La Presse Anarchiste

Léon Tolstoï, sa vie et son oeuvre

[/«Aux Chré­tiens, aux Tol­stoïens, aux Dilet­tantes, il convient

de faire honte pour tout ce qu’ils sup­portent sans

résis­ter non seule­ment en eux, mais autour d’eux. »

André Colo­mer, « Le Liber­taire », 3 mars 1922./]

Si la jus­ti­fi­ca­tion d’une étude sur Tol­stoï parais­sait néces­saire elle se trou­ve­rait écla­tante, dans cette phrase d’un anar­chiste notoire rédac­teur habi­tuel au prin­ci­pal jour­nal d’inspiration liber­taire. Une telle opi­nion émise par un mili­tant aver­ti prouve une mécon­nais­sance com­plète et peut-être géné­rale de la vie et de l’œuvre d’un homme dont l’action et les écrits s’étendirent aux coins les plus recu­lés de la terre, influen­cèrent les esprits d’élite de la fin du xixe siècle, éclairent l’aurore du xxe siècle pour res­plen­dir demain à son apogée.

À l’heure actuelle, où des êtres haras­sés et anxieux cherchent une lumière et un guide par­mi les ténèbres épais­sies des fumées lourdes de la guerre, la pen­sée de Tol­stoï se dresse comme un phare pour les conduire vers un havre de repos et de paix.

Autant que Sal­va­trice elle est belle, d’une beau­té uni­ver­selle et éter­nelle parce qu’humaine ; vic­to­rieuse, grâce à sa puis­sance, des infi­dé­li­tés d’une tra­duc­tion obs­cur­cie par le zèle muti­lant ou l’ingénuité mal­adroite de cer­tains interprètes.

Qui la scrute, la pénètre et l’expose se pro­cure joie et séré­ni­té. Puisse cet essai ins­pi­rer aux lec­teurs le désir de remon­ter eux-mêmes à la source pour goû­ter un iden­tique bonheur.

La Vie de Tolstoï

À l’encontre de celle d’ex-libertaires vieillis et hon­teux des enthou­siasmes de leur jeu­nesse, la vie du grand écri­vain russe montre d’une façon frap­pante com­ment la logique de l’intelligence et l’honnêteté de la pen­sée mènent inexo­ra­ble­ment du loya­lisme monar­chique ou répu­bli­cain à l’anarchisme absolu.

Issu d’une vieille et riche famille de la haute aris­to­cra­tie mos­co­vite, le comte Léon Tol­stoï naquit le 28 août 1828 à Ias­naïa-Polia­na, vil­lage situé à deux cents kilo­mètres de Moscou

Son enfance et son ado­les­cence ne pré­sentent rien d’extraordinaire. Ce fut un petit bon­homme très laid, sans dis­tinc­tion ni intel­li­gence pré­coces, éco­lier médiocre ; une nature sen­sible et impres­sion­nable avec une ima­gi­na­tion ardente ; un gar­çon solide, mus­clé et volon­taire. La viva­ci­té de ses pas­sions et la vigueur de ses gestes se mani­fes­tèrent de bonne heure ; à l’âge de dix ou onze ans, dans un accès de jalou­sie fré­né­tique il pré­ci­pi­tait d’un bal­con et bles­sait ain­si d’une frac­ture de jambe une fillette dont il était amou­reux et qu’il sur­prit en conver­sa­tion avec un rival. L’amante infor­tu­née devait cinq lustres plus tard deve­nir son bourreau.

Cette période de l’existence s’écoula par­tie à la cam­pagne dans le domaine sei­gneu­rial d’Iasnaïa, par­tie à Mos­cou dans un hôtel par­ti­cu­lier, au milieu d’une domes­ti­ci­té nom­breuse, avec le confort et le déco­rum en usage dans la classe pri­vi­lé­giée. L’éducation et l’instruction des jeunes Tol­stoï furent suc­ces­si­ve­ment confiée à un pré­cep­teur alle­mand puis à un pré­cep­teur fran­çais, dont le tra­vail conscien­cieux valut à leurs élèves un poly­glot­tisme réel et précieux.

