I
Si des événements mouvementés dans le monde socialiste et ouvrier de tous les pays que nous avons vus se passer depuis 1917, un enseignement se dégage, c’est bien celui-ci :que toute réalisation du socialisme sans la liberté est impossible. Tout organisme viable a besoin d’un milieu qui lui permette de respirer, de se développer, de s’épanouir, et cette sphère qui l’entoure, c’est la liberté ; sans elle, il y a immobilité et la mort. Toute classe sociale, si puissante qu’elle fût par son accaparement de richesses sociales qui appartiennent à tous, a toujours compris cela ; les usurpateurs féodaux de la terre, les maîtres des serfs étaient eux-mêmes en lutte constante contre les rois et l’État centralisateur pour maintenir, sinon étendre, leur autonomie ; la bourgeoisie naissante du moyen-âge, les citoyens des villes libres, asservissant leurs ouvriers artisans, défendaient en beaux diables leur vie communale assez indépendante contre l’État et contre le féodalisme, et la bourgeoisie adolescente et adulte, du sixième siècle à nos jours, à travers les luttes d’émancipation en Hollande, en Angleterre, en Amérique, en France, et, au dix-neuvième siècle, absolument partout, tout en créent un système raffiné d’ exploitation ouvrière, a su se procurer ce milieu de liberté dont elle jouit aujourd’hui et qui, par ses intérêts bourgeois, est exactement ce qu’il lui faut. Il serait donc contre nature si la classe ouvrière seule voulait et pouvait vivre sans liberté, si un jour elle se décidait à s’émanciper socialement en refusant d’être exploitée plus longtemps.
Si, en adultérant la teneur de ces faits historiques, on lui dit que toutes ces autres classes ont exercé une dictature et l’exercent encore, on trompe le peuple de notre temps ; car jamais on a exercé une dictature sur la bourgeoisie, comme le socialisme autoritaire tel qu’il se manifeste en Russie en exerce une dictature sur les ouvriers. Mais cet épisode passera aussi et on reviendra à la liberté.
Il a cependant fallu beaucoup de temps, beaucoup d’efforts à faire reconnaître ce rôle bienfaisant de la liberté et il fallait et il faut débarrasser celle-ci de ses déviations et travestissements. Ainsi, dans les temps primitifs, il y avait bien cet entr’aide qui nous vient de l’animalité, mais autant le sentiment du plus fort qui n’en avait pas besoin et s’élevait au-dessus de ses pairs, que celui du libertaire primitif, qui se sentait entravé par la collectivité, ont ébranlé ce système et ont mis au monde pour ces personnes-là une liberté bien malsaine que les mots tyrannie, l’arbitraire égoïsme décrivent bien mieux. Les individus primitifs qui, par une de ces raisons, se séparaient de la collectivité de l’entr’aide, s’ils étaient assez forts pour survivre et s’imposer, étaient naturellement les ennemis de cette collectivité qu’ils venaient de trahir, et, de cette manière, il y eut cette rupture entre le sentiment collectiviste et le sentiment d’une vie en dehors de la collectivité, qui dure encore. Celui qui sortait de la masse la méprisait, l’opprimait, et la masse, à son tour, serrait ses rangs, restait ensemble dans son asservissement, et le reste encore, et elle se méfie de la liberté qu’elle n’a encore jamais connue et qu’elle ne voit pratiquée, dans leur propre intérêt exclusif, que par ses exploiteurs et ses maîtres.
Cette méfiance a empêché de tout temps qu’entre solidarité et liberté s’établisse ce contact intime, inséparable et infiniment nuancé qui constitue la vie libre ou ce qu’on appelle l’anarchie. Un très grand nombre d’hommes ne désireraient pas mieux que de le pratiquer, et il se pratique en effet dans toute famille bien constituée et en divers degrés, dans les mille associations d’éléments aptes à coopérer que la vie réelle produit partout ; mais on croit toujours que la plupart des autres ne sont pas à la même hauteur morale et abuseraient de la liberté. On sait surtout par l’expérience que tout ce qui a rapport à la chose publique, aux autres communes, tombe d’habitude entre les mains des ambitieux et des intéressés, et la vie libre reste donc restreinte à la vie privée et aux petits groupements.
