La Presse Anarchiste

Célestin Manalt, sculpteur du Prolétariat

C’était au « Pays des Gueux ». À Per­pi­gnan. En 1900. En pleine révolte des fils de la Vigne. Les rues, héris­sées de pan­cartes rouges, réson­naient d’éclats de clai­rons et rou­laient sou­dain des rumeurs de foule. Des patrouilles de sol­dats mar­te­laient les pavés aigus. Toute dehors, dans le soleil de juillet, la petite ville accla­mait l’héroïsme des culs-terreux.

À tra­vers la foule où lui­saient des yeux de haine dans des masques durs, nous allions, l’ami Pel­le­grin et moi, tout éton­nés de ce brusque réveil des Cam­pagnes, de cette inva­sion de vieilles femmes traî­nant leurs mar­mailles boueuses, de solides gars, aux gestes déci­dés, por­tant sur leurs larges épaules leurs gourdes et leurs petits tonneaux.

Nous pas­sions sur la place des Augus­tins ; une de ces pla­cettes dif­formes de pro­vince, toute en recoins. Autour des cha­riots arrê­tés, les pay­sans dis­cu­taient à voix haute, dans nette langue cata­lane aux mots sif­flants, pleine de jurons ima­gés. Sur le pas des portes, des femmes et des filles d’ouvriers, en jupons courts, avec leurs tabliers jaunes et rouges cla­quant en plein soleil, les encou­ra­geaient du sou­rire brillant de leurs grands yeux noirs.

— « Mon ami, reprit Pel­le­grin, ceci est rare et beau. Ce sont des simples et des igno­rants ; c’est à peine s’ils pour­raient se faire com­prendre des ouvriers du Nord, des révol­tés des Usines de Paris ; — et cepen­dant regarde, il vient de se pro­duire spon­ta­né­ment, en pleine souf­france, dans ces esprits endor­mis depuis des siècles, un réveil admi­rable du grand ins­tinct de Vie qui pousse les hommes à la révolte.

Voi­là cette foule. Eh bien ! je vais te faire connaître un artiste qui vient d’elle, qui a souf­fert toutes ses misères, qui s’est enno­bli, comme elle, en ne vou­lant plus les sup­por­ter, et qui veut deve­nir par la force de ses visions volon­taires, celui qui aide­ra les grands gestes de déli­vrance de cette foule.

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 — « Bon­jour, Manalt ; Céles­tin est-il là ? » À la devan­ture grise d’une vieillotte épi­ce­rie de la place, nous trou­vons, au milieu d’un cercle d’auditeurs, un petit homme, tout feu tout nerfs, remuant ses poings ser­rés, et bran­lant pas­sion­né­ment sa tête grise décou­verte. C’est à peine s’il nous entend ; cepen­dant, dans l’ardeur de sa dis­cus­sion, entre deux mots ron­flants comme un ton­nerre, il nous répond : « Oui. Oui !… Ah !… Mon frère… Céles­tin — en haut… toujours… »

Nous mon­tons… — Il est des inté­rieurs qui semblent res­pi­rer les pas­sions et les souf­frances des êtres qui les habitent. À chaque fois que l’on me par­le­ra de Céles­tin Manalt, je me rap­pel­le­rai l’interminable mon­tée, à tra­vers l’escalier de bois de la vieille mai­son. Au fur et à mesure des marches gra­vies, s’éteignaient les éclats de voix des dis­cus­sions de la rue ; c’était une obs­cu­ri­té silen­cieuse que cou­pait seule­ment, à chaque palier, sur les portes entr’ouvertes, l’apparition d’un feu de bois dans les cui­sines noires où l’on fait la soupe, des pleurs de mar­mots que l’on torche, la plainte mono­tone d’une vieille femme, toute une misère étouf­fée que l’on devi­nait, en montant.

Tout en haut, au der­nier palier, nous étions chez Céles­tin Manalt.

