé, le Mouvement Communiste reconnaît que la révolution communiste ne sera que le prolongement, le dépassement des mouvements sociaux actuels : « le communisme doit être relié à ce qui se passe actuellement ». Fort bien, mais Lip n’a pas l’air d’avoir été ce qui « se passe actuellement », en tout cas semble ne pas comporter d’éléments susceptibles de dépasser les mouvements sociaux actuels,
puisque Piaget n’est que le relayeur de Fred Lip et le C.A. le relayeur, qui n’a rien compris, de Piaget.
Encore une fois les travailleurs sont pris pour des automates, victimes du Kapital, qui ne comprennent rien, et qui surtout ne se transforment pas ni au cours d’un conflit, ni jamais.
On pourrait ajouter que c’est la raison pour laquelle il leur faut un parti qui synthétise les expériences de la classe ouvrière…
Bien sûr, ce n’est pas dit comme cela, mais c’est ce qu’on peut en conclure.
À force d’osciller entre une classe ouvrière qui, « spontanément », si on la laisse faire, détruira le capital, et une classe ouvrière qui n’est que le relais de ce même capital, on se demande où donc peut bien se situer l’action révolutionnaire ou l’action tout court.
Après une discussion
Ce texte a été écrit par un membre du groupe, après l’audition d’un enregistrement d’une discussion entre l’ensemble des camarades de La Lanterne Noire sur Lip et sur les différents commentaires parus à ce sujet (dont on peut lire certaines critiques dans ce numéro). Sans être un texte représentant l’ensemble du groupe (l’auteur y a plus insisté probablement sur ce qui lui semble important), il tient cependant très largement compte des différentes interventions qui ont eu lieu lors de cette discussion.
Nous avons remarqué que bien peu de textes, parmi ceux qui font une « critique radicale », se posent le problème de ce qu’auraient pu faire leurs auteurs s’ils avaient dans là même situation à LIP… ou ailleurs. Non pas qu’il s’agisse de poser le problème avec des « il aurait fallu faire ceci ou cela », mais plutôt de savoir si la situation des LIP est unique, ou bien si elle peut aussi permettre de comprendre ou d’aborder certaines difficultés dans lesquelles nous nous trouvons NOUS AUSSI.
Alors le problème de la solidarité peut s’éclairer d’une manière différente et se poser en des termes autres que de « soutien aux luttes du peuple » ou de simple « mise à la disposition de ceux qui luttent » comme ce fut plus ou moins notre cas à tous.
Le problème est de taille.
Qu’avons-nous de communs, nous, révolutionnaires par idéologie et par choix, mais aussi membres de ces couches moyennes dont on ne sait pas très bien quels sont leurs intérêts et leur but, avec des ouvriers qualifiés qui vivent encore à l’époque de la manufacture, et pour qui les gestes quotidiens du travail semblent encore avoir un sens ? Ces ouvriers, qui déclenchent un mouvement « quarantuitard » à l’ère des ordinateurs, pour découvrir qu’ils valent bien un patron pour faire tourner la boîte et qu’il est scandaleux qu’alors ce patron soit omnipotent, se mettent à « autogérer » sans qu’on leur demande rien. Quand de « vrais ouvriers » du temps présent se veulent efficaces quel que soit leur but, ils ont plutôt tendance à « endommager » sinon à détruire l’instrument de travail comme à Noguères, comme à l’ORTF quand il s’agit de vrais techniciens modernes, ou du moins ils ne se posent pas le problème de continuer seuls la production quand il s’agit de la sidérurgie, de la pétrochimie, ou même de l’automobile. L’ouvrier moderne ne peut pas envisager de faire repartir seul la production sans qu’il s’agisse d’un mouvement plus large, sans que la finalité de la production et de ses moyens d’échanges soient remis en question, CELA EST IMPOSSIBLE.
Qu’avons-nous de commun avec eux ? pas grand-chose à première vue, et pourtant…
Quand certains ouvriers de LIP, membres du comité d’action, nous disaient à propos de la partie armement militaire de l’usine : « cela représente un problème, mais on n’a pas le temps d’y réfléchir, il y a plus urgent », cela veut dire clairement que tout en étant contre l’armée (sinon alors pourquoi ces liaisons avec les paysans du Larzac), on est encore plus pour le maintien de l’emploi, c’est-à-dire pour la sécurité, pour être sûr de survivre matériellement ; si plus d’armée, plus de salaire ; alors mieux vaut ne pas se poser trop clairement un problème qui risque de ne pouvoir être résolu dans le cadre de ce conflit, et surtout seul !
Quand certains membres du C.A., les mêmes qui avaient tenté de poser le problème de la paye unique pour tous, ont décidé de s’écraser de peur d’être minoritaires, de perdre leur audience parmi les autres ouvriers, ils ont tout simplement renoncé face à la formidable pression de la réalité extérieure (le crédit avec ses traites, les habitudes…). Et pourtant ils étaient théoriquement tout autant que des révolutionnaires CONTRE LA HIÉRARCHIE DES SALAIRES.