En remontant aux temps les plus reculés, le progrès s’est fait certainement par l’œuvre des mieux disposés, favorisés par ce que la collectivité leur a prodigué d’expérience et d’intelligence. Mais, en possession de force ou d’intelligence supérieure, ou bien ils se sont fait dominateurs et exploiteurs par leur force brutale, ou ils ont abusé de leur intelligence pour se créer une exploitation facile de l’ignorance des masses en se faisant prêtres qui éternisaient les superstitions traditionnelles au lieu de détromper les ignorants, ou bien ces hommes ont conservé la solidarité avec la masse, tout en la dépassant en intelligence : ce sont les inventeurs qui ont peu à peu perfectionné la vie personnelle et sociale de tout le monde, et les hommes de science qui, sans toujours inventer eux-mêmes, ont mis les bases de cet ensemble de connaissances qui facilite la découverte et la réalisation de progrès ultérieurs. Ces deux groupes d’hommes, dominateurs et prêtres et inventeurs et savants, étaient des ennemis nés ; car les premiers perpétuaient un état de choses ou une fiction qui étaient à leur avantage et les défendaient contre tout progrès, tandis que les derniers savaient par la pratique que le progrès ne supporte pas d’entrave, que la science ne stationne jamais et marche toujours en avant et que la liberté est leur élément de vie.
Autorité et liberté étaient ainsi nées du sein de l’ancienne collectivité et pour longtemps la force brute de l’autorité, terrorisant les masses physiquement et les hébétant intellectuellement, l’a emporté sur la liberté. Changer cela, faire triompher la liberté, ce sera l’œuvre définitive de l’anarchie, mais on comprend qu’un nombre infini d’efforts épars et partiels aura également contribué à cette œuvre et l’aura préparée.
Il serait, en effet, naïf d’espérer de jamais réaliser une chose si elle n’est pas sérieusement préparée, et ainsi, l’histoire de l’anarchie ne date pas seulement du temps où la propagande devint plus fréquente et fut organisée, au dix-neuvième siècle, mais elle date des premiers progrès humains, dans les ténèbres des temps, — tout comme le socialisme, le besoin de justice sociale ne date pas des derniers siècles seulement, mais de cet entraide, de cette vie collective qui remonte à ce qu’on peut appeler l’époque purement animale de l’homme : ce qui l’a fait sortir de cette animalité, ce qui l’a rendu ce qu’on appelle homme, ce fut déjà l’œuvre du progrès sur une base de liberté, d’anarchie.
L’anarchie est donc, pour m’exprimer ainsi, de vieille souche, de bonne origine, et quand on se rend compte quels furent les obstacles mis au développement de la science et des plus primitives libertés humaines, on ne s’étonnera pas qu’une synthèse anarchiste, un mouvement organisé, une propagande n’aient pas été faits dans les siècles plus anciens. On sait que la science elle-même ne devint libre, tant des entraves étatistes et religieuses que de ses propres préjugés et méthodes défectueuses, que vers la fin du dix-huitième siècle et qu’elle s’établit sur des bases vraiment solides et avança désormais à pas de géant qu’au dix-neuvième siècle. On se rappelle aussi que le peu qui a déjà fait sortir les hommes de leur esclavage séculaire, la liberté personnelle (très relative encore, sans doute), la vie privée qui forme les groupes libres de familles, etc., que tout cela ne date également que d’à peu près la même époque — et sur ces deux positions acquises l’élaboration de l’anarchie comme système social complet s’est assez vite faite, au même temps encore.
Avant, l’idée fut entrevue quelquefois et s’est réalisée en partie, soit par la vie des hommes indépendants de tous les âges. qui s’abstenaient de l’autorité, voulant « ni donner, ni recevoir des lois » et rêvant du « fais ce que tu veux », pour ne citer que les deux formules anarchistes concises de Diderot et de Rabelais, — soit par des groupes de révoltés à outrance qu’on trouve en isolés ou lors des commotions sociales plus générales dans tous les coins et recoins de l’histoire.