Une chambre d’ouvrier de pro­vince. Un vieux lit ; quelques chaises ; des murs gris. Mais immé­dia­te­ment, dès l’entrée, sans que j’ai vu encore l’artiste caché der­rière une che­va­let, je vis que la Gran­deur se mêlait à cette sim­pli­ci­té pauvre, qu’un héroïsme inté­rieur avait trans­fi­gu­ré la bana­li­té de ce décor. Dans un coin sombre, une figure de plâtre fixait des yeux sin­gu­liè­re­ment volon­taires ; sur les murs, en bas-reliefs, des poings se cris­paient, des membres se ten­daient. Toute une sym­pho­nie latente de gestes esquis­sés sem­blait mon­ter en sour­dine dans le demi-jour de cette chambre.

— « Manalt, je vous amène un ami qui vous com­pren­dra, s’exclama Pel­le­grin. Mon­trez-lui vos œuvres. »

Inter­rom­pant son des­sin, le sculp­teur, sim­ple­ment, me ten­dit la main ; et je vis, telle que je l’attendais, sa franche figure d’artisan où rêvaient des yeux d’artiste.

— « Je vais vous mon­trer mon tra­vail, puisque vous le vou­lez », répondit-il…
Et ce fut pour moi la révé­la­tion de toute une sculp­ture jaillie spon­ta­né­ment de la souf­france d’une race. La sculp­ture d’un prolétaire.

D’abord, il me mon­tra ses œuvres de début. Je regar­dais… Céles­tin Manalt, anxieux, épiait mon regard, crai­gnant d’essuyer encore une fois, la moque­rie cin­glante de quelque dilet­tante — C’était naïf, rugueux, gauche par­fois ; mais la volon­té d’une époque, l’affranchissement d’une indi­vi­dua­li­té se syn­thé­ti­saient dans ses œuvres.

J’admirais… Alors je levais les yeux sur l’artiste ; et je vis, dans cette figure tirée par la souf­france, une telle fier­té simple, une telle gra­vi­té spi­ri­tuelle que je son­geais sou­dain, en le voyant ain­si, aux pauvres arti­sans incon­nus du Moyen-Âge qui pieu­se­ment édi­fièrent les Grandes Cathédrales.

[|II|]

L’œuvre d’art n’est pas la copie de la Vie pré­sente ; parce que l’art est la vie toute entière, la vie pas­sée aus­si bien que la vie en puis­sance, la vie telle que l’artiste doit la créer, en lui par ses har­mo­nies de pen­sées, dans l’esprit des autres par les visions que son œuvre sug­gère, telle qu’il doit la vou­loir et l’imposer par la per­sua­sion de son génie. C’est en cela que l’art est vrai­ment une force active de créa­tion. L’artiste de génie uti­lise, en des sen­sa­tions jour­na­lières, vécues, ce qu’il a de com­mun avec les hommes de son temps, pour leur révé­ler une nou­velle syn­thèse de sen­sa­tions ou d’idées, une vision ori­gi­nale. Ain­si s’explique l’incompréhension totale par la foule de l’œuvre des grands artistes pré­cur­seurs : Wag­ner et Debus­sy en musique, Renoir, Raf­faë­li, Claude Monet, Cézanne et Picas­so en pein­ture ; Ver­laine et Rim­baud en poé­sie, Rodin en sculp­ture, ont été, à leurs débuts, très logi­que­ment, néces­sai­re­ment mécon­nus. Ils ont fort heu­reu­se­ment sur­pris le goût du public. Ils ont sus­ci­té des mou­ve­ments d’indignation qui ont secoué la conscience humaine. Mais cet éton­ne­ment même a pro­vo­qué une trans­for­ma­tion de la vision com­mune. Par la téna­ci­té de leur volon­té de voir ori­gi­na­le­ment, par la force de leur indi­vi­dua­li­té, ils ont réus­si à convaincre l’esprit des hommes, à leur don­ner la magique illu­sion qui rend réel et nor­mal ce qui appa­rut au pre­mier abord fantastique.

