La Presse Anarchiste

Anarchisme et réformes

Exa­mi­nant, briè­ve­ment le pre­mier numé­ro de notre revue « Pen­sie­ro et Volon­ta » et plus par­ti­cu­liè­re­ment l’ar­ticle de Xavier Mer­li­no qui y était publié, la revue com­mu­niste Pro­me­teo, qui parait à Naples, pré­tend, avec l’in­com­pré­hen­sion dont sont capables ceux qui se croient infaillibles, qu’il existe indu­bi­ta­ble­ment une caté­go­rie d’a­nar­chistes réfor­mistes, bien que cette appel­la­tion semble étrange.

Pro­me­teo croit faire une découverte.

Si l’on met à part le sens odieux don­né à ce mot par l’a­bus et le dis­cré­dit que lui cau­sèrent les poli­ti­ciens, l’a­nar­chisme fut et sera tou­jours réfor­miste. Nous pré­fé­rons dire « réfor­ma­teur » pour évi­ter toute confu­sion avec ceux qui sont offi­ciel­le­ment clas­sés comme « réfor­mistes » et veulent, à l’aide de minimes et, sou­vent illu­soires amé­lio­ra­tions, rendre plus sup­por­table, en le conso­li­dant, le régime actuel ; ou bien, s’illu­sion­nant de bonne foi, pré­tendent sup­pri­mer les maux de la socié­té actuelle, tout en res­pec­tant et recon­nais­sant en pra­tique, sinon en théo­rie, les ins­ti­tu­tions fon­da­men­tales poli­tiques et éco­no­miques qui sont la cause et le sou­tien de ces maux. Mais en fin de compte, C’est tou­jours de réformes qu’il s’a­git et la dif­fé­rence essen­tielle consiste à dis­tin­guer le genre de réformes que l’on désire et la façon dont on croit le mieux réa­li­ser la « nou­velle forme » de socié­té à laquelle noue aspirons.

Révo­lu­tion veut dire, au sens his­to­rique du mot, réforme radi­cale des ins­ti­tu­tions rapi­de­ment acquise par l’in­sur­rec­tion vio­lente du peuple contre le pou­voir et les pri­vi­lèges consti­tués ; et nous sommes révo­lu­tion­naires et insur­rec­tion­nels, non pour amé­lio­rer les ins­ti­tu­tions actuelles, mais bien pour les détruire com­plè­te­ment, en sup­pri­mant la domi­na­tion de l’homme sur l’homme et tout para­si­tisme sur le tra­vail humain ; parce que nous vou­lons le faire le plus tôt pos­sible et aus­si parce que étant convain­cus que les ins­ti­tu­tions qui sont nées de la vio­lence, se sou­tiennent avec la vio­lence et ne céde­ront qu’à vio­lence suffisante.

Mais la révo­lu­tion ne peut se faire quand l’on veut.

Devrons-nous res­ter inac­tifs dans l’at­tente que les temps mûrissent d’eux-mêmes ?

Et même, après une insur­rec­tion vic­to­rieuse pour­rons-nous réa­li­ser tous nos dési­rs et pas­ser, du jour au len­de­main, comme par un miracle, de l’en­fer auto­ri­taire et capi­ta­liste au para­dis du com­mu­nisme liber­taire repré­sen­té par la com­plète liber­té de l’in­di­vi­du et la soli­da­ri­té des inté­rêts communs ?

De telles illu­sions .peuvent sur­gir par­mi les auto­ri­taires, les­quels consi­dèrent la masse comme une matière brute avec laquelle ceux qui exercent l’au­to­ri­té peuvent lui don­ner la forme qu’ils veulent.

Mais elles n’ont pas de prise par­mi les anar­chistes. Nous avons besoin du consen­te­ment des gens et pour cela nous devons per­sua­der, convaincre par la pro­pa­gande et par l’exemple : nous devons édu­quer et cher­cher à modi­fier le milieu de telle sorte que l’é­du­ca­tion puisse atteindre un nombre tou­jours plus grand de personnes.

Dans l’his­toire comme dans la nature tout est gra­dué. Comme tout à coup la digue cède (c’est-à-dire très rapi­de­ment mais tou­jours condi­tion­née par le temps) ou parce que l’eau s’est accrue jus­qu’à rompre par sa pres­sion l’obs­tacle qui la rete­nait, ou bien par la désa­gré­ga­tion pro­gres­sive des molé­cules dont sa matière est com­po­sée, de même les révo­lu­tions éclatent par l’ac­crois­se­ment des forces sub­ver­sives qui aspirent à la trans­for­ma­tion de la socié­té jus­qu’au point où elles peuvent abattre le gou­ver­ne­ment exis­tant et par l’af­fai­blis­se­ment pro­gres­sif, par rai­sons inté­rieures des forces de conservation.

Nous sommes réfor­ma­teurs aujourd’­hui en tant qu’il nous faut cher­cher à créer les condi­tions les plus favo­rables et les per­sonnes les plus conscientes et les plus nom­breuses qu’il nous soif, pos­sible pour pou­voir conduire d’une façon heu­reuse une éven­tuelle insur­rec­tion du peuple ; nous serons réfor­ma­teurs aus­si au len­de­main d’une insur­rec­tion triom­phante, la liber­té étant conquise, parce que nous viel­le­rons par toud les moyens que la liber­té nous per­met d’employer, c’est-à-dire par la pro­pa­gande, par l’exemple, par la résis­tance, même vio­lente, contre tous ceux qui empié­te­ront notre liber­té, nous cher­che­rons, dis-je, à conqué­rir à notre idée une quan­ti­té tou­jours plus grande d’adhésions.

Mais nous ne recon­naî­trons jamais — et ici notre « réfor­misme » dif­fère de cer­tain « révo­lu­tion­na­risme » qui va s’en­gouf­frer dans les urnes élec­to­rales de Mus­so­li­ni ou d’autres — nous ne recon­naî­trons jamais les ins­ti­tu­tions ; nous accep­te­rons ou conquer­rons les réformes pos­sibles avec le même esprit dont on arrache à l’en­ne­mi, peu à peu, le ter­rain qu’il occupe pour pou­voir mieux mar­cher tou­jours en avant, et nous res­te­rons tou­jours enne­mis de n’im­porte quel gou­ver­ne­ment, du monar­chiste d’au­jourd’­hui ou au répu­bli­cain ou bol­che­viste de demain.

Erri­co Malatesta

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