La Presse Anarchiste

Du pessimisme

[/​Tout homme qui a 40 ans

n’est pas misan­thrope n’a jamais

aimé les hommes

Cham­fort./​]

Le pes­si­misme a, en véri­té, une mau­vaise répu­ta­tion. Il est en effet admis cou­ram­ment qu’une vue pes­si­miste sur le monde ne sau­rait être que le fait d’un esprit ou d’un corps malade, un men­tal mal­sain. Le sen­ti­ment popu­laire, le clair bon sens assurent que la vie est, par essence, opti­miste. Elle n’est, disent-ils, d’ailleurs pos­sible que par l’es­poir entraî­nant la convic­tion qu’en défi­ni­tive les forces du bien triom­phe­ront un jour, assu­rant un bon­heur com­plet. Aus­si est-ce un para­doxe de pré­tendre que seul le pes­si­misme per­met une appré­cia­tion exacte de la réa­li­té des choses ; et c’est aller à rebours du sens com­mun que sou­te­nir que seule une vue pes­si­miste per­met de fon­der et de soli­de­ment étayer la doc­trine de l’op­ti­misme vrai, qui ne soit pas un leurre.

Pour­tant, à qui réflé­chit un peu, l’ex­pé­rience montre assez que l’es­pé­rance sem­pi­ter­nelle des naïfs opti­mistes, qui chaque matin attendent l’a­mé­lio­ra­tion de leur situa­tion, est sou­vent déçue. C’est l’i­gno­rance des vraies causes des phé­no­mènes, une vie simple et natu­relle, qui peuvent engen­drer une vue gros­sière de l’exis­tence, qui passe pour de l’op­ti­misme et qui n’est que l’ex­pres­sion d’une ala­cri­té ani­male, d’un tem­pé­ra­ment « sain » ; la facile et robuste joie cam­pa­gnarde témoigne d’un « opti­misme bovin ». Mais, il y a loin de cette béa­ti­tude cré­dule des foules à cet har­mo­nieux équi­libre des humeurs, fon­de­ment de l’op­ti­misme, basé sur la san­té phy­sique et morale. Il paraît que c’est le gage d’une heu­reuse et juste appré­cia­tion men­tale, et pour­tant, appli­quée à la réa­li­té des choses, elle tra­duit sou­vent par un juge­ment pes­si­miste. Les exemples abondent : des sages com­blés qui connaissent la vie et l’ap­pré­cient dans sa valeur unique ne peuvent s’empêcher de sou­li­gner amè­re­ment la vani­té des espoirs humains, la pré­ca­ri­té de ses réa­li­sa­tions et le spec­tacle affli­geant des forces de ce monde de la guerre et du mal. La saine et l’é­qui­table consi­dé­ra­tion des forces en pré­sence ne peut en effet faire abs­trac­tion des souf­frances et des maux com­pa­rés aux bien et à ses triomphes pré­caires que l’op­ti­misme à la Pan­gloss veut seule­ment mettre en valeur. 

À la veille de sa mort, Amiel s’é­criait : « Que vivre est dif­fi­cile à mon cœur fati­gué… » Que dirait-il maintenant ?

Repor­tons-nous par la pen­sée aux heures douces et calmes de la paix pro­fonde des pre­mières années du siècle. L’o­rage gron­dait, au fond de l’ho­ri­zon de la belle jour­née d’é­té, mais qui se sou­ciait, dans ce vieux pays, de ce rou­le­ment loin­tain, loin­tain… ? Pour­tant les gens heu­reux de cette époque connais­saient le mal de vivre ; il paraît absurde, invrai­sem­blable qu’ils s’en soient plaints. Et cepen­dant les faits sont là ; leurs médi­ta­tions lit­té­raires demeurent. Évi­dem­ment, elles nous paraissent un peu for­cée, peu sin­cères et exa­gé­rées… Quand on com­pare les hor­reurs actuelles, les dif­fi­cul­tés maté­rielles de la vie quo­ti­dienne, les res­tric­tions que subit l’ex­pres­sion de la pen­sée, toutes choses dont la moindre — la liber­té indi­vi­duelle fou­lée aux pieds — aurait fait bon­dir un citoyen moyen de l’an 1907, on ne peut com­prendre com­ment les heu­reux mor­tels qui ont vécu ce temps béni, (qu’ils sup­por­taient à peine) peuvent main­te­nant, s’ils ont sur­vé­cu, trou­ver la force de vivre aux temps effroyables que nous subis­sons. En 10 ans à peine, les condi­tions d’exis­tence ont radi­ca­le­ment chan­gé et la « dou­leur de vivre » est appa­rue plus évi­dente que jamais. Si bien que tout ce qu’on écrit là-des­sus nos pré­dé­ces­seurs nous appa­raît médiocre et déplacé.