Mais l’illusion artis­tique, la vision ne se grave pro­fon­dé­ment dans l’imagination des hommes et ne devient pas vivante si elle est super­fi­cielle, infé­conde. La conscience des hommes a une ten­dance éter­nelle, infi­nie, à s’élargir. Elle a soif d’espace ; elle a faim d’action. L’œuvre d’art vrai­ment créa­trice est celle qui lui donne les sen­sa­tions les plus riches, la joie la plus hale­tante, le désir le plus irré­sis­tible de vivre et de créer.

Pour répondre à cette volon­té des hommes l’artiste doit sur­pas­ser cette volon­té. Il doit réa­li­ser un double prodige.

D’abord c’est un pro­dige de sen­si­bi­li­té et d’enthousiasme. L’artiste doit avoir vécu la vie quo­ti­dienne, des hommes, avoir souf­fert de leurs pauvres souf­frances, aspi­ré de leurs espoirs chi­mé­riques. Il doit connaître ses ascen­dances per­son­nelles, son propre tem­pé­ra­ment, et choi­sir son milieu d’observation. Il doit avoir conscience aus­si des immenses cor­res­pon­dances de nos impres­sions natu­relles ; il doit connaître l’émotivité de ses contem­porains, les aspi­ra­tions de son temps, le roman jour­na­lier de l’humanité, et les com­plexi­tés infi­nies de l’écheveau de la pen­sée humaine avant de son­ger à trans­for­mer la pen­sée humaine. Il ne doit pas oublier, non plus, que nous sommes de la Nature, que des sou­ve­nirs et des besoins indis­pen­sables nous lient à la matière ; il doit connaître l’humanité, son mal et son espoir, son inhar­mo­nie pré­sente et son désir d’harmonie ; il doit être humain avant de son­ger à créer de l’humain.

Alors seule­ment, l’artiste peut son­ger à réa­li­ser l’autre pro­dige : le pro­dige de volon­té et de créa­tion d’où jailli­ra l’œuvre forte.

L’œuvre d’art est l’affirmation la moins rela­tive de notre moderne concep­tion de l’« être ». Les méta­phy­siques conce­vaient l’existence comme un abso­lu, comme un arrêt de mou­ve­ment, comme une beau­té aux lignes immuables, comme un bien pur de tout mélange. La Vie Moderne, ses exi­gences et ses luttes, nous ont appris que 1’« être » consis­tait au contraire dans une mul­ti­pli­ci­té de rap­ports sai­sie par une uni­té de conscience, par une force d’individuation. Pour l’esprit contem­po­rain rien n’est abso­lu­ment, iso­lé­ment : toute chose existe d’autant plus qu’elle réa­lise plus de connexions. L’artiste vrai­ment créa­teur est celui qui sait don­ner à son œuvre la force d’évocation la plus émou­vante et la plus éten­due, afin qu’elle soit, dans l’esprit des hommes, comme une pierre jetée dans l’eau, l’occasion d’un rayon­ne­ment infi­ni d’ondes concentriques.

Sen­si­bi­li­té enthou­siaste, volon­té créa­trice, tels sont les deux pro­diges inces­sants de l’art.

Par cette étude, nous vou­lons mon­trer com­ment on peut trou­ver, dans les condi­tions mêmes de l’art, l’occasion d’un art des temps nou­veaux, pui­sant son ins­pi­ra­tion aux sources vivi­fiantes du réel et renou­ve­lant, avec sa pen­sée maté­ria­liste, la for­mi­dable pous­sée d’enthousiasme artis­tique du Mys­ti­cisme médiéval.

L’œuvre du sculp­teur-arti­san Céles­tin Manalt nous ser­vi­ra par­fai­te­ment à dis­cer­ner les ten­dances consti­tu­tives d’une esthé­tique libertaire.

[|III|]

Quelle est la nature de l’inspiration de Céles­tin Manalt ; quel est son tem­pé­ra­ment d’artiste ; à quelles sources a‑t-il pui­sé les idées qu’il réa­lise dans ses œuvres ?

