… La première fois que je visitai l’école de Summerhill [[Voir notre fascicule d’avril 1946.]], ce ne fut pas sans appréhension, le plaisir de la découverte se mêlant à une vague anxiété que peut-être, après tout, ce que j’allais voir ne répondrait pas à mon attente. Les idées de Neill m’ont toujours enthousiasmé et j’ai lu ses livres dès leur apparition. De plus, au cours de mes quinze années de pratique pédagogique, je me suis efforcé, dans les limites que me permettait l’école publique, de mettre ses idées en pratique, et je les ai défendues chaque fois que l’occasion s’en est présentée. Mais je n’avais pas visité son école. Si j’allais être désappointé ?
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Dès mon arrivée à la maison d’école, je me sentis rassuré. Tout était bien comme je me l’étais imaginé et j’éprouvais le sentiment curieux que je m’étais déjà trouvé là. Comme c’était dimanche, il n’y avait pas classe. Les enfants jouaient bruyamment dans les corridors. Dans la salle de récréation, où flambait un feu clair, des élèves, plus âgés ceux-là, s’étaient groupés par affinité, les uns lisant, les, autres causant entre eux. Il régnait dans toute la maison une atmosphère délicieuse de liberté d’allures et d’absence d’autorité, à un tel point que j’eus beaucoup de peine à trouver un maître pour annoncer mon arrivée.
Conque je grimpais l’escalier du perron à la recherche de Neill, j’entendis le galop de quelqu’un qui, à l’intérieur de la maison, dégringolait les marches. Levant le regard, j’aperçus une fillette en short et en chemisette verte, les cheveux retombant sur les yeux. Je m’effaçai pour la laisser penser, ce qui la fit se retourner et me crier en riant : « Bon Dieu, ne soyez pas si poli que ça ! ».
Je fus ramené à la salle de récréation par le bruit persistant et assourdissant d’un gong. Lorsqu’il eut cessé, je demandai au jeune bruiteur la cause de cet infernal vacarme. Il m’expliqua qu’il avait pour but de convoquer tous ceux qui avaient à se rendre au Tribunal, sorte de jury d’honneur, devant lequel les enfants font comparaître quiconque des leurs s’est rendu coupable de conduite antisociale.
On s’imagine communément qu’à Summerhill, il n’y a ni gouvernement ni sanctions. C’est une grossière erreur. À Summerhill il y a une autorité et c’est celle de la communauté.
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Pour voir à l’oeuvre le self-government de Summerhill, il faut assister à l’assemblée générale du samedi soir. Le repas achevé, on apporta des chaises dans la salle de récréation et chacun prit place le long des murs. C’était la première fois que je voyais toute l’école réunie. Je fus profondément impressionné. Sans doute quelques visiteurs un tantinet bourgeois se seraient-ils formalisés de la toilette négligée et des vêtements disparates de la majorité des enfants… Cependant, chez les élèves plus âgés, il régnait une atmosphère de maturité et de joyeuse confiance qui contrastait singulièrement avec celle des réunions scolaires qui me sont si tristement familières.
Ce qui vous impressionne le plus chez les enfants de Summerhill, c’est leur évidente sincérité : elle éclata tout au long de l’assemblée. Il ne s’agissait pas d’une façade d’enfants à qui on apprenait à se servir de la démocratie, mais d’enfants libres, vraiment indépendants, se gouvernant eux-mêmes. Je fus frappé par leur absence de prétention et leur franchise confiante au cours de la discussion. Ils ne redoutaient aucunement de s’en prendre aux maîtres et d’exprimer sans fard leurs objections. En même temps, il n’y avait pas le moindre signe de mauvaise humeur et s’ils raisonnaient, c’était pour arriver à la solution la meilleure.
Il est intéressant de remarquer que les propositions émises par Neill et certains de ses adjoints furent repoussées, alors que la plus raisonnable et la plus pratique de la soirée, adoptée à l’unanimité, fut l’oeuvre du petit Colin, âgé de 8 ans. J’ai fait partie de nombreux comités, mais j’ai rarement rencontré un adulte égal à Marcus, un Viennois de 13 ans, d’une habileté sans pareille pour découvrir l’inconsistance d’une proposition ou les points faibles de l’argumentation adverse. Ma seule critique vise la foi presque mystique de ces jeunes en le système majoritaire et le vote par tête.
