Maître Grossard, habite Bordeaux ; il n’est ni huissier, ni avoué, ni notaire. Nul panonceau doré ne signale sa demeure aux passants. Maître Grossard est un de ces messieurs du barreau, qui compte tant de blagueurs, de plaideurs volubiles, d’incontinents oratoires ou de génies réels ou méconnus.
Dès l’âge le plus tendre, M. Grossard comprit la puissance du verbe soit pour attaquer, soit pour se défendre, avec les mille ressources de la dialectique des facultés de droit.
Ses professeurs disaient de lui, avec orgueil : « Ce garçon ira loin, car il parle longtemps sans fatiguer ses méninges ! »
M. Grossard, futur et perpétuel candidat à la députation, doué d’une extraordinaire et reposante facilité d’élocution, abordait tour à tour les sujets les plus divers en ahurissant ses placides auditeurs.
Le barreau est une grande pépinière de politiciens. Quand on a les dents longues, il faut coûte que coûte leur fournir des aliments substantiels. Les affaires à plaider sont rares et les avocats fourmillent, hélas ! Malheur aux défenseurs pauvres de la veuve et de l’orphelin !
Dans le barreau comme ailleurs, la concurrence sévit. La vie est si cruelle que se débrouiller est un incompressible devoir.
Alors maître Grossard, doué de plus de besoins et d’ambition que d’or étincelant, se jeta à corps perdu dans la politique. La politique, cette traîtresse ! Cette Circé !
Pendant 20. ans, à l’École de la rue Blanqui, au préau de la rue Dupaty, à l’établissement pédagogique de la rue du Jardin-Public, rue de la Trésorerie, Maître Grossard fut infatigable, intarissable, spirituel et… libéral, « républicain libéral, chers électeurs ! » À chaque législature, Maître Grossard fit en pure perte les doux yeux au Palais-Bourbon, où tant d’amis du peuple ont trouvé le bonheur.
Maître Grossard, admirable plaideur de riens, tribun populaire, n’était pas seul dans l’arène électorale.
Les concurrents étaient M. Chaumet, rédacteur à La Petite Gironde ; Buscaillet, socialiste révolutionnaire, ouvrier chauffeur, à l’éloquence par trop brève ; x…, fumiste et astronome. Celui-ci professe aujourd’hui à Marseille, la science dans laquelle excelle Camille Flammarion le grand spirite.
Un autre adversaire de l’infortuné Grossard était M. Baylet, rude jouteur de l’étatisme marxisme, mais blackboulé comme l’autre à chaque élection.
Que vouliez-vous que fît Maître Grossard contre cette série de dévorants ? Qu’il mourût ? Non, camarades ! Maître Grossard, à la vue du danger, s’enflammait davantage, sa verve pétillait, sa malice bouillonnait avec farce. Droit à la tribune, ses sourcils plus broussailleux que d’habitude, son bouc méphistophélique agité d’une main nerveuse, l’œil plein d’éclairs, Maître Grossard mettait toujours les rieurs de son côté. Son seul et son unique succès.
« Citoyens, affirmait-il avec assurance, l’opportunisme, voilà l’ennemi ! Le socialisme, c’est l’utopie. Quant aux théories qui seront développés tout à l’heure par notre aimable ennemi anarchiste, ces théories, devant la beauté desquelles je m’incline, ces théories sont d’éblouissantes chimères. Il faudrait des hommes parfaits pour les réaliser.
« Moi, je suis libéral, complètement libéral. Le libéralisme, c’est le salut de l’humanité. Si vous m’élisez, Bordeaux sera un véritable paradis. Je parle bien, mon éloquence est claire et nombreuse. L’opportunisme est la stagnation, la mort ; brisez le joug de La « Petite Gironde » ! Maître Grossard, député de Bordeaux, ne serait-il pas la parure vivante de votre ville ? Allons ! pas d’hésitation ; que l’avocat le plus brillant du chef-lieu de la Gironde sorte, dimanche prochain, des urnes avec un irrésistible éclat ! »
Je dois à Maître Grossard les plus joyeux instants de ma vie tourmentée.
D’aucuns le prenaient pour un fantaisiste, un monomane électoral. Jugement téméraire, puisque, tous les quatre ans, notre homme recueillait 4.000 voix. Quoique libéral, on n’en est pas moins homme, c’est-à-dire un être pétri de boue et d’argile.
Après avoir combattu l’opportunisme, Maître Grossard, le libéral extrémiste, a évolué doucement vers le bourgeoisisme le plus aigu.
Pendant la guerre, Maître Grossard, en qualité de défenseur de la loi militaire, a protégé les puissants et abandonné les petits.
L’étude des codes dessèche le cœur, étouffe toute pitié, stérilise le cerveau, parce que les facultés de droit ne développent pas les facultés humaines.
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