Pour­tant une conclu­sion s’en dégage pour tout esprit impar­tial. Si dès cette époque « nor­male » où tout sem­blait, sinon par­fait, du moins fort accep­table, des êtres ont éprou­vé la dou­leur de la vie (même sans rai­son immé­diate de san­té ou de des­ti­née fatale), c’est tout sim­ple­ment que la vie com­porte nor­ma­le­ment cette souf­france, laisse cette insa­tis­fac­tion pro­fonde, (même si tous les dési­rs ont reçu leurs joies et leurs assou­vis­se­ments), abou­tit à un dégoût et fait aspi­rer à ce chan­ge­ment total qu’ap­porte la mort. Qu’on ne se récrit pas à cette absur­di­té appa­rente, à ce para­doxe trop accu­sé qui montre la vie aspi­rant à la mort. Nous tou­chons là, sous ce rap­pro­che­ment osé de deux anti­no­mies, à une des lois les plus pro­fondes de la vie uni­ver­selle ; et si la dou­leur de vivre est quelque chose de réel et non de pure­ment sub­jec­tif (comme veulent le pré­tendre les tenants d’un opti­misme super­fi­ciel) c’est sur cette loi quelle se fonde et qui s’ex­prime pour le spec­ta­teur par la « lutte vitale ».

La vie est un mal, dit la Sagesse, et il est facile de le com­prendre quand on pense à la lutte inces­sante qu’elle néces­site. Dès qu’il y a com­bat, bataille, il y a souf­france et c’est ce sen­ti­ment obs­cur qui, même dans la joie du triomphe, l’as­sou­vis­se­ment des dési­rs, conduit à cette amer­tume dont parle le poète. Et les dési­rs satis­faits, sans cesse renaissent, la plé­ni­tude du triomphe s’a­paise, la peine sur­vient ; cette alter­nance (qu’elle conduit à son terme nor­mal : la mort), donne à la vie un aspect dou­lou­reux indé­niable qui trouve sa cause dans cette lutte éter­nelle, d’ailleurs prin­cipe de ce monde. La vie ne peut échap­per à ce fac­teur et ne peut ces­ser d’être dou­lou­reuse qu’en se niant elle-même. Aus­si bien la vie triom­phante n’est assu­rée que par la mort et on ne peut que rap­pe­ler à ce sujet des faits de phy­sio­lo­gie géné­rale : comme celui de la fécon­da­tion, où de la mort de deux cel­lule (c’est-à-dire de leur trans­for­ma­tion) nait l’œuf fécon­dé qui per­pé­tue­ra l’es­pèce ; la doc­trine pes­si­miste qui assure que la vie est essen­tiel­le­ment tri­bu­la­tion, lutte et dou­leur est donc vraie ; l’a­mer­tume d’un esprit médi­ta­tif n’est donc pas pure­ment sub­jec­tive ; elle repose sur des faits réels et il faut conclure que le pes­si­misme est l’ex­pres­sion de la vérité.

Mais, dira Cham­fort, « tout est éga­le­ment vain dans les hommes, les joies et leurs cha­grins ». C’est la réac­tion de l’i­déa­lisme devant les révé­la­tions d’une pes­si­misme éclai­ré : il nie la réa­li­té du monde qui passe et montre le « haus­se­ment d’é­paule de l’é­ter­ni­té » devant le spec­tacle de la vie ter­restre. Cepen­dant, ajoute Cham­fort, il vaut mieux que la bulle de savon qui passe soit d’or ou d’a­zur que noire ou gri­sâtre. Ce sou­ci d’har­mo­nie dans un monde aus­si vain, n’est-ce pas encore une vani­té ? Ce n’est pas sûr, car la recherche esthé­tique, si dou­teuse qu’en soit la logique, met un peu de grâce et de beau­té dans un monde essen­tiel­le­ment dou­lou­reux. Un ric­tus de souf­france n’est pas beau, certes, mais il peut être har­mo­nieux ; ce « monde de rosée » n’est sup­por­table que si les formes y sont belles ; ce n’est qu’un pis aller, sans doute, mais la recherche de l’ordre et de la beau­té, telle que l’a­vait conçue le « miracle grec », est peut-être le moins nocif des « poi­sons idéa­listes » qui, pris à doses modé­rées, per­mettent de sup­por­ter la dou­leur de vivre.

Faut-il dire alors : esthé­tique avant tout ? C’est peu pour un esprit libre et l’art ne comble plus, dans notre siècle mer­can­tile, les vraies aspi­ra­tions de l’homme qui ne peut dal­leurs goû­ter, dans ce monde désaxé, les joies esthé­tiques et « chan­ter, et dan­ser pen­dant que Rome brûle ». On ne peut échap­per au spec­tacle affreux du monde, d’où retour au pessimisme.