Une mort pré­ma­tu­rée empê­cha le père et la mère d’exercer une influence sur leur fille Marie et les quatre fils : Nico­las, Serge, Dimi­tri et Léon. La direc­tion morale en revint à une tante céli­ba­taire d’une dou­ceur exem­plaire, d’un dévoue­ment infi­ni, d’une pié­té chré­tienne et dont toute la vie fut illu­mi­née par l’amour. Amour de son cou­sin, auquel elle se sacri­fia et per­mit un mariage riche ; amour de ses neveux, ché­ris et soi­gnés en l’attendrissement du sou­ve­nir ; amour des pauvres, des humbles, des pay­sans conso­lés auprès d’elle des tris­tesses du ser­vage ; amour d’un Dieu misé­ri­cor­dieux et cha­ri­table à son image. Cette femme de bien impri­ma des marques pro­fondes dans l’esprit des enfants de son cœur, y dépo­sa les germes de la croyance en la bon­té humaine, de l’optimisme social, de la volon­té de sacri­fice, sublimes notions créa­trices d’apôtres.

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En 1844, Léon Tol­stoï habi­tait depuis trois ans à Kazan chez une autre de ses tantes, sa tutrice légale, et après un pre­mier échec était reçu à l’Université dans la sec­tion des Lit­té­ra­tures Tur­co-arabes. Les ambi­tions du moment le pous­saient vers la diplo­ma­tie. Ce jeune homme timide, gauche, peu tra­vailleur dési­rait sur­tout s’émanciper plus peut-être par vani­té et osten­ta­tion que par goût per­son­nel pour la dis­si­pa­tion. Entraî­né par le tour­billon des fêtes, bals, concerts, spec­tacles, l’étudiant négli­gea ses cours, échoua aux exa­mens pro­ba­toires. Plu­tôt que de redou­bler son année, il se fit trans­fé­rer à la Facul­té de Droit.

Ici, l’assiduité devint meilleure, le suc­cès régu­lier. L’élève s’applique à sa besogne sauf à l’histoire bafouée d’un sou­ve­rain mépris, lit les phi­lo­sophes, com­mente Rous­seau. En revanche, la mon­da­ni­té s’aggrave de dépra­va­tion, de débauche. Les pre­miers contacts char­nels avec le beau sexe se trou­vèrent peut-être dou­lou­reux et cui­sants. Car alors com­mence à se révé­ler contre la femme une ani­mo­si­té sourde et par­tiale que le zéla­teur de la cha­ri­té chré­tienne ne put jamais com­plè­te­ment apaiser.

Tout à coup fati­gué de l’Université, convain­cu de la vani­té des Sciences Morales et Poli­tiques, pres­sé d’abandonner une vie dis­so­lue et sans charme pro­fond pour ten­ter une régé­né­ra­tion phy­sique et intel­lec­tuelle, Tol­stoï se fait rayer de la Facul­té de Kazan, revient à son domaine d’Iasnaïa, esquisse d’infructueux essais de contact avec ses pay­sans. Il gagne ensuite Saint-Péters­bourg pour y reprendre ses habi­tudes d’orgies, buvant jusqu’à l’ivresse, jouant et per­dant jusqu’à sa mai­son, se pros­ti­tuant jusqu’à l’animalité. Cepen­dant des pro­fes­seurs indul­gents lui confèrent le titre de licen­cié en droit.

Le nou­veau pro­mu rentre à la cam­pagne. Dans la paix des champs et sous la majes­té de la forêt bruis­sante, le liber­tin se recueille ; un soi­gneux exa­men de conscience lui découvre l’horreur de ses péchés. Il se repent, prie, com­mu­nie et court à Mos­cou vider sa bourse au cercle, se souiller d’amours vénales et dangereuses.

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À vingt-trois ans un aris­to­crate, un « homme comme il faut » selon la propre expres­sion de Tol­stoï, un gen­til­homme cri­blé de dettes, sans pro­fes­sion ni métier, dégoû­té de tout et de lui-même, est mûr pour la car­rière mili­taire. Res­pec­tueux de cette antique tra­di­tion, le comte rui­né s’engage comme élève-offi­cier dans l’armée du Cau­case en lutte contre les Tartares.

Ce fut le salut. En dépit des beu­ve­ries, mal­gré la fré­quen­ta­tion de belles cosaques faciles, l’apprenti-soldat retrouve sa voie dans l’existence tan­tôt calme, tan­tôt active et mou­ve­men­tée des camps Si la dis­ci­pline tatillonne des chefs et la médio­cri­té vicieuse du mess des offi­ciers amènent un rapide écœu­re­ment, la beau­té des sites cau­ca­siques à la fois riants et gran­dioses, et la qua­si-soli­tude pro­pice à la rêve­rie et à la pen­sée mettent à jour une force jusque-là vir­tuelle et latente. « J’ai conscience que je ne suis pas né pour être comme tout le monde », ins­crit Tol­stoï dans son « Jour­nal Intime ». Le génie lit­té­raire le sou­lève et l’exalte. En 1852, paraît le pre­mier roman « L’Enfance », publié dans une revue péters­bour­geoise avec un beau suc­cès. « Des com­pli­ments mais pas d’argent », récri­mine l’auteur qui « ne com­pose pas par ambi­tion, mais par goût » sinon avec désintéressement.