Tout au plus, sur ces deux problèmes aurions-nous insisté un peu plus et un peu plus longtemps. Nous aurions aussi sûrement ajouté encore une ou deux petites choses : que fabriquer des montres, c’était fabriquer des instruments du capital pour découper la vie en tranches, pour contrôler le travail… qu’il était peut-être possible de fabriquer autre chose en transformant un peu les machines, etc. Nous aurions rajouté toutes ces choses et d’autres encore, importantes… comme l’ont certainement fait sans que le sachions réellement certains des LIP entre eux dans des discussions en groupes plus ou moins grands.
Mais voilà ! il y a la « réalité » de la lutte, le maintien de l’emploi. Et qu’on le veuille ou non il y a là un niveau de contradiction. Je pense que c’est précisément à ce niveau de contradiction que nous avons des points communs, que nous pouvons être réellement solidaires plus que lors des innombrables meetings où les LIP se sont rendus et où il n’a été en fait question que d’une pseudo-solidarité destinée à masquer l’absence d’une solidarité véritable (par ex. grève ou manifestation, ou toute forme d’engagement direct et non par procuration).
Quand nous sommes maîtres auxiliaires, c’est-à-dire le plus souvent sans emploi, nous gueulons pour trouver un poste ; avec ou sans syndicat, selon l’efficacité possible. Quand nous sommes professeurs et que l’un d’entre nous est viré, on gueule pour sa sa réintégration. Quand nous sommes employés dans une petite boîte où il va y avoir de compression de personne, on fait grève, puis on va chercher du boulot ailleurs si cela n’a rien donné. Où et quand sont posés alors les problèmes de la finalité de l’école, du bureau d’assurance ou de la boîte où on travaille ? À côté, à d’autres moments jamais, ou presque, quand il y a un conflit sur le problème de l’emploi.
Le fait est qu’on ne peut être radical de l’extérieur, et que sans salaire, pas de vie, pas de contestation, sinon stérile.
On a bien souvent l’impression lorsqu’on est « anti-syndicaliste », de mener des luttes en-dehors des syndicats ; et pourtant on ne se rend pas compte que le syndicalisme, même révolutionnaire, ce n’est pas seulement une affaire de structure, d’encadrement, d’organisation, c’est aussi un contenu, c’est autant ce que l’on demande que la façon de le demander, Le problème est que les syndicats ne sont plus efficaces, alors on fait À CÔTÉ et contre eux ce qu’en d’autres temps ils auraient très bien pu faire : actions plus violentes, plus minoritaires, plus efficaces, et plus autonomes aussi, plus près de l’engagement à la base et non bureaucratiques.
On est très souvent plus anachronique dans nos luttes que réellement anti-syndicaliste.
L’idéologie et la compréhension plus ou moins claire des éléments de répression ne donne pas forcément de recettes quant à la pratique.
La mise à jour de cette contradiction, chez nous autant qu’à Lip, est le point de départ d’un dépassement de l’éternel conflit entre réformisme et révolution. On a souvent répondu à cette question en affirmant que les périodes révolutionnaires, insurrectionnelles, étaient précisément ce dépassement en acte à un moment où le « réformisme » n’avait plus de sens puisque concrètement était envisageable un changement radical des rapports sociaux. Malheureusement cela me semble peu probable, car alors, encore et toujours, se posent de nouveaux problèmes qui peuvent se résoudre de manière différente suivant que l’on veut « risquer tout » pour aller encore plus loin, ou consolider ce que l’on pense avoir conquis.
Ce problème se pose à nous comme travailleurs.
Il en est un autre qui se pose à nous en tant que militant. On a pu observer qu’après Lip, un certain nombre de luttes ont voulu utiliser les mêmes moyens de lutte, à savoir continuer à produire et à écouler soi-même les marchandises. En France, en Angleterre, au Portugal. Les objectifs avaient beau ne pas être les mêmes, les situations avaient beau être différentes, les moyens se ressemblaient. Pourquoi et comment ?
Est-ce à cause de l’« exemplarité » d’une action originale, ou bien parce que les travailleurs, à un moment donné, retrouvent directement des techniques liées à la situation du moment ? Les Lip se sont-ils rappelés « l’autogestion » des tramways au Portugal en 1970, les chantiers de la Clyde en Angleterre en 1971 ?
Cela est peu probable. Par contre ce qui l’est plus, c’est que les ouvriers portugais, après le coup d’État, eux, avaient entendu parler vaguement de l’expérience de Lip, comme ceux de Cerizay et d’ailleurs pendant le conflit. L’information a donc son importance, pourvu qu’elle colle plus ou moins à la période, aux possibilités et au désir potentiel des travailleurs. Mais comment le savoir à l’avance ? Cela relève-t-il d’une analyse scientifique de la situation ou d’un empirisme plus ou moins réaliste basé sur quelques observations ? La deuxième solution me paraît la plus probable… empiriquement.
