La Presse Anarchiste

La Ruche

[( Il a paru récem­ment en Angle­terre (chez John Lane, Londres et New-York) un roman inti­tu­lé ANYMOON, par Horace Blea­ck­ley. C’est plu­tôt une thèse qu’un roman, puisque son auteur tend à prou­ver que les théo­ries socia­listes ne peuvent abou­tir qu’à un échec désas­treux. En effet, après toutes sortes de péri­pé­ties ― pré­pon­dé­rance d’un fémi­nisme quelque peu cari­ca­tu­ral, avè­ne­ment d’un bol­che­visme qui l’est tout autant — le roi finit par être appe­lé, avec le plein assen­ti­ment d’A­ny­moon, lea­der socia­liste qui semble être une réplique de Mac­do­nald. Nous ne vou­lons pas exa­mi­ner ou dis­cu­ter à fond la théo­rie de M. Horace Blea­ck­ley ; nous ne nous pro­po­sons pas d’ailleurs de faire une cri­tique de son livre. Nous nous conten­te­rons de tra­duire. un cha­pitre de son roman qui pré­tend démon­trer ce que pour­rait être une socié­té humaine où le socia­lisme inté­gral serait pous­sé jus­qu’à ses ultimes consé­quences. Any­moon, en proie à une attaque de fièvre typhoïde, fait un rêve et au cours de ce rêve est pré­ci­pi­té au milieu d’un ordre social trans­for­mé du tout au tout. Le pro­cé­dé n’est pas neuf, par plus que n’est fon­ciè­re­ment ori­gi­nale l’U­to­pie où l’on nous intro­duit. Ce cau­che­mar n’im­pulse pas moins à la réflexion. — E. A.)]

I

Tout le long de ce qui lui parut une nuit angois­sante, inter­mi­nable, Any­moon s’a­gi­ta sur son lit, son som­meil fié­vreux inter­rom­pu par de longs inter­valles d’in­quiète insom­nie. Pen­dant de longues, longues heures, il oscil­la entre la conscience et l’in­cons­cience, aus­si inca­pable de se sen­tir com­plè­te­ment éveillé que de s’en­se­ve­lir dans l’a­néan­tis­se­ment du repos. Son cer­veau était en feu, il lui était impos­sible de sou­le­ver sa tète de l’o­reiller. Fina­le­ment, la nature vint à son secours : épui­sé, il tom­ba clans un pesant sommeil.

Il était encore nuit noire lors­qu’il se réveilla en sur­saut. Il se sen­tait mer­veilleu­se­ment dis­pos et eut immé­dia­te­ment conscience que la fièvre l’a­vait quit­té. Éten­dant la main, ses doigts ren­con­trèrent le com­mu­ta­teur vis­sé sur le mur, à son che­vet. Machi­na­le­ment, il le tour­na. Le réveil-matin pla­cé sur la che­mi­née indi­quait deux heures. La pen­sée lui vint alors qu’il avait dû dor­mir une jour­née entière.

Reje­tant les cou­ver­tures, il sau­ta du lit, jetant les yeux autour de lui. Ce qui l’en­tou­rait lui était tota­le­ment étran­ger. Les objets qui lui étaient fami­liers avaient dis­pa­ru, et il s’a­per­çut avec stu­pé­fac­tion qu’il ne se trou­vait pas dans sa chambre à cou­cher. La pièce où il venait de s’é­veiller était petite, à peine meu­blée ; ses parois étaient blan­chies à la chaux et le par­quet cou­vert de lino­léum s’or­nait d’une simple des­cente de lit. Sur une chaise en sapin, tout près du lit de camp où il avait dor­mi, étaient pliés les vête­ments qu’il por­tait le soir pré­cé­dent. Sauf ces vête­ments, rien de ce qui se trou­vait dans la chambre ne sem­blait lui appartenir.
[…]

Chose étrange, ni sa femme ni ses enfants ne le pré­oc­cu­paient. Il ne pen­sait pas à eux. Une influence extra­or­di­naire et occulte sem­blait. avoir obnu­bi­lé ses sens. Il ne se sou­ve­nait que de ce qui le concer­nait per­son­nel­le­ment et de sa fonc­tion. Rien ne l’in­té­res­sait plus que l’État.