La guerre de Cri­mée (1854 – 55) ren­force l’antimilitarisme nais­sant du lieu­te­nant d’artillerie comte Tol­stoï, en lui don­nant une base moins égoïste, moins per­son­nelle, plus haute, plus géné­reuse, plus humaine. Le pre­mier récit sur le « Siège de Sébas­to­pol » res­pire le pur patrio­tisme et pro­vo­qua l’enthousiasme du tsar Alexandre II. Mais, dans son émou­vante objec­ti­vi­té, le second consti­tue un élo­quent plai­doyer contre les hor­reurs inutiles de la guerre. À comp­ter de ce jour, la fibre mili­taire du héros déco­ré était bri­sée à jamais. La lit­té­ra­ture recueille ce trans­fuge de l’armée.

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Alors sont com­po­sés les nou­velles et récits en par­tie auto­bio­gra­phiques : « L’Adolescence », « La Jeu­nesse », « La Mati­née d’un sei­gneur », dont l’écrivain tirait gloire et, enfin, béné­fices consa­crés en entier aux habi­tuelles débauches. Le mal­heu­reux, effrayé de sa dégra­da­tion, essayait de réagir. Il y réus­sis­sait peu contre lui-même, mais à mer­veille contre ses cama­rades du milieu lit­té­raire libé­ral, Tour­gué­niew et consorts, « ces hommes qui ne voyaient pas le mal de ces orgies unies à la pro­pa­gande de l’amour du peuple et du pro­grès uni­ver­sel. » L’anarchiste en ges­ta­tion dans le roman­cier à la mode se révol­tait d’instinct contre l’hypocrisie des harangues et ban­quets démocratiques.

Le sno­bisme ingé­nu du cercle artis­tique de Saint-Péters­bourg rejette vers Mos­cou et Ias­naïa-Polia­na l’officier démis­sion­naire (1856) et le lit­té­ra­teur en rup­ture de ban, dont l’activité inquiète se lance à corps per­du dans l’agriculture sans résul­tats bien évidents.

Le grand sei­gneur cherche de nou­veau à se rap­pro­cher des serfs de son domaine. La ten­ta­tive ne réus­sit pas ; l’âme fruste du mou­jik inac­ces­sible au rai­son­ne­ment n’y sen­tait pas encore la sym­pa­thie pro­fonde capable de la faire vibrer à l’unisson.

Anxieux de ten­dresse, l’éternel inas­sou­vi se tourne vers l’éternel fémi­nin, s’efforce de s’éprendre d’une jeune fille. Peine per­due. Tol­stoï ne connaî­tra jamais le « grand amour », cette fusion intime de deux êtres en une emprise com­plète, réci­proque et du cœur et des sens. Dans l’union avec une chaste fian­cée, il n’apportait pas la pure­té néces­saire à un accord par­fait, il s’était trop pro­di­gué, trop pros­ti­tué pour qu’une vraie femme pût le pos­sé­der tout entier. D’autre part, l’amour est aveugle, et le roman­cier psy­cho­logue avait une vue de lynx.

En 1857, tel un roman­tique de race, l’amoureux tra­hi par lui-même entre­prend un voyage en Europe. À Paris, la vue d’une exé­cu­tion capi­tale lui arrache cette pro­tes­ta­tion : « Quand je vis la tête se sépa­rer du corps et l’une et l’autre tom­ber dans le panier, je com­pris, non par ma rai­son mais par tout mon être, que nulle théo­rie sur le devoir de la défense sociale ou sur le sou­ci du pro­grès géné­ral ne pou­vait jus­ti­fier cet acte. Lors même que s’appuyant sur des consi­dé­ra­tions mul­tiples, l’univers entier croi­rait depuis tou­jours à la néces­si­té de la peine de mort, moi je sens qu’elle n’est pas néces­saire mais néfaste. Car le pro­grès n’est pas le juge du bien ou du mal ; c’est moi avec mon cœur. » (Confes­sions, page 17. Édi­tion Stock.)