Manalt est un tra­vailleur de l’art. Il est un pro­lé­taire, un Moderne. Il n’a pas subi l’emprise arti­fi­cielle des demi-édu­ca­tions bour­geoises. Son âme toute neuve a mûri, excel­lem­ment, les bonnes semences de la réa­li­té. Il n’a pas connu cette obses­sion de l’antiquité qui inonde nos places et nos musées d’allégories mortes, vides de sens ; loin des Écoles et des amphi­théâtres, il a vécu tout sim­ple­ment de la vie dou­lou­reuse du tra­vailleur, mais il a ouvert les yeux tout grands sur les spec­tacles quotidiens.

À toutes les époques, l’art est une expres­sion de la lutte de la Conscience humaine contre les forces qui veulent s’imposer à elle comme fata­li­té. Les périodes de l’Art sont comme les actes d’une immense tra­gé­die : la tra­gé­die de l’esprit, conqué­rant sa liberté.

Tout l’art antique est néces­sai­re­ment et admi­ra­ble­ment rem­pli par les transes de l’homme sous la domi­na­tion des Dieux, par les tour­ments des Dieux sous l’emprise for­mi­dable du Des­tin. Pour l’imagination des Grecs, et des Latins, les sta­tues des Zeus, des Vénus, des Vul­cains, des Mer­cures, n’étaient pas de simples allé­go­ries, de froides allu­sions. Elles expri­maient des réa­li­tés vivant for­te­ment dans la conscience des hommes ; elles cor­res­pon­daient à des pas­sions, à des souf­frances, à des volon­tés ; elles pro­vo­quaient de véri­tables émo­tions, en remuant les croyances des hommes, en évo­quant les visions de tout un monde d’illusions où le peuple avait illus­tré son inal­té­rable croyance d’un Monde d’harmonies.

Puis ce furent les temps des ardentes cathé­drales où les artistes du Moyen-Âge réa­li­sèrent génia­le­ment les élans des âmes chré­tiennes vers un ciel de beau­té, les affreux cau­che­mars où leur foi se débat­tait par­mi les ten­ta­tions de la chair. Et ce fut encore un Art vivant, pui­sé aux sources fécon­dantes du réel. Les nefs s’élevèrent super­be­ment vers le Ciel, mais lourdes de péchés, char­gées des visions effa­rantes de la souf­france ter­restre. Les gar­gouilles gri­macent de leurs faces tor­tu­rées et, pen­chées vers la terre noire, semblent rete­nir encore l’élan har­mo­nieux des tours vers le Ciel bleu. L’Esprit du Mal, la ten­ta­tion démo­niaque a rem­pla­cé le « fatum », « l’anagké ». L’âme des hommes est tour­men­tée encore une fois par une force ano­nyme et for­mi­dable, elle lutte, et l’art du Moyen-Âge exprime l’effort sur­hu­main de toute une foule de consciences avides de s’arracher à l’étreinte brû­lante des griffes de l’Enfer.

Mais voi­ci les Temps Modernes. Les Dieux ont déser­té le Ciel. L’imagination éter­nelle des hommes ne trans­porte plus ses rêves du Meilleur dans les nuages de l’Au-delà. Orgueilleu­se­ment elle se forge un Ave­nir d’harmonie où char­pie homme serait un Dieu. Les sciences révèlent le grouille­ment uni­ver­sel et dyna­mique des choses natu­relles ; elles nous convainquent de l’unique beau­té de vivre, en nous dévoi­lant notre rôle dans l’évolution des êtres. En nous ren­dant à la Nature, elles nous donnent la volon­té d’être la force la plus intense et la plus influente de toutes les forces natu­relles. L’individu en appre­nant qu’il n’est qu’un foyer d’action, sent fré­mir en lui le désir de faire briller ce foyer immortellement.

