La Presse Anarchiste

Lire ou ne pas lire

[/​Pierre Clastres. Ed. de Minuit — Col­lec­tion « Cri­tique » 1974/]

Titre opti­miste et allé­chant dans un monde où le pou­voir d’É­tat mani­feste quo­ti­dien­ne­ment sa vio­lence répres­sive sur les lieux de tra­vail, d’in­for­ma­tion, dans les pri­sons… Au-delà de ce titre, trois points nous paraissent impor­tants dans le livre de Clastres :

  • La cri­tique de la notion tra­di­tion­nelle de pouvoir ;
  • La des­crip­tion du fonc­tion­ne­ment de socié­tés sans État ;
  • L’a­na­lyse de l’ap­pa­ri­tion du pou­voir d’É­tat… et de la résis­tance des socié­tés pri­mi­tives a cette apparition.

La pro­blé­ma­tique qui sous-tend son ana­lyse, et qui se trouve expli­ci­tée dans le der­nier cha­pitre, est une cri­tique du sché­ma mar­xiste des rap­ports infrastructure/​superstructure, de la divi­sion du tra­vail, du mode d’ap­pa­ri­tion de l’État.

Pour Clastres, ce n’est pas l’ex­ploi­ta­tion éco­no­mique qui entraîne la divi­sion des classes et l’é­mer­gence du pou­voir d’É­tat, mais l’in­verse : le pou­voir pré­cède la rela­tion éco­no­mique d’exploitation.

Les socié­tés pri­mi­tives étant des socié­tés de non accu­mu­la­tion, non pro­duc­ti­vi­té, où le tra­vail sert à satis­faire les besoins de la com­mu­nau­té et où règne une règle éga­li­taire d’é­change, socié­tés du loi­sir, on ne voit pas pour­quoi, subi­te­ment, ce mode de régu­la­tion chan­ge­rait, et une rela­tion d’ex­ploi­ta­tion s’ins­tau­re­rait ; la base même en effet du fonc­tion­ne­ment est la non-ren­ta­bi­li­té, la pro­duc­tion en vue de la satis­fac­tion des besoins et l’é­qui­libre social qui en découle rend impos­sible l’ins­tal­la­tion d’une rela­tion d’ex­ploi­ta­tion. Socié­tés de refus du tra­vail, où le pro­grès tech­no­lo­gique sert à dimi­nuer le temps de tra­vail, et non à pro­duire un sur­plus, à accu­mu­ler… au pro­fit d’une classe oisive. La divi­sion tech­nique du tra­vail y existe pour­tant (sans la forme de la divi­sion sexuelle du tra­vail), mais elle n’en­gendre pas, comme le pensent les mar­xistes, la divi­sion sociale du tra­vail, et donc la struc­tu­ra­tion en classes exploi­teuses et exploitées.

Par ailleurs les chan­ge­ments infra­struc­tu­rels (c’est-à-dire le pas­sage du noma­disme à l’a­gri­cul­ture et à la séden­ta­ri­sa­tion qu’on a obser­vé dans les tri­bus des plaines en Amé­rique du Nord et du Cha­co en Amé­rique du Sud) n’en­traînent pas des chan­ge­ments dans les modèles de fonc­tion­ne­ment poli­tique ; on trouve des tri­bus nomades et agri­coles ayant la même orga­ni­sa­tion socio-poli­tique, où le chef de tri­bu n’est pas le déten­teur du pouvoir.

Quelle hypo­thèse Clastres nous pro­pose-t-il alors concer­nant l’ap­pa­ri­tion de l’État ?

Tout son livre en effet est cen­tré sur l’i­dée que les socié­tés pri­mi­tives fonc­tionnent sans État, et résistent en tant que groupe, à toute forme de pou­voir coer­ci­tif. C’est la thèse de la non-appa­ri­tion de l’É­tat qui est déve­lop­pée. Quant au pro­blème de l’ap­pa­ri­tion de l’É­tat, Clastres en voit l’o­ri­gine dans la reli­gion : les pre­miers chefs réels, exer­çant un pou­voir du même type que celui qui existe dans les socié­tés de classe, furent des chefs reli­gieux. À des moments où les socié­tés se sen­taient mena­cées dans leur équi­libre (par le dan­ger d’ap­pa­ri­tion d’un pou­voir éta­tique, nous dit Clastres), des tri­bus entières ont sui­vi les chefs reli­gieux, à la recherche pré­ci­sé­ment de cet idéal de fonc­tion­ne­ment social non-conflic­tuel et éga­li­taire, fuyant les formes de coer­ci­tion poli­tique qu’on voyait poindre. Et alors, fata­li­té ou déter­mi­nisme, ces masses, pous­sées par l’é­lan reli­gieux, se sont mises à accep­ter le pou­voir de ces nou­veaux chefs.

Si, bien sûr, le pro­blème des « ori­gines » de l’É­tat, comme tout pro­blème posé en ces termes un peu méta­phy­sique (le « pour­quoi », les « ori­gines »…) est peut-être inso­luble, en rai­son de sa for­mu­la­tion même, il n’en reste pas moins que le livre de Clastres remet sérieu­se­ment en ques­tion l’as­ser­tion mar­xiste clas­sique selon laquelle, très méca­ni­que­ment : divi­sion du tra­vail → struc­tu­ra­tion en classes, exploi­ta­tion, appa­ri­tion de l’É­tat pour main­te­nir les condi­tions de domi­na­tion d’une classe.