À Lucerne, le tou­riste pro­vo­qua un scan­dale dans l’hôtel aris­to­cra­tique où il était des­cen­du. Un soir, aux sons de sa gui­tare, un chan­teur ambu­lant char­mait de ses douces mélo­dies le groupe des élé­gants dîneurs accou­dés au bal­con de la ter­rasse brillam­ment éclai­rée. À la quête, pas un sou ne tombe dans l’humble sébile. Exas­pé­ré d’une si féroce ladre­rie, le bouillant mos­co­vite bon­dit dans l’escalier, prend le che­mi­neau par le bras, l’entraîne de force dans le res­tau­rant. Sur le refus du maître d’hôtel de leur ser­vir une bou­teille de vin, la colère l’emporte : il fla­gelle de son indi­gna­tion et de son mépris clients et domes­tiques stu­pé­faits. Sur les bords enchan­teurs du lac des Quatre-Can­tons, le géné­reux liber­taire s’est éveillé.

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À la fin de sa courte excur­sion, le sei­gneur d’Iasnaïa-Poliana retourne dans ses terres. Son temps se par­tage entre la lit­té­ra­ture, la musique, les fêtes, les chasses au loup, à l’ours, à tous les gibiers, la gym­nas­tique et l’instruction du peuple. Cette fois le pay­san répond mieux à des avances sin­cères, à l’offre d’un cœur comme d’un dévoue­ment. Et voi­là que le péda­gogue impro­vi­sé s’aperçoit, avec l’honnêteté de sa logique, qu’il ne sait ni quoi ni com­ment ensei­gner, quelles connais­sances sont utiles et les­quelles sont inutiles aux tra­vailleurs des champs. Le pèle­rin de la science décroche alors son bâton et par­court le vieux conti­nent à la recherche d’une bonne méthode d’éducation (juillet 1860).

Par­tout, à Ber­lin, à Wei­mar, à Mar­seille, à Londres, il visite les écoles, les jar­dins d’enfants de Frœ­bel, les uni­ver­si­tés, les cours du soir ; il fré­quente les réunions d’ouvriers et les confé­rences popu­laires. Durant un séjour à Hyères, meurt dans ses bras son frère Nico­las, ancien offi­cier du Cau­case, tué par l’alcoolisme et sa sui­vante, la tuber­cu­lose. — À Londres, le révo­lu­tion­naire russe Her­zen donne à son com­pa­triote une lettre d’introduction auprès de Prou­dhon éta­bli à cette époque à Bruxelles. L’impression pro­duite par l’anarchiste fran­çais fut très vive ; elle se réper­cu­te­ra dans l’œuvre ulté­rieure du génial écrivain.

Ce der­nier, après un cro­chet en Ita­lie, ren­trait dans sa pro­vince au moment où l’émancipation des serfs venait d’être solen­nel­le­ment pro­cla­mée (3 mars 1861). Dans sa fièvre de libé­ra­lisme, l’autocratie russe lui confie les fonc­tions de juge de paix du dis­trict. L’hostilité de la noblesse des envi­rons, les accu­sa­tions de par­tia­li­té en faveur des mou­jiks l’obligèrent bien­tôt à aban­don­ner le pré­toire. L’école ouverte dans un de ses immeubles en béné­fi­cia. Éta­blie sur le prin­cipe de la liber­té, elle eut tel suc­cès que le « gou­ver­ne­ment libé­ral » l’honora d’une per­qui­si­tion et d’un bou­le­ver­se­ment en règle, sous le pré­texte de menées poli­tiques téné­breuses et d’impression de bro­chures clan­des­tines. Selon l’universelle cou­tume poli­cière, les cam­brio­leurs offi­ciels accom­plirent leur vilaine besogne en l’absence du maître, qui, malade, se trou­vait dans la région de Sama­ra et sui­vait une cure de Kou­miss répu­tée mer­veilleuse contre phti­sie dont il se croyait atteint Le trai­te­ment gué­rit le pseu­do-phti­sique ; l’inquisition impé­riale ame­na la fer­me­ture de l’école et l’arrêt tem­po­raire de l’activité pédagogique.