Le problème est d’importance dans la mesure où l’une des rares choses que nous puissions faire c’est un travail de diffusion et d’information ; sert-il à quelque chose ? Et même en y répondant affirmativement, ce qu’il nous est difficile de ne pas faire, qui donne l’information et qui la reçoit ?
Des spécialistes de la politique ou bien des ouvriers eux-mémes ? À Lip, par exemple il est clair que des ouvriers de l’usine eux-mêmes se sont déplacés pour faire de l’information, et cela est relativement nouveau dans l’histoire du mouvement ouvrier français, bien qu’annoncé dans des conflits comme Pennaroya ou Girostel. Mais rien n’est encore résolu, car dans la mesure où la disposition de l’information est l’un des processus-clé de la reconstitution de tous les pouvoirs, on peut se demander si le nombre relativement restreint d’ouvriers qui circulaient n’était pas l’amorce d’une autre bureaucratie que celle, syndicale ou politique, existante. Nous l’avons dit, les syndicats ne jouent plus le rôle attendu dans les cas de conflits particulièrement aigus ; n’est-il pas alors naturel que tentent de se reconstituer des structures et des forces tendant à remplir ce vide, à l’aide des moyens du bord, c’est-à-dire l’information et les possibilités du voyager, de parler…
D’autant plus que ceux qui reçoivent ces messages, sont la plupart du temps soit des spécialistes de la politique, soit des ouvriers triés sur le volet, par les syndicats ou les groupements.
Et pourtant une partie de l’information passe ; mais autant par les médias traditionnels (radio, télévision, cinéma) que par des circuits « autogérés ». Or finalement, les médias traditionnels fonctionnent souvent à peu près comme ceux que nous sommes censés privilégier (information directe et à la base). En effet, pourquoi Lip et pas autre chose, Noguère, les P et T, les grèves du Portugal, etc. ?
Pourquoi Lip est-il apparu comme exemplaire, nouveau, important ? D’abord à cause des gens de Lip eux-mêmes qui ont pris eux-mêmes en partie en charge l’information, qui se sont largement ouverts à l’extérieur, qui ont même ouvert leur usine, qui en plus avaient en leur sein, un petit noyau de « travailleurs militants » qui n’étaient pas nés d’hier.
Parce que ce fameux moyen d’action résonnait bien dans le contexte politique du moment ; tous pouvaient y retrouver leurs petits : les modernistes de la C.F.D.T. et leur autogestion, les gauchistes et leur autogestion, les ultragauchistes et leur critique de l’autogestion. Il y en avait pour tous les goûts d’autant que chacun pouvait se sentir légitimé à parler sur le sujet étant donné la facilité qu’il pouvait y avoir de croire pouvoir s’appuyer sur un semblant de base grâce à l’ouverture décrite plus haut. D’une certaine manière donc les Lip ont facilité le racket ; mais pouvait-il en être autrement ? LIP donnait l’image d’une classe ouvrière triomphante, « jamais battue », qui correspond très exactement aux désirs et aux analyses des gauchistes. Quoi de plus logique alors qu’ils se soient précipités sur un événement qu’ils n’avaient pas créé pour s’y alimenter (et nous aussi d’une certaine manière quoique plus tardivement). C’est bien souvent leur fonction que celle du parasitage !
On peut remarquer cependant que la grève des OS, plus directement liée à la critique du travail, n’a pas eu la même faveur, même de la part de ceux qui en sont les spécialistes. Critique du travail, menée en plus par des immigrés, ce combat ne pouvait trouver les appuis (sinon la solidarité dont on a noté l’absence) qu’ont pu trouver les Lip.
Lip a été un conflit gâté. Certains prétendent qu’il fut gâté même de la part des autorités qui auraient pu réduire ce conflit si elles avaient eu une quelconque nécessité à le faire. Cela me parait un peu forcé mais mérite quand même d’y réfléchir, car si l’on ne veut pas faire du capital une entité omnipotente, qui comprend et sait tout, on ne peut pas non plus penser que tout lui échappe ; même dans un conflit qui dure plus d’un an !
Pour conclure, après que chacun ait essayé de définir ce qui fut révolutionnaire ou contre-révolutionnaire dans le conflit Lip, demandons-nous quel sens cela a‑t-il de raisonner de cette manière ?
Ceux qui insistent sur le caractère contre-révolutionnaire le font en rapport à l’absence de remise en cause de travail et de ses objectifs (Négation, le Mouvement communiste) ; mais on pourrait très bien dire que sont révolutionnaires aussi les attitudes et les activités collectives qui vont dans le sens d’une autonomie et d’un renforcement de cette autonomie (Mise au Point)…
À condition que d’une manière ou d’une autre cette autonomie s’exerce aussi face au mode de production, pourrions-nous ajouter.
Martin
Une brochure doit paraître prochainement, contenant des informations détaillées sur les aspects les plus importants du conflit Lip et de l’organisation des travailleurs, replaçant leur lutte dans un cadre d’interprétation plus général.
Pour l’obtenir, s’adresser à Henri Simon, 34, rue St-Sébastien, 75011 Paris.