La Presse Anarchiste

L’anarchisme comme mouvement social historique

Exposé de la question

Une revue espa­gnole com­men­ça une enquête sur cette ques­tion : « Les cir­cons­tances ou les ensei­gne­ments his­to­riques ont-ils appor­té quelques modi­fi­ca­tions ou quelque apport nou­veau à l’en­semble des théo­ries com­po­sant le com­mu­nisme anar­chiste ? » L’un de ceux qui répon­dirent fut Net­tlau qui dans ses consi­dé­ra­tions arri­vait à conclure que rien de nou­veau ne fut appor­té et qu’il n’y eut aucune modi­fi­ca­tion dans les idées anar­chistes mêmes, mais seule­ment dans les concep­tions trop étroites, trop rou­ti­nières ou trop sta­tion­naires de ces idées.

Le mal que l’on pour­rait consta­ter ne réside donc pas dans l’in­suf­fi­sance des idées anar­chistes elles-mêmes, mais dans les fausse inter­pré­ta­tions que donnent de ces idées les men­ta­li­tés étroites et sec­taires : Dans « Pen­sie­ro et volun­ta », le vieux Mer­li­no exprime éga­le­ment l’es­poir de voir sou­mettre nos idées à une com­plète révision.

Lorsque se pro­dui­sit la Révo­lu­tion russe, le suc­cès bol­che­viste eut un effet de fas­ci­na­tion presque uni­ver­selle. Une par­tie des cama­rades com­men­cèrent à pro­cla­mer la néces­si­té de révi­ser nos idées, sou­te­nant que l’a­nar­chisme était inca­pable de don­ner une solu­tion aux larges pro­blèmes du moment et que s’il n’en­tre­pre­nait pas la modi­fi­ca­tion de ses points de vue, il se condam­nait lui-même au sui­cide et à l’impuissance.

Cette fièvre révi­sion­niste n’é­tait en réa­li­té qu’un désir de s’a­dap­ter aux idées et aux méthodes qui triom­phaient alors en appa­rence. Cette révi­sion avait-elle pour objet d’har­mo­ni­ser l’in­tran­si­geance liber­taire avec les méthodes auto­ri­taires qui s’im­po­saient à ce moment ? Nous pou­vons répondre que ceux qui prê­chaient, il y a quatre ou cinq années, cette révi­sion des idées, sont encore avec nous dans la lutte pour la liber­té humaine.

Avant la Révo­lu­tion russe, lors­qu’é­cla­ta la guerre mon­diale, n’a­vions-nous pas déjà enten­du cla­mé l’urgent besoin de révi­ser les doc­trines anar­chistes, afin de leur don­ner l’é­las­ti­ci­té néces­saire pour les rendre har­mo­ni­sables et adap­tables aux séduc­tions patrio­tiques et aux men­songes nationalistes ?

Il nous faut cepen­dant recon­naître qu’il y a deux sortes de pré­di­ca­teurs du révi­sion­nisme de nos idées : les pre­miers pré­tendent tirer de ces révi­sions la jus­ti­fi­ca­tion de leurs dévia­tions ou trans­gres­sions plus ou moins liber­taires ; les autres, trou­blés par les faits ou par cer­taines contra­dic­tions phi­lo­so­phiques, dési­re­raient poser les pos­tu­lats de nos idées sur des bases plus solides. Nous pou­vons citer comme exemple un de nos amis qui sou­tient, la faillite du kro­pot­ki­nisme parce qu’il est basé sur les connais­sances scien­ti­fiques d’une cer­taine période et il consi­dère, en consé­quence, que la base plus solide de nos idées pour­rait bien être le néo-kan­tisme de l’é­cole phi­lo­so­phique de Mar­bourg. Cette seconde caté­go­rie de révi­sion­nistes pré­sente une cer­taine uti­li­té en ce sens qu’elle remue et inquiète les esprits en posant de nou­velles ques­tions et en pré­sen­tant le vieux pro­blème sous un jour nou­veau. Mais elle pré­sente aus­si un dan­ger lorsque chaque ten­dance révi­sion­niste devient une secte et forme une cha­pelle fer­mée flé­tris­sant comme héré­tique tout ce qui est hors de son sein.

La Rus­sie, la Hol­lande, l’Al­le­magne nous pré­sentent de nom­breux exemples de ces der­niers révi­sion­nistes. Si vous recher­chez la cause de toutes ces écoles et de tous ces grou­pe­ments anar­chistes, vous ne trou­ve­rez en réa­li­té qu’un per­son­nage, un pon­tife qui a cru sans nul doute trou­ver la qua­dra­ture du cercle ou la pierre phi­lo­so­phale. Mais avec le prêtre, dis­pa­rait éga­le­ment la chapelle.

Dans les pays, latins, la divi­sion fut moindre qu’en Rus­sie et nous pou­vons assu­rer que notre mou­ve­ment est tou­jours res­té un mou­ve­ment social his­to­rique des masse popu­laires res­tant indé­pen­dant des per­son­na­li­tés, consi­dé­rées comme centres abso­lus d’i­dées, de sen­ti­ments ou d’actes. Nous voyons, il est vrai, des anar­chistes ratio­na­listes (par­ti­sane des écoles Fer­rer), anar­chistes anti­mi­li­ta­ristes, etc., etc… Et nous recon­nais­sons éga­le­ment que, dans cha­cune de ces concep­tions, l’on se ren­ferme plus qu’il ne serait dési­rable et l’on y exprime une idée trop uni­la­té­rale des choses. Cepen­dant le mou­ve­ment his­to­rique conti­nu mal­gré ces diver­gences. Mais il n’en est pas ain­si par­tout et par suite nous consi­dé­rons que dans quelques régions l’a­nar­chisme sera loin d’être un mou­ve­ment social tant qu’il res­te­ra entre les mains de groupes res­treints ou de per­son­na­li­tés spo­ra­diques qui renient sys­té­ma­ti­que­ment tout pas­sé, bri­sant ain­si toute conti­nui­té d’avenir.

Toute notre intran­si­geance n’est certes pas exa­gé­rée vis-à-vis de ceux qui ne cherchent à révi­ser nos idées que dans l’u­nique but de jus­ti­fier leurs éga­re­ments ou leurs trans­gres­sions ; car il s’a­git en l’oc­cur­rence de défendre le pur prin­cipe anti­au­to­ri­taire de nos idées. Mais par contre, notre tolé­rance doit éga­ler notre fer­me­té vis-vis de ceux qui dans la révi­sion de nos idées n’ont en vue que le ren­for­ce­ment des théo­ries ou la dis­cus­sion d’un nou­veau pro­blème de pure phi­lo­so­phie. Nous dési­rons l’exis­tence et nous sti­mu­lons ces esprits constam­ment inquiets et mécon­tents ; nous sommes heu­reux de la cri­tique constante et du libre exa­men de nos idées. Mais nous ne sau­rions cepen­dant oublier que l’a­nar­chisme a une ligne his­to­ri­que­ment des­si­née, qu’il pos­sède à sa base cer­taines idées et affir­ma­tions fon­da­men­tales et simples et que le mou­ve­ment est, en géné­ral, un mou­ve­ment popu­laire déter­mi­né par l’his­toire et l’ac­tuelle struc­ture sociale… Nous devons donc tous lui appor­ter notre concours pour son évo­lu­tion et non pour sa déviation.

D.A. de Santillan

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