La Presse Anarchiste

Du haut de mon mirador

L’U­nique n’est certes pas une revue aux colonnes encom­brées d’ac­tua­li­tés. Ergo­ter sur les élec­tions, les par­tis poli­tiques, les abs­ten­tions, les scan­dales éco­no­miques, les confé­rences de la paix et autres assem­blées de bavards inter­na­tio­naux, les dis­cours des ministres et de ceux qui vou­draient bien prendre leur place, les inco­hé­rences du ravi­taille­ment, la « fer­me­ture » des « mai­sons closes », le mar­ché paral­lèle — non, mille fois non. On sait bien tout ce que nous pen­sons sur ces sujets… et ceux qui s’y relient. D’ailleurs tous les pério­diques s’en occupent. Nous nous éloi­gnons de toute cette pour­ri­ture en nous bou­chant. le nez. Ce à quoi nous visons c’est à faire cir­cu­ler un cou­rant d’air pur, au moral comme à l’in­tel­lec­tuel, dans 1e cercle de nos cama­rades. Que les jour­naux d’in­for­ma­tion conti­nuent à infor­mer leurs lec­teurs, que les jour­naux d’o­pi­nion conti­nuent à se dis­pu­ter une clien­tèle d’in­dé­crot­tables gogos. Leurs lau­riers ne nous font pas envie. S’il nous arrive encore de dénon­cer ici et là quelque hypo­cri­sie, c’est bien plu­tôt en spec­ta­teur qu’en nous récla­mant d’une doctrine !

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Dans son ouvrage sur Louise Michel, Fer­nand Planche cite l’a­nec­dote du manus­crit de Vingt mille lieues sous les mers ven­du par son héroïne, en un jour de détresse, au célèbre Jules Verne, pour la somme de cent francs. Celui-ci l’a­che­va en y ajou­tant quelques cha­pitres. L’o­dys­sée du Nau­ti­lus ― à la fin du XIXe siècle ― a pas­sion­né une jeune géné­ra­tion avide de mer­veilleux, assis la répu­ta­tion de Jules Verne comme « pro­phète scien­ti­fique » et rap­por­té pas mal d’argent a celui en qui cer­tains veulent vois un pré­dé­ces­seur de H.-G. Wells. S’il en a été de même pour ses autres « pro­duc­tions », ce n’est plus à un créa­teur à qui nous avons affaire, mais à adap­ta­teur. Hélas ! com­bien d’in­ven­teurs, de roman­ciers, de dra­ma­turges, etc., célèbres doivent leur répu­ta­tion à des « idées » ou à des « brouillons » acquis pour une bou­chée de pain ! Ces gens-là, et dans la mesure où ils acquirent une noto­rié­té, ne se montrent guère scru­pu­leux quant au choix des moyens mis en œuvre pour « par­ve­nir ». Il nous vient à l’es­prit l’his­toire d’un pauvre hère que nous avons connu, logeant en gar­ni, qui rédi­geaient des contes que signaient des écri­vains illustres et qui parais­saient ensuite dans un grand quo­ti­dien du début de ce siècle renom­mé pour son genre lit­té­raire. Et cela n’al­lait pas sans peine, car ses clients se mon­traient dif­fi­ciles. Jamais le mal­heu­reux ne put faire paraître une seule de ses « créa­tions » ― car c’é­tait un créa­teur ― sous son nom. Cette « belle époque » res­sem­blait fort à celle d’au­jourd’­hui, à quelques détails près. Elle était à « l’é­chelle humaine », comme la nôtre.