L’homme moderne a la volon­té d’user de ses forces, de cueillir tous les fruits que la Vie peut mûrir, de conqué­rir son bon­heur ter­restre, car il sait bien qu’il ne peut y en avoir d’autres. Mais la Mort et ses puis­sances jetées en bas du Ciel, le pour­suivent jusque sur sa terre. Il est encore des consciences qui n’ont pas sen­ti la beau­té du vou­loir indi­vi­duel ; elles se sont enfer­mées dans le bas­tion des pré­ju­gés et des idées méta­phy­siques. Forces d’ignorance et de lai­deur, elles opposent le pas­sé de domi­na­tion à l’avenir de liber­té. Voi­ci les nou­veaux Dieux des temps pré­sents : la Socié­té, l’État, l’Autorité, la Loi ; voi­ci le nou­veau des­tin qui les guide : le capi­tal. Mais la volon­té des hommes est arri­vée à ren­ver­ser les puis­sances du Ciel, elle ren­ver­se­ra bien celles de la terre ; elle s’est endur­cie à la lutte contre les Dieux, elle est forte aujourd’hui d’avoir trop souf­fert, et il ne lui fau­dra plus qu’un bon élan d’enthousiasme et d’amour pour bri­ser les vieilles idoles des peuples, se déga­ger des entraves arti­fi­cielles, et ne plus connaître que la grande et bonne lutte pour la Vie, non plus contre les hommes, mais contre les seules néces­si­tés natu­relles de l’eau, de l’air et de la terre.

L’œuvre de Céles­tin Manalt est une illus­tra­tion de cette époque moderne de l’évolution de la Conscience humaine. Son art veut expri­mer les sen­ti­ments d’une géné­ra­tion de tra­vail et de révolte se déga­geant dou­lou­reu­se­ment mais avec fier­té de l’emprise des fausses néces­si­tés sociales.

Car Céles­tin Manalt est bien l’ouvrier de son œuvre. Ses sculp­tures sont sobres et simples comme lui, rugueuses presque ; leur force est toute entière dans cette sim­pli­ci­té ; elles ne sont qu’un geste, mais ce geste est lié à tant de sou­ve­nirs de souf­frances et de luttes, à tant d’aspirations humaines, qu’il nous semble illu­mi­ner, d’un seul coup, toute la Vie d’une race, tout l’avenir d’une génération.

Céles­tin Manalt a vécu la vie pénible et terne du pro­lé­taire intel­li­gent. Avant de connaître la souf­france de l’artiste iso­lé, il a lon­gue­ment subi les pauvres tour­ments de l’ouvrier contraint aux besognes las­santes et quo­ti­diennes. Il a pas­sé trente années à pei­ner dou­lou­reu­se­ment pour gagner son pain.

Et pour­tant il sen­tait, en lui, des volon­tés tumul­tueuses de créa­tion et d’harmonie. Mal­gré les fatigues du métier, le soir, il lisait de belles pages qui l’illuminaient d’enthousiasme : Zola, Mir­beau, Phi­lippe… Puis il connut J’enchantement de la musique et, tout seul, pen­dant les nuits froides, patiem­ment convain­cu, il apprit le vio­lon et se joua des airs qui lui fai­saient oublier la lai­deur du len­de­main. Mais le len­de­main reve­nait, plus hor­rible encore, après les rêves de la Nuit. Alors il apprit à haïr ce qui le repous­sait ; il vou­lut un art où il expri­me­rait sa révolte contre les forces ano­nymes qui le tra­quaient. Il vou­lut être sculp­teur. Il com­prit que rien n’était aus­si dur et évo­ca­teur que les figures de pierre. Il se sou­vint des arti­sans enflam­més du Moyen-Âge, qui, obs­cu­ré­ment labo­rieux et enthou­siastes comme lui, scul­ptèrent dans la pierre leur hor­reur de l’Enfer et leur désir du Ciel.

Il vou­lut être à son tour et pour les temps modernes, le Grand Ouvrier des bonnes haines et des rêves conscients, celui qui dres­se­rait les inou­bliables sta­tues ébau­chant les gestes de souf­france et de révolte des opprimés.

[|IV|]

Trois grandes œuvres syn­thé­tisent le tem­pé­ra­ment artis­tique de Céles­tin Manalt.

