« C’est à peine dans un lointain avenir — écrit le général vnn Schoenaich — que sera éclairci l’un des chapitres les plus troubles de la nouvelle histoire allemande et ce chapitre est celui du ministre von Holstein, nommé l’Eminence Grise. On sait que pendant trente années cet homme eut, sous quatre chanceliers différents, une influence décisive sur notre politique extérieure. La plupart de nos diplomates de l’étranger, qui n’étaient pas aussi bêtes qu’on le prétend habituellement, le regardaient, même dans l’exercice de sa fonction, comme une personne à l’esprit malade. Il semble aujourd’hui presque sûr que ce fut lui le coupable de la situation politique qui fit qu’en fin de compte nous dûmes nous précipiter dans une guerre mondiale. »
L’auteur montre ensuite comment on procéda pendant la guerre envers ceux connus comme infracteurs à l’article 175. Le jugement était prononcé selon le grade et le rang social : exclusion de l’armée, dégradation ou « disparition arrangée » pour éviter le scandale, les officiers de l’active passés dans la réserve, ou envoyés au front comme simples soldats. Il insiste ensuite sur la gravité de cet état de choses pour « tous les États monarchiques ». Tant que les lois sur le mariage dans les milieux monarchiques se maintiennent sur le principe de l’égalité de rang et même de la parenté de sang, le danger de la dégénérescence de la famille subsiste. Par la consanguinité (qui peut aboutir jusqu’à l’inceste) on accentue certaines vertus héréditaires, mais également les anomalies. Et le peuple devine les vices du souverain plutôt que ses vertus. Certes, les bonnes qualités peuvent coexister avec les mauvais penchants. « Le grend Napoléon était épileptique ; Frédéric le Grand était au point de vue sexuel un anormal. La fin tragique des Romanov dégénérés par excès de consanguinité est, peut-être, le signe avertisseur de la fin du forme d’État monarchique ».
S’il faut punir avec sévérité les abus et les perversions exercés par les adultes sur la jeunesse, il est plutôt excessif — selon l’auteur — que tous les anormaux sexuels, envers lesquels la nature s’avéra si avare, soient mis au pilori comme des criminels. Il s’ensuivrait des conséquences plus néfastes encore. Il ne faudrait pas, par une fausse pudeur, jeter le voile du silence sur ces problèmes psycho-physiques, mais en rechercher ouvertement les causes, afin d’alléger le fardeau de tant de tares héréditaires, d’anomalies innées qui résident dans la structure intime des homosexuels — de même que dans la mauvaise éducation qu’ils reçurent dès l’enfance, en une société dominée par le culte de la force et par l’orgueil d’une caste qui s’estimait être de la race immaculée des Élus. —
Chapitre II
[|De Guillaume II à Hitler. — Les aberrations psychiques sexuelles et « idéologiques ». — Les mœurs des chefs nazis. « Le drame Roehm ». — Considérations psycho-sexuelles du Dr Magnus Hirschfeld. — Parallèle entre Eulenburg et Roehm. — Psychologie des favoris invertis. — La camaraderie des « chevaliers » dans le passe et au présent. — L’amitié passionnelle selon Fr. Schiller et Richard Wagner. —« Les Uraniens ».|]
Les témoignages de l’ancien générai Freiherr von Schoenaich que j’ai rencontré entre 1925 et 1932 dans divers congrès pacifistes internationaux et considéré comme un esprit éclairé et pondéré, mais énergique dans ses actions, ne sont pas seulement valables pour l’époque de Guillaume II. À ce moment-là, la mégalomanie impériale possédait dans la caste militariste — soutenue par le féodalisme agraire des Junkers et par la grande industrie capitaliste — le milieu favorable pour son exaltation, tant sur le plan social intérieur que sur celui de la politique mondiale. Et nous avons vu que dans ce milieu camouflé à la surface par les manières dures, en quelque sorte, de la noblesse et de la diplomatie, fermentaient les résidus de certaines aberrations psychiques et sexuelles qui s’étaient infiltrées même dans les couches populaires, non seulement sous la forme de la « prostitution masculine », mais aussi sous des formes pour ainsi dire « idéologiques » : théories absurdes de pureté raciale, maximes provocantes d’hégémonie politique, c’est-à-dire d’assujettissement des autres classes et des autres peuples. Nous avons tous entendu ou lu ces discours impérialistes qui magnifiaient « la force allemande », prenant comme prétexte le besoin d’« espace vital » ou se réclamant d’une mission civilisatrice, terriblement brutale et cynique quand elle se heurtait à quelque résistance de la part de la véritable culture, universellement humaine.