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Nous avons par­lé dans notre der­nier fas­ci­cule du Kan­sas, le seul État des U.S.A. Qui soit demeu­ré pro­hi­bi­tion­niste. Selon de plus amples infor­ma­tions, il s’a­git d’un pro­hi­bi­tion­nisme de façade, dont se moquent les habi­tants de cet État. On peut plus faci­le­ment se pro­cu­rer du bon whis­ky à Topek, dans le Kan­sas pro­hi­bi­tion­niste, par exemple, qu’à Kan­sas City, ville voi­sine dans le Mis­sou­ri, où la vente des liqueurs est libre. Les contre­ban­diers foi­sonnent, chaque gar­çon de café est prêt, si l’on y met le prix, à pro­cu­rer à ses clients une « pinte » ou un « quart » du breu­vage défen­du. Le pro­hi­bi­tion­nisme est un article du pro­gramme des « répu­bli­cains », les­quels n’ob­servent même pas la loi qu’ils ont fait voter. À preuve ce Congrès du par­ti (pour le dit Kan­sas) aux séances duquel on but de l’a­qua sim­plex, alors que le len­de­main matin, des chambres occu­pées par les congres­sistes, les femmes de chambre éva­cuèrent une quan­ti­té de bou­teilles vides de whis­ky suf­fi­sante pour occu­per la presque tota­li­té d’un camion.

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Sur une col­line prés de Dant­zig, en pré­sence 150.000 spec­ta­teurs, ont été pen­dus onze de ces brutes à face humaine qu’ont ren­du célèbres leurs opé­ra­tions dans les camps de concen­tra­tion nazis. Jus­tice était faite, mais quant à l’im­pres­sion lais­sée par ce spec­tacle sur l’es­prit et le cœur des spec­ta­teurs, c’est une autre his­toire… Seule­ment, quand, à la suite de cette nou­velle, on lit le récit sui­vant, et bien docu­men­té du Reve­rend A. Clay­ton Powells Jr. sur cer­tains faits qui se déroulent dans les camps péni­ten­ciers amé­ri­cains (à l’u­sage des Amé­ri­cains) ― on ne peut s’empêcher de res­ter… rêveur.

Oyez plu­tôt :

Au camp (amé­ri­cain) de Licht­feld, près de Londres, on don­nait aux pri­son­niers une nour­ri­ture indi­geste, puis on les for­çait a ingur­gi­ter des rasades d’huile de ricin. Chaque jour il y avait des punis du « nez aux orteils », laquelle puni­tion consiste en ce que le pri­son­nier soit atta­ché par de solides liens, de manière à ce que son nez touche à ses orteils. Par­fois un de ces mal­heu­reux sol­dats demeu­rait 24 heures dans cette posi­tion… Des matraques, faites de bouts de caou­tchouc, étaient uti­li­sées pour châ­tier la moindre faute, punir la moindre inat­ten­tion. Des pri­son­niers ont été pen­dus par les mains de façon à ce qu’ils ne touchent le sol que par l’ex­tré­mi­té des pieds. Géné­ra­le­ment, la vic­time s’é­va­nouis­sait après deux heures de ce traitement…

Civi­li­sa­tion amé­ri­caine. Les poteaux d’exé­cu­tion des Peaux Rouges chers à Feni­more Cooper et à Mayne Reid doivent han­ter le cer­veau des tor­tion­naires qui ordonnent ou sanc­tionnent pareils traitements !

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Puisque l’é­poque du pro­cès de Nurem­berg semble clore un des plus sombres cha­pitres de l’his­toire des faits et gestes de la bête à sta­tion droite, rap­pe­lons que les nazis avaient été devan­cés par d’illustres pré­dé­ces­seurs, qui pré­ten­daient, eux aus­si, por­ter le flam­beau de la civi­li­sa­tion par­mi les arrié­rés. Il s’a­git des crimes accom­plis par les Espa­gnols en Amé­rique cen­trale et méri­dio­nale et qui émurent l’é­vêque de Chia­pa, le bon Bar­tho­lo­mé de Las Casas. Pour un chré­tien tué, on mas­sa­crait des cen­taines d’In­diens. Las Casas en a vu brû­ler vivants, à petit feu, enve­lop­pés de paille sèche, « en l’hon­neur et révé­rence de notre Rédemp­teur ». Un gou­ver­neur du Yuca­tan, Fran­cis­co de Mon­te­jo, nour­ris­sait ses chiens avec des enfants. À Xatis­co, Nuno de Guz­man se van­tait d’a­voir fait brû­ler huit cents vil­lages et esti­mait avoir bien ser­vi son Dieu et son Roi.