Voi­ci « le Mépri­sé ». Sau­va­ge­ment cam­pé sur ses fines jambes en arrêt, un enfant des fau­bourgs, au corps ner­veux, relève sa face blême où luisent des yeux de souf­france sous un front volon­taire. Les maxil­laires saillants, il serre les dents ; tan­dis que, en un mou­ve­ment admi­rable de défense contrainte et de haine refou­lée, ses petits poings osseux, au bout de ses bras d’enfant, semblent trem­bler de colère muette. Le bras gauche barre la poi­trine et son geste agres­sif fait saillir la cla­vi­cule et avan­cer l’épaule. Le bras droit ser­rant le flanc est le geste qui retient la colère et donne une majes­té silen­cieuse à la haine qui mûrit.

Ce n’est pas par­mi les modèles d’Académies que Manalt a trou­vé l’inspiration de son Mépri­sé. C’est dans la rue ; à la porte des usines où l’on refuse le tra­vail, dans les défi­lés de grèves, dans le ruis­seau, dans la louche pro­mis­cui­té des man­sardes de fau­bourgs, dans la Misère quo­ti­dienne où l’âme des enfants du peuple mûrit éton­nam­ment quand elle ne sombre pas. Front têtu, mâchoire en avant et poings ser­rés, que nous pré­sages-tu, petit mépri­sé ?… Seras-tu l’assassin que la souf­france aveugle et qui bon­dit, au hasard, au coin d’une rue sombre, sur le pas­sant incon­nu ? Seras-tu celui que le mépris écrase et que la colère enivre ? On ne sait pas, on ne sait pas ; ton front est bien dur et tes poings bien ser­rés ! Et cepen­dant tes yeux pleins d’amertume semblent voir plus loin que ta propre colère ; tes petits yeux sont plis­sés si bizar­re­ment sur tes joues contrac­tées ! Peut-être se sou­viennent-ils d’avoir vu d’autres Mépri­sés ; peut-être rêvent-ils d’un Monde entier des Mépri­sés mépri­sant ce qui les méprise, rele­vant tous l’échiné et ser­rant tous le poing — et pre­nant, un beau jour, ce qu’on leur refu­sa. Peut-être rêvent-ils de tout cela, et de jus­tice et de beau­té ! On ne sait pas… On ne sait pas…

Voi­ci la « Pros­ti­tuée ». C’est une figure de la rue elle aus­si ; une héroïne de cette tra­gé­die de la Vie que l’artisan-sculpteur veut évo­quer. Mais ici la dou­leur n’est plus muette. C’est la pauvre souf­france qui hurle son mal, naïvement.

Une femme, demi-nue, éche­ve­lée, tom­bée sur les genoux, écra­sée sur le sol, allonge déses­pé­ré­ment vers le Ciel, comme un dra­peau d’appel à la Révolte, un bras immense au bout duquel fré­mit un poing plein de menaces.

Le Mépri­sé et la Pros­ti­tuée sont les deux œuvres qui carac­té­risent le tem­pé­ra­ment vrai­ment humain, vrai­ment moderne de Céles­tin Manalt. Elles sont les réa­li­sa­tions émou­vantes d’une conscience déve­lop­pée aux heurts de notre socié­té contem­po­raine, aux souf­frances quo­ti­diennes de la lutte pour la Vie ; elles expriment une nou­velle période du com­bat de l’homme contre les forces ano­nymes d’oppression ; elles conti­nuent la grande tra­di­tion de l’Art glo­ri­fiant la volon­té de l’individu se déga­geant de l’empire for­mi­dable des mau­vaises idoles du passé.

Une divi­ni­té, plus redou­table que 1’« anag­ké » des Grecs et que le Satan des Mys­tiques, tour­mente les héros de ce nou­vel Art. C’est un Dieu qui ne se contente pas de régner sur l’esprit des hommes, il règne aus­si sur leur chair, sur leur ventre. Il ne décide plus de la des­ti­née dans un Monde futur, mais de la des­ti­née dans la Vie quo­ti­dienne. Il n’ordonne plus la dam­na­tion des Morts, mais celle des Vivants ; il ne s’attache ses fidèles ni par l’horreur de l’Enfer, ni par les remords de Conscience, mais par les labeurs érein­tants, les sueurs de l’effort phy­sique, la pour des coups, l’abêtissement, la faim et l’horreur de la Vie.