Ayant écrit un déli­cieux roman sur « Le Bon­heur Conju­gual », son auteur déci­da de le vivre. Dans une pro­prié­té voi­sine, vivait en été la famille du Dr Bers, méde­cin de la Cour, dont la femme était une amie d’enfance de Tol­stoï, pré­ci­sé­ment la vic­time de sa pas­sion d’adolescent. Des trois jeunes filles de la mai­son, après une courte hési­ta­tion, le sou­pi­rant dis­tingue la plus jeune ornée de dix-huit prin­temps, la cour­tise et l’épouse le 28 sep­tembre 1862 au Krem­lin, dans l’église de la Cour. Le nou­veau marié avait trente-quatre ans.

Le Refuge dans la vie de famille achève la par­tie « héroïque » du cycle tol­stoïen, celle de la gloire mili­taire, des suc­cès mon­dains, des triomphes pure­ment lit­té­raires. Les « Confes­sions » la carac­té­risent ain­si : « Je ne puis me rap­pe­ler ces années sans dégoût, sans souf­france. J’ai tué des hommes à la guerre ; j’ai pro­vo­qué en duel pour tuer ; j’ai per­du de l’argent aux cartes ; j’ai man­gé le tra­vail des pay­sans ; je les ai mal­trai­tés ; j’ai été plon­gé dans la débauche ; j’ai men­ti. Le men­songe, le vol, la lubri­ci­té, l’ivrognerie, la vio­lence, le meurtre… il n’y a pas de crimes que je n’ai com­mis. Et pour cela, ou me louait, on m’appréciait ».

Le « Jour­nal Intime », recueil sin­cère de toutes les tur­pi­tudes humaines, son scru­pu­leux rédac­teur le don­na à lire à sa fian­cée, qui pleu­ra beau­coup mais ne reti­ra pas sa main. Elle la met­tait dans celle d’un homme pres­ti­gieux, sexuel impé­ni­tent, intré­pide chas­seur, émi­nent écri­vain, psy­cho­logue péné­trant, péda­gogue ori­gi­nal : tou­jours loyal et vrai, dans ses vices comme dans ses vertus.

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Pen­dant près de quinze ans, sans être un indi­vi­du tout à fait heu­reux, Tol­stoï n’a pas d’histoire ou plu­tôt elle est celle de son œuvre. De la lit­té­ra­ture, l’écrivain s’élève à l’art. Il dresse le monu­ment gran­diose de « La Guerre et la Paix », très pure archi­tec­ture avec d’admirables hauts-reliefs et bas reliefs d’une vie sur­pre­nante (1864 – 1869). Dans « Anna Karé­nine », la pauvre âme de la créa­ture est scru­tée avec une minu­tie presque dou­lou­reuse, mais aus­si avec quelle pitié ! L’héroïne du roman, femme dis­tin­guée et presque idéale, meurt sans avoir vécu, pour avoir trop aimé un homme et pas assez les hommes (1874 – 1877).

Dere­chef se mani­festent et s’avivent l’affection pour le peuple et la volon­té de l’instruire. Dans la mai­son même du pro­prié­taire, une école s’ouvre pour les enfants, ain­si qu’une sorte de cours com­plé­men­taire pour les ins­ti­tu­teurs curieux de la nou­velle méthode. Le maître édite deux « syl­la­baires », rédige une arith­mé­tique sim­pli­fiée, s’initie à l’astronomie, écrit des contes pour les petits et les grands.

Le génial auto­di­dacte s’attelle à la pein­ture et à la sculp­ture avec une réus­site pro­ba­ble­ment médiocre, puisque rien n’est res­té des ébauches exé­cu­tées. Le suc­cès s’avère meilleur pour le grec ancien, dont l’étude, entre­prise en vue de la lec­ture de Sophocle et d’Euripide, rece­vra son uti­li­sa­tion dans la tra­duc­tion ulté­rieure des quatre évan­giles. Enfin, musique et pia­no pas­sionnent le dilet­tante qui les pra­tique avec sa fougue habituelle.

À Ias­naïa-Polia­na, fêtes et récep­tions se suc­cèdent et se déroulent selon tous les rites. L’argent coule de la corne d’abondance des droits d’auteur. Les syl­la­baires eux-mêmes rap­portent de beaux béné­fices au tra­vailleur conscien­cieux mais non désintéressé.