La tradition est une source très précaire et l’histoire officielle l’est encore plus ; l’une et l’autre ont été influencées au plus haut degré par les maîtres du jour, autorités politiques et spirituelles, État et Église. À quel immense degré, par exemple, les sources grecques, latines et orientales, presque les seules anciennes dont dispose l’histoire, n’ont-elles pas supprimé ou dénaturé l’histoire, la vie sociale, les langues, etc., de tous les autres peuples de leur temps qu’on appelait « barbares » et tout était dit ! Soyons sûrs qu’au même degré, ou plus encore, on a toujours effacé la mémoire des esprits et acteurs libertaires, ou bien il faut encore les dégager des travestissements dont l’ignorance ou la mauvaise volonté les affuble. La littérature socialiste, les utopies des Phaleas, Hippodamos et autres, étaient sans doute assez grandes ; à peine la République de Platon et les scurrilités antisocialistes d’Aristophane nous sont conservées. On trouve des idées anarchistes chez le philosophe Zénon. Il y a dû y en avoir, parmi les premiers chrétiens et encore plus parmi les hérétiques multiples qui furent vite dégoûtés par le christianisme officiel, et probablement aussi parmi les derniers païens qui virent sombrer leur vie intellectuelle et artistique sous les coups du bolchevisme chrétien. La transmission de la science proscrite à travers les siècles noirs du premier moyen-âge fut un acte antiautoritaire par excellence qui a dû passionner les esprits libres. Dès qu’une vie populaire se formait de nouveau dans les cités, les artisans ouvriers se coalisaient, eux aussi, et, sans connaître leurs noms, on peut dire avec probabilité que ce milieu qui réclamait la justice sociale et l’émancipation des liens autoritaires a dû produire en maints endroits une minorité de libertaires. D’autres larges groupes du peuple, hommes et femmes, se plaçant alors résolument en dehors de la société de leur temps, se créant une vie libre à eux, souvent inspirés par une croyance appelée hérétique et qui avait un fond social que les historiens ont toujours eu soin de nous cacher le plus possible ; certains, appelés « Frères et Sœurs du Libre Esprit », passent pour négateurs de l’autorité religieuse et étatiste par excellente et, inutile de le dire, furent égorgés où on les trouvait. Au quatorzième siècle, en Bohème, il y eut le Tolstoï de cette époque, P. Chelcicky, qui avait de nombreux adhérents parmi lesquels ses idées s’affaiblissaient au cours des générations.
L’abbaye de Thélème de Rabelais, quoique sans base économique sérieuse, quelques idées d’un livre de A. F. Doni, publié en 1562, à Venise ; d’un autre de Gabriel de Foigny, en 1676, même les paysans de la Bélique du Télémaque sont des visions libertaires et le bon Huron, le Sauvage de Tahiti, l’Élève de la Nature (par Beaurieu) et bien d’autres sujets favoris ou livres très répandue du dix-huitième siècle témoignent du désir de sortir du milieu oppressif et gangrené de l’époque vers un monde nouveau qui ne fut pas dans les exemples cités un monde socialiste avec de nouveaux gouvernements méticuleusement excogités, mais qui fut avant tout un monde libre.
L’idée de la vraie liberté fut aussi exprimée dans la littérature d’actualité de ces siècles, notamment d’une manière mémorable dans De la Servitude volontaire ou le Contr’un d’Étienne de la Boëtie (1548), pamphlet dont le seul titre donne lieu à réfléchir sérieusement sur la base des maux dont nous souffrons encore, cette soumission, malgré toutes les considérations économiques en grande partie volontaire, ce joug que le peuple pourrait briser d’un élan spontané. D’autres pamphlets peuvent cacher des vérités pareilles, mais n’ont pas été tirés par des recherches de leur oubli ; un ouvrage d’un bénédictin, Dom Deschamps, dix-huitième siècle, est même resté en manuscrit jusqu’en 1865. Mais Diderot, par le fameux Supplément au Voyage de Bougainville et les Elenthéromanes, etc., est bien connu comme penseur des plus libertaires de son époque. La Révolution anglaise du dix-septième siècle, la littérature allemande du dix-huitième, etc., ont produit également des penseurs et des hommes de propagande et d’action libertaires.
La fin de cette époque qui précède l’âge industriel moderne a produit Sylvain Maréchal, avec son Age d’or .(1782), Livre échappé au déluge (1784), etc., le créateur de l’anarchisme pastoral, lien esthétique entre les bergers de Watteau et la Révolution française qui grondait déjà ; il a aussi, comme tant d’autres dans ce siècle éclairé, hautement proclamé l’athéisme (Dictionnaire des Athées).
Mais la Révolution française, bientôt nettement bolcheviste, et s’acheminant vers la dictature qui n’était qu’à prendre et que Bonaparte prit, inaugura une ère d’autorité qui n’est pas encore finie : elle croyait pouvoir réaliser le justice sociale plus vite par l’autorité que par la liberté ; elle ne l’a pas réalisé du tout et nous avons encore aujourd’hui, treize ans plus tard, la grande lutte pour la synthèse de justice sociale et de liberté, qui est l’anarchie, devant nous.
Max Nettlau
(à suivre)