Céles­tin Manalt a sculp­té dans la pierre des gestes de souf­france et de révolte qui consacrent encore une fois la beau­té de la conscience humaine et du vou­loir indi­vi­duel, la force de déli­vrance de l’art, qui seuls, rendent l’homme vrai­ment digne de vivre.

Serait-ce que l’Artiste vision­naire croi­rait aux Para­dis futurs où l’homme, déli­vré de ses mau­vais génies, pour­rait goû­ter en toute paix le bon­heur abso­lu ? Que non pas. Son esprit est impré­gné d’une phi­lo­so­phie natu­relle et humaine qui lui rap­pelle à tout ins­tant les pro­fondes attaches de l’homme à la terre. Il sait que tout notre être doit son déve­lop­pe­ment aux fruits de cette terre, que notre corps est le pro­duit de leur assi­mi­la­tion, et que notre esprit lui-même doit sa rai­son et sa logique aux contacts inces­sants des néces­si­tés natu­relles. Comme les stoï­ciens de l’antiquité, nous dis­tin­guons les choses qui dépendent de nous de celles qui n’en dépendent pas. Mais nous avons élar­gi l’empire de notre volon­té. Nous ne connais­sons plus aujourd’hui d’autre néces­si­té que les néces­si­tés maté­rielles qui nous donnent la vie phy­sique et peuvent occa­sion­ner notre mort Celles-là seules ne doivent pas nous révol­ter. Cepen­dant l’homme doit comp­ter avec elles ; s’il se dégage des fausses néces­si­tés de la Divi­ni­té et de la socié­té, c’est pour réser­ver toutes les res­source » de su volon­té, toutes les forces de son corps à la conquête sereine des vraies néces­si­tés de cette nature qu’il n’arrive à vaincre qu’à force d’en sai­sir l’infinie richesse, de la com­prendre et de reve­nir en elle.

Cette saine phi­lo­so­phie natu­relle trouve son expres­sion dans la troi­sième œuvre de Céles­tin Manalt : l’Homme et la Terre.

Ima­gi­nez dans un sillon pro­fond de la terre, comme une plante for­mi­dable. Un homme dans l’attitude à la fois rési­gnée et fière du pay­san au tra­vail. Tête basse, il lutte, comme un bœuf atte­lé à la char­rue ; dans l’effort, sa croupe jaillit, son cou gonfle et les omo­plates saillent. À gauche, il est pris, enser­ré par la terre nour­ri­cière ; là son corps ne forme qu’un bloc effrayant avec elle, et le bras y plonge comme la racine d’un arbre. À droite, d’une pous­sée de son bras lan­cé en avant et de sa jambe ten­due en arrière, tous muscles ten­dus en un effort vigou­reux, il se dégage super­be­ment. Mais c’est en vain ; il a beau se contraindre, il est pris, il appar­tient à la terre. Ses yeux fixés au sol, expres­sion brave et volon­taire, montrent qu’il le com­prend. Vrai­ment il ne doit pas avoir d’autre rai­son de vivre si ce n’est de deve­nir le plus har­mo­nieux des pro­duits de la terre. Il n’essaiera plus d’échafauder une vie future dans le Monde des Dieux, il n’aura plus l’orgueil stu­pide de vivre au-des­sus des pas­sions vivi­fiantes, de dédai­gner l’action et de contem­pler, indif­fé­rent, les joies et les souf­frances. Mais il vou­dra avec ardeur, pareil au plus bel arbre du Monde, sen­tir la pous­sée de toutes les bonnes sèves, pui­ser aux forces natu­relles tous les élé­ments de son bon­heur ter­restre, étendre infi­ni­ment les racines puis­santes qui le lient à la Matière, pour que les feuilles de ses branches gigan­tesques puissent fré­mir à la caresse des vents et à la cha­leur dorée du soleil. L’homme fera de sa pen­sée et de son art les fleurs écla­tantes de sa végé­ta­tion harmonieuse.

[/​André Colo­mer./​]

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