Las Casas raconte, entre autres mas­sacres, celui qu’ils firent dans une grande ville de plus de trente mille habi­tants, dénom­mée Cho­lu­la. « Tous les sei­gneurs de la région et des envi­rons et avant tout, les prêtre avec le grand prêtre, étaient sor­tis pour rece­voir les chré­tiens avec beau­coup de res­pect et de révé­rence, pour les ame­ner a se repo­ser dans la ville et dans les mai­sons du sou­ve­rain, et des sei­gneurs, et des notables. Les Espa­gnols s’en­ten­dirent pour faire ici un mas­sacre ou châ­ti­ment (comme ils l’ap­pellent) pour semer la ter­reur et la furie dans tous les lieux de cette terre. Parce que ce fut tou­jours leur déci­sion dans toutes les terres où ils entrèrent, il faut bien savoir, de faire un mas­sacre cruel et signa­lé, pour que ces douces bre­bis en tremblent toutes. Pour cela, ils envoyèrent cher­cher tous les sei­gneurs et les nobles de la ville et de toutes les pro­vinces en dépen­dant et avec eux le sei­gneur prin­ci­pal ; ceux-ci furent pris sans que per­sonne s’en aper­çut ou pût en don­ner avis. Ils avaient aus­si deman­dé cinq ou six mille Indiens pour por­ter les charges ; ils vinrent tous et furent enfer­més dans les cours des mai­sons… Tous étant réunis, des Espa­gnols armés se pla­cèrent aux portes pour les gar­der et à coups d’é­pées et de lances, ils trans­per­cèrent toutes ces bre­bis, de sorte qu’il n’y eut aucun de ces Indiens qui put s’é­chap­per. Au bout de deux ou trois jours, des Indiens qui s’é­taient. cachés ou abri­tés sous les morts, tant ils étaient nom­breux, sor­tirent tout san­glants et s’a­van­cèrent vers les Espa­gnols, implo­rant misé­ri­corde et deman­dant qu’on les épar­gnât. Mais ils n’eurent d’eux ni misé­ri­corde ni com­pas­sion et, dès qu’ils parais­saient, on les cou­pait en mor­ceaux. Tous les sei­gneurs, dont le nombre dépas­sait la cen­taine, avaient été ligo­tés et un capi­taine ordon­na qu’ils fussent brû­lés vifs ou empa­lés sur des pieux fichés dans le sol. »

Il est évident qu’il s’est pas­sé des scènes de ce genre dans tous les temps, mais dans le cas des chefs des conquis­ta­dores du XVIe siècle comme dans celui des chefs nazis ou des diri­geants amé­ri­cains ou autres du XXe, il s’a­git de mis­sion­naires ― reli­gieux, mili­taires ou civils ― d’une civi­li­sa­tion supé­rieure, comme si une « civi­li­sa­tion à l’é­chelle humaine » pou­vait offrir quoi que ce soit de supérieur !

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The Pro­tes­tant, publié à New-York, écrit dans son no de juin-juillet : « Si nous avions la guerre avec la Rus­sie, il s’en­sui­vrait une guerre contre toutes les mino­ri­tés du pays. Le mou­ve­ment ouvrier serait per­sé­cu­té, les nègres reje­tés dans l’es­cla­vage, les intel­lec­tuels empri­son­nés. Dans la course à la pre­mière place dans cette ins­tal­la­tion néo-fas­ciste, le pro-fas­cisme inter­na­tio­nal se mor­cel­le­rait. En pre­mier lieu, le peuple juif serait iso­lé et anéan­ti. Ensuite, les fas­cistes anti­ca­tho­liques s’u­ni­raient aux catho­liques et nous connai­trions une forme nihi­liste non catho­lique ; de fas­cisme amé­ri­cain, pire, s’il est pos­sible, que le Nazisme. ». Ces lignes ne sont pas extraites d’une feuille anar­chiste révo­lu­tion­naire, mais d’un pério­dique religieux.

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