Entre le régime autocratique d’un Guillaume II et l’absolutisme sanguinaire d’un Hitler, il n’y a qu’une différence de degré et « d’organisation ». Ces erreurs et ces horreurs, que n’ont pu balayer les eaux fangeuses d’une république mort-née dans la Révolution de novembre 1919, se sont inévitablement accrues. Le troisième Reich remplaça la noblesse du Kaiser et conserva seulement les éléments de la vieille mentalité. Il a exhumé, justement des bas-fonds populaires, ces résidus inhibés durant la longue domination monarchique, ces impulsions troubles, vraiment millénaires, souvent refoulées depuis l’époque des « barbares » allemands, dont le culte viril, excessivement masculin, est représenté par les divinités guerrières et par les chefs légendaires évoqués dans les trilogies wagnériennes.
Le régime nazi instauré en Allemagne en 1933 et qui déchaîna en 1939 la seconde guerre mondiale pour disparaître après six années d’indicibles hécatombes et d’inouïes destructions, ne sera pas compris par les historiens de l’avenir sans une recherche attentive des psychoses collectives et, en même temps, des mœurs sexuelles des chefs et de leurs nombreux partisans. De même que la période wilhelmienne ne pourra être complètement expliquée sans les aberrations de l’entourage impérial où « brillèrent » un von Eulenburg et un von Holstein.
Tout autant que Freiherr von Schoenaich, nous, les tristes survivants de ce déluge de haine, de sang et de feu, nous nous demandons — lorsque nous prononçons le nom de Hitler — comment il fut possible qu’un malade mental, un neurasthénique, un paranoïaque, un fou sujet à des accès de fureur (ou tel qu’il sera classé par la science de la pathologie nerveuse) ait pu être le maitre absolu, pendant plus de dix ans, d’un peuple de dizaines de millions d’âmes. Ce que nous avons dit de von Holstein, l’éminence grise, s’applique, dans une mesure plus grande encore, au plébéien Adolf Hitler, la sur-éminence brune. Nous ne saurons guère à quoi nous en tenir sur son compte que « le jour où l’on sortira de l’ombre ses papiers, cachés on ne sait où. De nombreuses données fortifient la conviction que lui aussi appartenait à ces cercles » (des anormaux sexuels). Pour von Schoenaich, « lui », c’est von Holstein, pour les historiens objectifs du IIIe Reich, « lui », c’est Hitler. Et la phrase suivante s’applique à l’un comme à l’autre : « Le brusque passage de l’amour à la haine et de la haine à l’amour, qui est la caractéristique de tous ceux chez lesquels le moment sexuel joue un grand rôle, rend de pareils hommes tout à fait impropres à occuper des situations aussi influentes ».
De même que le procès de von Eulenburg, du début du siècle, pouvait être considéré comme l’abcès par lequel s’est écoulé le pus de l’hypocrite homosexualisme du régime impérial, « le drame Roehm » est l’expression brutale, sanglante, des mêmes mœurs, mais amplifiées, excessives, presque publiques, appropriées au régime nazi.
Un spécialiste de la pathologie sexuelle, dont les travaux sont des lumières qui traversent les souterrains où fourmillent les monstres des dégénérescences humaines, le Dr Magnus Hirschfeld, a écrit quelques commentaires psycho-sexuels sur le cas Roehm (cf l’en-dehors, avril 1935), mais sans fournir des détails. sur l’assassinat en masse ordonné et exécuté en majeure partie par Hitler lui-même, en juin 1934, lorsqu’environ 400 membres des sections d’assaut (S.A.) furent fusillés avec leur chef.
Le scandale Eulenburg ressemble en quelque sorte à l’affaire Roehm par ce fait que ces deux « héros », dont l’origine sociale est diamétralement opposée, faisaient partie des hauts milieux gouvernementaux ; tous les deux jouissaient des plus grandes faveurs de la part de leur chef suprême et ont fini dans la disgrâce et l’abjection. Leurs penchants homosexuels ont été exploités par leurs adversaires, pour en faire retomber l’opprobre sur leurs « protecteurs ». Ne s’explique-t-on pas maintenant (se demande le Dr Hirschfeld) pourquoi des natures dominatrices comme Guillaume II et Hitler se sentent si souvent, attirées vers les homosexuels — et la cause s’en trouve « plutôt dans des motifs de caractère que dans les affinités sexuelles ».