La chasse demeure l’exercice pré­fé­ré du vigou­reux gen­til­homme cam­pa­gnard. Dans une pour­suite bride abat­tue, désar­çon­né par une chute de sa mon­ture, le cava­lier se casse un bras ; deux pra­ti­ciens ruraux le lui arrangent mal, non sans avoir impo­sé au bles­sé de ter­ribles souf­frances. Des chi­rur­giens de Mos­cou doivent frac­tu­rer l’os à nou­veau afin d’obtenir une réduc­tion cor­recte. Ces mésa­ven­tures thé­ra­peu­tiques contri­buèrent à exas­pé­rer la haine inex­piable que, depuis sa jeu­nesse, Tol­stoï nour­ris­sait contre les méde­cins impuis­sants à le gué­rir des misères phy­siques occa­sion­nées par la débauche.

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Cepen­dant le sen­ti­ment de l’injustice sociale com­mence à trou­bler la quié­tude et la féli­ci­té du père de famille. La condam­na­tion à mort d’un sol­dat, dont il avait béné­vo­le­ment assu­mé la défense devant un conseil de guerre, lui dicte cet aveu : « Je n’ai trou­vé rien de mieux que de citer des textes stu­pides appe­lés lois ». Le luxe de son train de mai­son le gêne, l’offusque même : « Sur notre table, une nappe éblouis­sante, des radis roses, du beurre jaune ; là-bas la famine ; ce fléau couvre les champs de mau­vaises herbes, fen­dille la terre sèche, coupe les talons des pay­sans, détruit les sabots du bétail. C’est vrai­ment ter­rible ! » L’écrivain met sa plume, son temps et sa bourse au ser­vice des pay­sans de Sama­ra rava­gée par la disette.

Le pro­blème moral s’impose aus­si avec force à l’homme en pleine matu­ri­té. C’était, par­ve­nu au seuil de la conscience, le conflit entre les ins­tincts puis­sants d’un corps vigou­reux et les vel­léi­tés d’un esprit aux aspi­ra­tions tou­jours plus vives vers le per­fec­tion­ne­ment inté­rieur, la lutte entre les pas­sions et les idées. D’autre part, à la redou­table ques­tion des ori­gines et du sens de la vie, le mor­tel assoif­fé d’absolu vou­lait une réponse pré­cise, com­plète, défi­ni­tive. L’agnosticisme ne la lui don­na pas ; la reli­gion lui per­met­tra l’illusion.

Frap­pé de la séré­ni­té intel­lec­tuelle du peuple, Tol­stoï s’appliqua à s’assimiler son chris­tia­nisme naïf, se plia aux moindres pra­tiques du rite ortho­doxe. Il était trop clair­voyant et trop sin­cère pour ne pas y aper­ce­voir sans délai l’étrange amal­game de gros­sières super­sti­tions et d’idéalités sublimes. Le néo­phyte vou­lut se l’expliquer par des addi­tions et des défor­ma­tions impo­sées à la pure doc­trine par des clercs igno­rants ou impos­teurs. Le désir de remon­ter aux sources lui fait apprendre l’hébreu, le plonge dans l’étude et les com­men­taires des Écri­tures Saintes. Il en sort une belle « Tra­duc­tion des Quatre Évan­giles », et sur­tout une « Cri­tique de théo­lo­gie dog­ma­tique », le plus for­mi­dable réqui­si­toire contre les Églises pas­sées, pré­sentes, futures. Les essais dévo­tieux du nou­vel évan­gé­liste le sépa­rèrent à jamais de toutes les confes­sions et lui valurent l’excommunication majeure (1879 – 1883).

Mais, ô ren­contre inef­fable, en cher­chant Dieu, l’humble pécheur a trou­vé l’amour :

« Dieux, pro­clame-t-il, c’est l’amour, l’union de tous les hommes, dont les mal­heurs viennent de la mécon­nais­sance de l’universelle loi de bon­té. Les pré­ceptes de la doc­trine de véri­té existent plus ou moins cachés et iden­tiques dans les diverses reli­gions. Ils sont ins­crits d’une façon indé­lé­bile en la conscience de cha­cun ; et seul l’aveuglement invo­lon­taire ou cal­cu­lé les dérobe à l’examen. En dehors des dogmes, rites, cultes, églises ou sectes, l’obéissance sans fai­blesse aux règles du divin amour assu­re­ra la joie et le paix entre les hommes. »