Aus­si­tôt habillé, il ouvrit la porte de sa chambre et se trou­va dans le cor­ri­dor. Celui-ci était éclai­ré dans toute sa lon­gueur par une vive lumière, dont la source se trou­vait dis­si­mu­lée der­rière une épaisse plaque de verre opaque, de cou­leur verte, fixée à mi-che­min dans le pla­fond. Il des­cen­dit un roide esca­lier de pierre, comp­ta quatre cor­ri­dors sem­blables, sur les­quels ouvraient, à droite et à gauche, d’in­nom­brables portes, et se trou­va au rez-de-chaus­sée. Il n’y avait per­sonne dans le majes­tueux ves­ti­bule ; il fran­chit le porche sans ren­con­trer âme qui vive et se trou­va de plain-pied sur la place.

L’air noc­turne était chaud. Sans aucun doute, c’é­tait l’é­té ou le début de l’au­tomne. Les lam­pa­daires éle­vés, aux globes verts trans­lu­cides, éclai­raient tous les objets se trou­vant dans le rayon de leur por­tée lumi­neuse, aus­si net­te­ment que s’il avait fait jour, Bor­dant la chaus­sée — et aus­si loin que l’oeil pou­vait voir — s’é­ten­dait un immense bâti­ment, à appa­rence de caserne, dont la base était occu­pée, à perte de vue, par une haute gale­rie couverte.

Comme il hési­tait sur la direc­tion à prendre, il vit une per­sonne s’a­van­çant à sa rencontre.

II

C’é­tait un être curieux, vrai­sem­bla­ble­ment un étran­ger, vêtu d’une blouse lâche et flot­tante qui lui des­cen­dait jus­qu’aux genoux, puis d’un pan­ta­lon bouf­fant dis­pa­rais­sant dans des bot­tines mon­tant jus­qu’au gras du mol­let ; ces bot­tines devaient être munies d’une épaisse semelle de feutre, car elles ne fai­saient aucun bruit en frap­pant les dalles de pierre. Pour ce qui est de l’é­toffe du cos­tume, elle avait l’ap­pa­rence de serge mince et gros­sière, de cou­leur indi­go clair. À pre­mière vue, on aurait dit un Chi­nois, et cette res­sem­blance s’ac­cen­tuait du fait de la coif­fure, une cas­quette noire et ronde, d’où s’é­chap­pait une tresse blonde tom­bant sur les épaules.

Any­moon s’a­van­ça vive­ment pour inter­pel­ler l’étranger. 

― Bon­soir ! dit-il pour entrer en conver­sa­tion, se deman­dant si cette per­sonne allait le comprendre.

Der­rière une paire de lunettes, deux yeux bleus éteints le regar­dèrent stupidement.

J’ai per­du mon che­min. pour­sui­vit Any­moon, impa­tien­té. Com­ment pour­rais-je me rendre à Saint-James Palace ?

L’é­tran­ger le consi­dé­ra len­te­ment de la tête aux pieds, éton­né sans doute — comme l’i­ma­gi­nait Any­moon — par son haut de forme gris et son pardessus.

– Je l’i­gnore, répon­dit l’in­ter­pel­lé d’une voix faible, inconsistante.

– Vous n’êtes pas du pays conti­nua Anymoon.

– Je sup­pose que c’est vous, répon­dit l’étranger.

– Mais enfin, qui êtes-vous ?

– L’é­tran­ger bran­la la tête. Any­moon se recu­la d’un pas ou deux, de manière à se trou­ver en pleine lumière, puis enle­va son haut de forme.

– Me reconnaissez-vous ?

L’é­tran­ger secoua de nou­veau la tète. Le Pré­sident recu­la d’un autre pas, involontairement.

– Et c’est cela la renom­mée ! mur­mu­ra-t-il… Et il se sen­tit comme un élan­ce­ment à tra­vers son cœur.

– Est-il pos­sible qu’ils m’aient si tôt oublié ?

– Les yeux mornes, indif­fé­rents, conti­nuaient à l’ob­ser­ver à tra­vers les verres des lunettes.

– J’ai vu tout de suite que vous n’é­tiez pas du pays, dit tran­quille­ment leur pos­ses­seur ; vous par­lez trop.

– Est-ce que vous ne par­lez jamais ? répar­tit Any­moon, intrigué.

(à suivre)

Horace Blea­ck­ley (adap­té de l’an­glais par E. Armand)

La Presse Anarchiste