Ce que nous appre­nons au contraire ici c’est que, les socié­tés fonc­tion­nant sur le mode du com­mu­nisme pri­mi­tif n’a­vaient aucune rai­son « éco­no­mique » de sécré­ter l’ex­ploi­ta­tion, et que, si appa­ri­tion du pou­voir coer­ci­tif et de l’É­tat il y a eu, c’est pour des rai­sons d’ordre reli­gieux et que c’est cette rela­tion de pou­voir qui a fon­dé la rela­tion éco­no­mique d’ex­ploi­ta­tion. « La divi­sion majeure, celle qui fonde toutes les autres, y com­pris sans doute la divi­sion du tra­vail… c’est la grande cou­pure poli­tique entre déten­teurs de la force, qu’elle soit guer­rière ou reli­gieuse, et assu­jet­tis à cette force ». (p. 169)

Évi­dem­ment, cette démons­tra­tion n’est pas sans faille : on a du mal à ima­gi­ner ce qu’est un chef « sans pou­voir », ou alors, pour­quoi y a‑t-il un chef ? Clastres cri­tique très jus­te­ment dans le pre­mier cha­pitre « Coper­nic et les Sau­vages » le côté très eth­no­cen­triste de la rela­tion de pou­voir, qui est tou­jours envi­sa­gée comme vio­lence, coer­ci­tion, si bien que nous ne pou­vons conce­voir d’autres modes des rela­tions de pou­voir, enfer­més que nous sommes dans cette défi­ni­tion ; ain­si, les socié­tés pri­mi­tives sont soit les socié­tés du « manque », soit des socié­tés nan­ties d’un pou­voir de même nature que le nôtre, mais avec des dif­fé­rences de degré : on rai­sonne dans le simi­laire, la conti­nui­té, on n’i­ma­gine pas la rup­ture, le différent.

Ceci étant dit, Clastres nous montre que la carac­té­ris­tique du chef est d’être sans pou­voir réel, qu’il rem­plit seule­ment des fonc­tions de « parole », mais qu’il n’en tire pas de pou­voir (c’est un rituel qui sert à main­te­nir la cohé­rence du groupe en lui rap­pe­lant son his­toire), de « géné­ro­si­té » : le chef ne pos­sède rien, donne tout, n’a pas de pri­vi­lège maté­riel. En défi­ni­tive, c’est la tri­bu qui a le pou­voir, qui décide, le chef doit faire ce que veut le groupe, et s’il ne réa­lise pas la volon­té col­lec­tive, le groupe le des­ti­tue. Le seul moment où le chef a du pou­voir, c’est en période de guerre ; mais une fois la guerre ter­mi­née, ce pou­voir dis­pa­raît. Par ailleurs, le chef ne décide pas : par exemple, si sa tri­bu ne veut pas faire la guerre, il ne pour­ra jamais l’y entraîner.

Tout cela est par­fai­te­ment sédui­sant, mais néan­moins on peut noter qu’une fonc­tion de « lea­der­ship »…, cha­ris­ma­tique s’exerce peut-être, que ce soit à tra­vers cette « parole » même si elle n’a pas l’ef­fi­cace de la loi, ou alors quand il s’a­git de la sur­vie de la tri­bu, au moment de la guerre. Autre phé­no­mène, de pri­vi­lège cette fois, la poly­gy­nie géné­ra­li­sée est très sou­vent bio­lo­gi­que­ment impos­sible dans ces socié­tés (en rai­son du rap­port numé­rique des sexes), elle est donc « cultu­rel­le­ment limi­tée à cer­tains indi­vi­dus » nous dit Clastres, et donc soit res­treinte au chef… ou à une mino­ri­té pri­vi­lé­gie (guer­riers).

Chef « au ser­vice de la tri­bu », mais chef quand même… ou du moins « dif­fé­rent » du reste de la tribu.

Mal­gré ce pro­blème rela­tif au « pou­voir » ou au « non pou­voir » du chef dans la socié­té pri­mi­tive, on peut très bien admettre que ce fonc­tion­ne­ment de la chef­fe­rie ne pré­fi­gure pas le pou­voir d’É­tat. Néan­moins l’ap­pa­ri­tion du pou­voir d’É­tat pose encore de nom­breux pro­blèmes : qu’­his­to­ri­que­ment ce ne soit pas l’ex­ploi­ta­tion éco­no­mique qui ait engen­dré l’É­tat est une chose démon­trable puisque les socié­tés pri­mi­tives fonc­tion­naient sur une logique sociale d’é­change éga­li­taire, de non pro­duc­ti­vi­té et que l’exis­tence d’un pou­voir coer­ci­tif était incom­pa­tible avec cette cohé­rence sociale mais alors, pour­quoi ces socié­tés, dans leur fuite contre l’ins­tau­ra­tion d’un pou­voir d’É­tat dont les embryons se mani­fes­taient en rai­son de la taille démo­gra­phique crois­sante du groupe, ou d’une ingé­rence exté­rieure (hypo­thèses sou­le­vées par Clastres mais peu convain­cantes), pour­quoi ces socié­tés ont-elles mal­gré tout ren­con­tré ce « mal » auquel elles essayaient d’é­chap­per ? … C’est un maillon de la chaîne qui reste encore à expliquer.

Agathe

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