En analysant les faits, on s’aperçoit qu’un grand nombre des questions discutées dans ces assemblées ont, à la base faute de fonds, le manque d’espace et de commodités. On aimerait être millionnaire pour se trouver à même de réaliser les conditions voulues pour qu’au moins dans ce milieu se développe la liberté. Puis on se rappelle que, tel le pouvoir, l’argent corrompt. N’est-ce pas dû au fait qu’elles obtiennent facilement ce qu’il leur faut que certaines écoles « indépendantes » battent de l’aile ?
Le fait est que ces enfants aiment, à apprendre. Je causais avec le professeur de sciences. Corkhill, un peu avant l’ouverture de son cours. La cloche avait déjà retenti et, comme notre conversation en était arrivée à un point très intéressant, nous la continuions quand même, bien que tous les élèves fussent à leur place. Mais cela ne dura pas plus d’une minute ou deux, car nous fûmes rappelés au sens du devoir par une voix qui s’élevait, s’écriant : « Eh bien, Corky ! Et cette sacrée leçon ? Nous voulons la commencer ».
Je ne veux pas dire que des enfants auxquels on permet de ne pas assister aux leçons suivent religieusement les classes. Au contraire, au premier jour ensoleillé de printemps, une moitié des enfants jouent au football et l’autre moitié bêche ou pioche le jardin. Mais je puis certifier que lorsque se présente quelque chose qui vaut la peine qu’on l’apprenne, les enfants se rendent en classe et étudient. Même s’il n’en était pas ainsi, je continuerais à préconiser le système de la liberté en matière d’éducation, car on a surfait l’enseignement livresque. Mais le fait est qu’ils s’intéressent aux leçons.
Dernièrement. sept des élèves de Summerhill ont passé des examens, ils ont réussi, sauf deux. Pour ma part, je ne saurais mesurer le succès d’une école aux résultats obtenus à des examens, je préfère le relativer à la façon dont elle s’y prend pour procurer à l’enfant les conditions et l’ambiance qui lui permettront de grandir, heureux et initiatif.
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Il m’est virtuellement impossible de dépeindre par des mots l’atmosphère familiale de Summerhill : il faut en faire l’expérience. Récemment, je m’y trouvais à l’expiration de l’année scolaire. Ce fut mémorable. D’un théâtre de marionnettes, réalisé par les petits, à une représentation de Macbeth, présentée par les grands, rien ne manquait, en passant par plusieurs figures de ballet, exécutées par une compagnie mixte de fillettes et de garçons et le jeu de pièces, écrites à l’école même, qui sont celles que les élèves goûtent le plus. La grande caractéristique d’une fin d’année à Summerhill est la danse. Une danse qui dure toute la nuit. Même les plus jeunes s’y emploient avec savoir et avec grâce. La danse, d’ailleurs, tient en tout temps, une place considérable dans la vie de Summerhill. On danse le samedi soir, dès l’assemblée générale terminée ; on danse encore le dimanche soir et on danserait volontiers chaque soir, s’il n’y avait pas d’autres activités intéressantes pour retenir l’attention des enfants. Mais comme je comprends ce garçon, qui, tout en se faisant d’avance un plaisir d’aller revoir ses parents, aurait pourtant préféré passer ses vacances de Pâques à l’école !
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Certes, Summerhill est une démonstration, un exemple. Son succès est incontestable et c’est un encouragement et une force pour ceux qui préconisent le système de la liberté en matière d’éducation. Il est dommage comme c’est le cas pour les établissements similaires ― qu’elle ne puisse offrir son atmosphère qu’aux enfants de parents pouvant payer le prix de la pension, autrement dit aux enfants des classes moyennes et supérieures. Le problème à résoudre est l’établissement d’écoles de ce genre ouvertes aux enfants des classes laborieuses. Les obstacles à surmonter sont formidables, mais il n’est pas impossible d’en venir à bout. Francisco Ferrer a réussi à instaurer ses « Écoles Modernes » malgré les difficultés incomparablement plus grandes et un environnement bien plus hostile… Il faudrait attirer et retenir l’attention du peuple sur des écoles comme celle de Summerhill et susciter chez lui désir et volonté de réalisation. C’est ainsi qu’on réussira.
D’après Tom Farley