La Presse Anarchiste

Le Théâtre Confédéral de la Grange-aux-Belles

Au théâtre confé­dé­ral de la Grange-aux-Belles

L’œuvre est debout. Il est prou­vé que les tra­vailleurs peuvent avoir leur théâtre. Ils n’ont pas besoin d’aller au Tro­ca­dé­ro subir les géné­ro­si­tés de la Répu­blique pour décou­vrir, au bout d’une longue-vue, de lil­li­pu­tiens per­son­nages de tra­gé­die. Chez eux, dans leur Mai­son des Syn­di­cats, leurs cama­rades du spec­tacle jouent fami­liè­re­ment tout près d’eux. Au milieu d’eux. Quelques toiles teintes sur les murs, des pro­jec­tions colo­rées, et, par la magie du verbe et la cha­leur de l’interprétation, voi­ci que s’évoquent les pay­sages flo­ren­tins des « Caprices de Marianne » ou les nuits espa­gnoles du Bar­bier de Séville…

Chaque dimanche soir, ce fut l’affluence enthou­siaste de tout ce que Paris et ses envi­rons comptent par­mi la classe ouvrière, de mili­tants avides de connaître, d’enrichir leur ima­gi­na­tion, de culti­ver leur esprit, d’affiner leur sen­si­bi­li­té. À l’heure du jeu, aucune salle ne pos­sé­da jamais public plus recueilli, plus intel­li­gent, plus vibrant, plus souple à suivre toutes les nuances d’un texte, plus dési­reux de faire fête à ceux qui leur pro­cu­raient la fête.

Cet accueil fra­ter­nel du pro­lé­ta­riat pari­sien doit aller droit au cœur des artistes du Théâtre Confé­dé­ral, pour leur appor­ter, avec la fier­té de la belle œuvre qu’ils entre­prennent, un tel amour pour leur public de cama­rades, qu’ils ne puissent plus jamais s’en passer.

Enfin, voi­ci faite la démons­tra­tion de la cri­mi­na­li­té impar­don­nable des exploi­tants actuels de nos grandes scènes. Par l’inauguration triom­phale du Théâtre de la Grange-aux-Belles et par le suc­cès inces­sant des repré­sen­ta­tions d’œuvres de Molière, de Beau­mar­chais, de Mus­set, d’Anatole France, il est prou­vé que le pro­lé­ta­riat est digne de spec­tacles d’art et de pen­sée. Ain­si se trouvent publi­que­ment cloués au pilo­ri comme empoi­son­neurs volon­taires de la conscience popu­laire, les capi­ta­listes de l’industrie dra­ma­tique. Mais, par ce même fait, nous avons le droit de tirer d’autres conclusions.

D’abord, à consta­ter la mer­veilleuse aisance avec laquelle l’âme des tra­vailleurs aspire la beau­té, tout comme des pou­mons fati­gués d’air vicié absor­be­raient avi­de­ment l’oxygène pur des mon­tagnes, nous voi­ci bien venus pour repro­cher à cer­tains artistes, à cer­tains lit­té­ra­teurs leur dédai­gneux et des­sé­chant mépris pour le pro­lé­ta­riat, leur froid indi­vi­dua­lisme, leur intel­lec­tua­lisme sans amour, leur impas­si­bi­li­té ou leur scep­ti­cisme. Allons, mes pauvres com­pa­gnons misan­thropes, déses­pé­rés d’orgueil fou, ne jugez pas tous les hommes d’après la foule qui engorge les ciné­mas et les beu­glants ; venez reprendre contact avec le sang bouillon­nant d’une huma­ni­té forte et jeune, en venant un dimanche soir dans la salle du Théâtre Confé­dé­ral. Et vous ne regret­te­rez pas d’être des­cen­dus pour quelques heures de votre tour d’ivoire, car vous aurez pui­sé là le cou­rage de vous faire plus humains et l’espoir de rendre plus belle, c’est-à-dire, plus digne de vos har­mo­nies inté­rieures, la vie des hommes.

Enfin voi­ci l’expérience faite du syn­di­ca­lisme suf­fi­sant à la bonne marche d’une indus­trie, sans patron, sans gou­ver­ne­ment. « Com­ment ferez-vous fonc­tion­ner les che­mins de fer, les tram­ways ? etc…» nous demandent sou­vent les par­ti­sans de la dic­ta­ture. Eh ! bien voi­là notre réponse. Sans auto­ri­té supé­rieure, par les seules orga­ni­sa­tions syn­di­cales, fédé­rales, confé­dé­rales, un Théâtre s’ouvre, joue, pros­père. Rien ne manque sans sor­tir du monde des tra­vailleurs. Les artistes sont des pro­lé­taires, les machi­nistes sont des pro­lé­taires, les déco­ra­teurs et les élec­tri­ciens sont des pro­lé­taires. Tous les pro­duc­teurs sont du pro­lé­ta­riat. Et les consom­ma­teurs C’est le public, un public pro­lé­ta­rien. Le local ? C’est la Mai­son des Syndicats.

Res­tent les auteurs. Jusqu’à pré­sent ni Molière, ni Beau­mar­chais, ni Mus­set, ne furent syn­di­qués. Mais ils étaient bien des nôtres dans leurs temps, ceux-là dont la pen­sée nous touche encore et dont la vie fut de lutte et de dou­leurs, comme la nôtre. On com­mence par les œuvres du pas­sé, au Théâtre Confé­dé­ral, afin de créer cette atmo­sphère d’éternité dans la Révolte et dans l’Art, qui per­met­tra d’entendre, par la suite, les œuvres neuves de nos jeunes cama­rades du syn­di­cat des auteurs.

Le Théâtre de la Grange-aux-Belles est une des pre­mières affir­ma­tions du syn­di­ca­lisme nou­veau : un syn­di­ca­lisme confiant dans sa force créa­trice, faite de l’idéalisme de sa pen­sée et de l’audace de ses réalisations.

[/​André Colo­mer./​]

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