« La plupart des invertis aiment les flatteries et le byzantinisme, cèdent très docilement à leurs guides, hommes pleins d’énergie qui ne tolèrent point la moindre résistance. Dans leur fanatisme pour ces chefs, ils sont d’autant plus maniables qu’ils s’entredéchirent fréquemment entre eux, et ils ne se sentent en sûreté que s’ils bénéficient également des faveurs de leurs maîtres. Mais habituellement surgissent des ambitieux, des adversaires intrigants, souvent eux-mêmes des anormaux sexuels qui envient aux mignons leur signification privilégiée. Si les moyens directs n’aboutissent pas, ces envieux se servent de traits empoisonnés qui eux ne manquent presque jamais leur but : ils dévoilent des secrets d’alcôve, jouent moralement aux indignés, calomnient pour qu’on ne remarque pas qu’ils occupent eux-mêmes la même place, bluffent et dupent la foule en l’abreuvant d’épouvantails, d’histoires de complots et de périls jusqu’à ce qu’elle croie réellement que c’est un abcès pestilentiel qu’ils ont crevé, alors qu’effectivement c’est le corps de l’État qui est malade… »
C’est une explication psycho-sexuelle du drame Roehm pour ceux qui le connaissent dans ses détails abjects. Les « héros » de tels exploits ne sont pas écartés parce qu’ils sont homosexuels, mais pour d’autres motifs « moraux », pour de hautes raisons d’État. Eulenbarg a été accusé de parjure ; Redl, officier d’état-major autrichien a été condamné pour de simples fraudes ; Roehm, le chef des fameux S. A., a été. accusé de félonie envers le Führer qu’il voulait remplacer. En fait, tous les trois, et beaucoup de leurs semblables, avaient les mêmes vices, et ils devaient être écartés ou supprimés dès qu’ils seraient découverts…
Un fanatique théoricien raciste,. Hans Blücher, et un noble prussien qui se cachait sous le pseudonyme de Lexow, l’auteur d’une brochure sur « l’Armée et la sexualité », s’était occupé auparavant de semblables mœurs qui se rapportaient à une antique confrérie de sang et d’armes, telle celle de la légion sacrée de Thèbes, et à celle de la chevalerie médiévale : l’Ordre Teutonique et l’Ordre des Templiers dont le grand maître, Ulrich von Jungingen, passait pour être un homosexuel — de même qu’à diverses associations de camarades, plus ou moins homoérotiques. Dans Les Chevaliers de Malte, le drame sans femmes de Fr. Schiller (non terminé), l’amitié passionnelle est décrite telle qu’elle se manifeste dans ces associations d’hommes. Schiller lui-même décrit ses deux héros, Crequi et Saint Priest, comme : « des chevaliers qui s’aiment », en ajoutant : « L’amour de deux chevaliers l’un pour l’autre doit avoir tous les caractères de l’amour sexuel ».
Richard Wagner, très apprécié, comme on le sait, par Hitler et son entourage, s’exprime résolument dans son « Œuvre d’art de l’Avenir » sur « la valeur passionnelle des liaisons homosexuelles dans certains groupes ». Il méprise les amitiés « épistolaires-littéraires » intéressées et prosaïques, louangeant au contraire l’amour basé sur « les nobles plaisirs sensuels-spirituels » et qui étaient chez les Spartiates « l’unique éducateur de la jeunesse ». Cet amour, vigoureux, réglementait les plaisirs et les divertissements publics, déclenchait les actions hardies. Les associations masculines de camaraderie amoureuse étaient réunies en des unités de combattants dont la loi suprême, spirituelle, était le. mépris de la mort, « pour secourir l’aimé en péril ou le venger s’il mordait la poussière ».
Le docteur Magnus Hirschfeld croit donc que ce qui advint en 1934, dans le 3e Reich. lorsque les sections d’assaut (S.A.) et la garde personnelle d’Hitler se sont entretuées n’ont pas quelque chose d’extraordinaire. Pas davantage que la diffamation des adversaires tombés en disgrâce par l’étalage de leurs mœurs n’est neuve. La férocité et l’ampleur du massacre ne constituent pas non plus un fait « inédit » dans l’histoire allemande. En foulant aux pieds les cadavres des chefs de la jeunesse homosexuelle, Hitler s’est créé un nouveau groupe d’adversaires, celui des « uraniens » qui s’étaient enrôlés dans le groupe nazi, leurrés par la tolérance que le Führer témoignait au début envers Roehm.
(à suivre).
[/Eugène