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Dès la décou­verte du prin­cipe de la fra­ter­ni­té sociale, com­mence la période tra­gique de la vie de Tol­stoï. Par une cruelle iro­nie du sort, l’affirmation de l’union néces­saire creuse entre l’apôtre et sa famille un fos­sé qui ira s’élargissant jusqu’à la tombe. Déjà l’activité péda­go­gique, l’abandon de la pro­duc­tion artis­tique enfin les rêve­ries méta­phy­siques et reli­gieuses indis­po­saient l’entourage immé­diat lésé dans ses habi­tudes et ses inté­rêts. Lorsque le probe pen­seur s’ingénia à mettre en har­mo­nie ses idées et ses actes, ce fut de la stu­peur, de l’indignation miti­gée de pitié, presque du mépris. La com­tesse écrit à son mari : « Tu es res­té à Ias­naïa pour jouer au Robin­son… Je me suis cal­mée par ce pro­verbe russe : que l’enfant s’amuse de n’importe quoi, pour­vu qu’il ne pleure pas ! » Et le « Robin­son pour rire » consi­gnait dans son « Jour­nal » le jour du départ de sa famille pour Mos­cou et ses réunions mon­daines : « Les bri­gands se sont réunis, ils ont pillé le peuple, ont réuni des sol­dats et des juges pour pro­té­ger leur orgie ; et ils festinent ». 

L’ermite d’Iasnaïa réforme ses habi­tudes, sa toi­lette, renonce aux vête­ments euro­péens, s’habille en mou­jik. Il refuse tout ser­vice domes­tique pour sa per­sonne, net­toie lui-même sa chambre, vide son vase de nuit, répare ses bottes : il laboure, fauche, fane, par­tage les tra­vaux du pay­san. À Mos­cou, les débar­deurs, les jour­na­liers deviennent sa com­pa­gnie habi­tuelle. À l’occasion d’un recen­se­ment, la visite des bouges de la grande ville lui ins­pire sa pre­mière œuvre de révolte : « Que devons-nous faire ? » (1882 – 1885).

L’anarchisme, jusque-là obs­cur et latent, se dévoile, s’amplifie, s’élève au souffle du génie. Néga­teur de la pro­prié­té, l’écrivain renonce à ses droits d’auteur, sauf anté­rieurs à « Anna Karé­nine » réser­vés à sa famille. Les terres sont répar­ties entre les six enfants. Tol­stoï ne gar­dait rien pour lui et vivait du strict néces­saire. Qui ose­rait lui repro­cher de n’avoir pas impo­sé aux siens sa pra­tique du renon­ce­ment aux pri­vi­lèges de la richesse, ni per­pé­tré contre sa femme la vio­lence du dépouille­ment total. Quel liber­taire sans tache lui jet­te­ra la pre­mière pierre ?

La man­sué­tude envers la famille aimée était au sur­plus conforme à sa Doc­trine de la non « résis­tance au mal par le mal, de la résis­tante au mal par le bien, véri­té élé­men­taire et pri­mor­diale, que des siècles d’oppression obs­cur­cirent jusqu’à l’incompréhension actuelle. Comme si la vio­lence pou­vait être com­bat­tue avec effi­ca­ci­té par la vio­lence, la guerre par la guerre, l’incendie par le feu, l’inondation par l’eau. Les ins­ti­tu­tions d’imposture, d’iniquité s’écrouleront par la non-par­ti­ci­pa­tion des indi­vi­dus éclairés ! »

Et le zéla­teur de la déso­béis­sance donne l’exemple, refuse d’être juré, de payer les impôts, que sa femme acquitte en cachette.

Son action puis­sante s’exerça contre le mili­ta­risme et l’armée, sou­tien des États monar­chiques ou répu­bli­cains. Elle s’insinua dans les couches pro­fondes du peuple, exal­ta son mys­ti­cisme mil­lé­naire. Des tri­bus entières de Dou­kho­bors repoussent le ser­vice mili­taire, se lais­sant plu­tôt empri­son­ner, dépor­ter en Sibé­rie, exi­ler au Cana­da. Pen­dant la der­nière guerre des groupes de tol­stoïens ne vou­lurent pas prendre les armes ; tra­duits au Conseil de Guerre, ils furent acquittés.

Les révol­tés, les réfrac­taires viennent cher­cher appui et conso­la­tion auprès de leur vieux frère qui se mul­ti­plie en démarches, sol­li­ci­ta­tions, appels élo­quents, dons géné­reux. Le maître pro­teste avec une har­diesse inouïe contre les per­sé­cu­tions dont l’autorité frappe les adeptes de ses idées, reven­dique pour lui la res­pon­sa­bi­li­té de leurs actes. L’autocratie per­fide lui inflige l’humiliation de l’immunité.