En réa­li­té, pes­si­misme ou opti­misme abso­lu — le « tout est mal comme le tout est bien » — sont des posi­tions extrêmes et fausses. L’ex­pé­rience de tous lest jours nous pré­vient assez que la vie est diverse et mélan­gée de joies et de souf­frances. Mais il suf­fit à notre des­sein de faire com­prendre que le pes­si­misme cor­res­pond mieux à l’humble réa­li­té des choses ter­restres et que son ana­lyse exacte des rap­ports humains vaut mieux que l’ir­réelle et injus­ti­fiable théo­rie qui pré­tend trou­ver le bon­heur humain dans les biens de ce monde. La concep­tion réa­liste, posi­tive, du pes­si­misme qui déclare que, de toutes les façons qu’on l’en­vi­sage, la tra­ver­sée humaine. sur la « boule ronde » est une épreuve et un sup­plice, a pour elle toute l’é­lite des pen­seurs qui, de l’an­ti­qui­té à nos jours, ont mesu­ré la souf­france du vou­loir vivre et l’â­pre­té de la lutte qu’il com­porte. Les nuages de l’i­déa­lisme opti­miste, les rêves splen­dides et chi­mé­riques qu’il pré­tend construire, les solu­tions mer­veilleuses qu’il veut impo­ser à la dou­leur humaine ne sont que, soit des fic­tions aimables, soit des habi­le­tés dia­bo­liques et men­son­gères qui engendrent des maux sans nombre. On ne peut qu’être très sévère à ces redou­tables « poi­sons idéa­listes » qu’on verse aux oreilles sim­plistes. Que l’on n’ou­blie pas les mots ter­ribles sur « l’o­pium du peuple [[Lénine]] » et « la chan­son de la misère humaine [[Jau­rès]] » que les reli­gions, dans leurs défor­ma­tions super­sti­tieuses et leurs déchéances mer­can­tiles, ont lar­ge­ment méri­tées. Mais leur rôle, dans ce inonde atroce n’est que trop com­pré­hen­sible. Ces naï­ve­tés sen­ti­men­tales consolent les âmes sen­sibles qui ne peuvent sup­por­ter la rude saveur du pes­si­misme. L’es­thé­tique que nous avons écar­tée plus haut, avait du moins pour lui un prin­cipe d’ex­cel­lence et de per­fec­tion, moins sus­cep­tible de dégé­né­rer en sot­tise méchante et absurde.

Au fond il n’y a là que dépla­ce­ment de plans et erreurs de construc­tion doc­tri­nale. Il est démon­tré que l’op­ti­misme abso­lu n’a pas droit de cité sur la terre de la guerre et du mal ; et Can­dide l’a démon­tré dans un éclat de rire sar­cas­tique de Vol­taire. Il ne peut être que reje­té dans l’exis­tence anté­rieure de l’homme (d’où le mythe du Para­dis Per­du) ou encore dans l’es­pé­rance d’une vie post­hume (c’est là solu­tion reli­gieuse logique). Le pes­si­misme, comme l’a vu, n’est que la consta­ta­tion des mal­heurs actuels de l’hu­maine condi­tion ; il ne peut pas ration­nel­le­ment sor­tir des cadres étroits de la vie ter­restre : c’est pour­quoi la concep­tion amère de cette vie ne peut pas être posée dans l’ab­so­lu sans erreur mani­feste. Aus­si la doc­trine de « la déli­vrance » et du nir­va­na brah­ma­nique per­met seule de sor­tir du pes­si­misme. « Tu ne renai­tras plus » est l’es­pé­rance d’un pes­si­misme arri­vé à son terme et qui abou­tit alors à un opti­misme solide et vivi­fiant, car il sait qu’il n’est pas un leurre de cette vie pré­caire : le bon­heur qu’il espère n’est pas de ce monde ; il ne pré­tend pas fabri­quer une per­fec­tion avec le limi­té, le contin­gent de cette sphère où seul le pes­si­misme, peut épa­nouir « ses fleurs de mal ». Mais c’est au-delà de ces bornes que l’op­ti­misme ouvre — Poé­sie ou Réa­li­té trans­cen­dan­tale — le radieux jar­din para­di­siaque de l’Au-delà de la Vie, d’Au-delà de la Mort et des Cycles du Cou­rant des Formes.

Aus­si donc, tant que nous sommes sur cette terre, c’est dans le pes­si­misme, avec lui, que nous devons nous ména­ger une vie accep­table et pos­sible… Et si l’on veut bien y réflé­chir, on ver­ra que c’est seule­ment sur une vue pes­si­miste de l’homme que se construisent toutes les ver­tus sociales. « L’é­goïsme, seule base de toute socié­té », disait Le Dan­tec. It avait rai­son : le pes­si­misme engendre la pru­dence, le tra­vail, l’es­pé­rance tou­jours limi­tée, la constance dans l’ef­fort, les vues pro­fondes sur les grands besoins vitaux : la faim, le sexe, la soif de com­prendre. Comme nous l’a­vons dit, il ana­lyse seul effi­ca­ce­ment le monde et la nature humaine. Il est réa­liste, car au fond ce qu’il trouve, lorsque sa dis­sec­tion impi­toyable a reje­té les nua­geuses idéo­lo­gies d’un opti­misme men­son­ger, c’est l’Es­prit humain, intré­pide et héroïque qui brave les ter­reurs et les oura­gans d’un men­tal à la dérive.

O Mort, vieux capi­taine, il est temps levons l’ancre
Ce pays nous ennuie, Ô mort, appareillons
Si la terre et le ciel sont noirs comme de l’encre…

dit le poète pessimiste.

Nos cœurs trouvent au fond du gouffre du Pes­si­misme, les rayons d’es­pé­rance de la Déli­vrance par l’Esprit.

[/​Neti./​]

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