À Ias­naïa accourent de tous les pays du monde des hommes avides de voir et d’entendre l’apôtre de l’amour uni­ver­sel. Aux demandes de conseils, le pur anar­chiste répon­dait : « Ceux qui se laissent gui­der par quelqu’un, lui obéissent et le croient, errent dans les ténèbres avec leur guide»».

Le grand écri­vain pro­digue les lumières de son esprit dans une foule de lettres aux diri­geants et aux diri­gés, à l’empereur et aux révo­lu­tion­naires, aux oppres­seurs et aux oppri­més. En une infi­ni­té de bro­chures, de mani­festes, de livres, il étu­die et dénonce les men­songes des Églises, l’inique vio­lence de l’État, l’erreur des réfor­ma­teurs auto­ri­taires, l’illogique de l’emploi de la force pour la rédemp­tion sociale. Mal­gré son affir­ma­tion : « Tant qu’il y aura dans la socié­té des indi­vi­dus affa­més, l’art véri­table n’existera pas », le pro­di­gieux artiste com­pose jusqu’à sa fin d’admirables contes, nou­velles, romans, « La Mort d’Ivan Hitch », « La Sonate à Kreut­zer », un drame émou­vant, « La Puis­sance des Ténèbres» ; et, comme cou­ron­ne­ment de sa soixante-dixième année, un salut suprême à l’amour sau­veur du monde, « Résur­rec­tion », la somme de la pen­sée tolstoïenne.

Cette intel­li­gence extra­or­di­naire ani­mait un corps d’une vigueur sur­pre­nante. À soixante-cinq ans, le pay­san d’Iasnaïa apprend à mon­ter à bicy­clette, se pas­sionne pour cet exer­cice, patine, nage, four­nit à pied de longues ran­don­nées. Dans cet orga­nisme équi­li­bré à la per­fec­tion, muscles et cer­veau fonc­tionnent sans défaillance pen­dant toute la vie.

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Et cepen­dant, quelle amer­tume s’accumule dans le cœur ulcé­ré ! Le conflit fami­lial va chaque jour s’aggravant. Autour du vieillard, la vie mon­daine conti­nuait en son luxe coû­teux et son égoïsme insou­ciant. L’incompréhension de sa femme et de ses enfants est l’échec le plus cruel pour l’apôtre du renon­ce­ment à la richesse spo­lia­trice et aux vani­tés démo­ra­li­sa­trices de la socié­té pri­vi­lé­giée. Et aux moments où l’intensité de la dou­leur dépasse ses forces de résis­tance, le pro­phète mécon­nu et bafoué pense à fuir, à rejoindre sur la route les humbles pèle­rins du Dieu d’amour.

Dans la nuit du 10 novembre 1910, obéis­sant peut-être à un pres­sen­ti­ment, le vieillard aban­donne sa mai­son en com­pa­gnie d’un méde­cin ami. Il réa­li­sait son rêve et se diri­geait vers un hos­pice de pauvres pour y ter­mi­ner son exis­tence dans la joie et la paix du cœur. La mort les lui don­na dix jours après, en une chambre de la petite gare d’Astapovo, où, ter­ras­sé par la pneu­mo­nie, le doux liber­taire expi­rait en disant aux parents et amis réunis à son che­vet : « Il y a des mil­lions d’êtres souf­frant dans le monde. Pour­quoi êtes-vous si nom­breux autour de moi ? »

[/​F. Élo­su./​]

N. B. — Les maté­riaux de cette étude ont été pui­sés dans les ouvrages suivants :

Romain Rol­land. — Vie de Tol­stoï. Édit. Hachette, 4 fr.

Léon Tol­stoï. — Vie et Œuvres, mémoires par P. Biru­ho­vo. Trad. Bien­stock, Mer­cure de France, 3 vol., à 6 fr. 50.

Léon Tol­stoï. — Œuvres com­plètes. Trad. Bien­stock. Édit. P.V. Stock. 28 vol., à 5 fr. 75. Celte édi­tion est la seule inté­grale et lit­té­rale. Ain­si « Guerre et Paix » y forme six volumes com­pacts au lieu de trois. Dans les tra­duc­tions anté­rieures, « Anna Karé­nine », (quatre gros volumes au lieu d’un on deux). Librai­rie Stock Dela­main, Bou­teilleau et Cie, suc­ces­seurs, 7, rue du Vieux-Colom­bier, Paris‑6e.

La Presse Anarchiste