La Presse Anarchiste

Où va l’humanité

Nous répon­drions dif­fi­ci­le­ment à cette ques­tion si la tra­di­tion n’é­tait point le pro­duit d’un troi­sième élé­ment déter­mi­nant : la nécessité. 

Nous avons vu au début que la tra­di­tion se forme dans deux direc­tions dif­fé­rentes : l’une mys­tique, l’autre pra­tique. La néces­si­té devait à son tour influen­cer lar­ge­ment ces deux direc­tions et en créer une troi­sième, sorte d’op­por­tu­nisme per­ma­nent modi­fiant au cours des cir­cons­tances le sens mys­tique de la tra­di­tion. C’est ain­si qu’en Égypte la dynas­tie thi­nite, peu guer­rière au début, s’oc­cupe sur­tout d’a­mé­lio­ra­tions agri­coles et de pro­tec­tions contre les nomades. Mais, n’ayant aucun métal sur son sol, elle est obli­gée de faire des expé­di­tions au Sinaï pour avoir du cuivre, et en Nubie pour avoir de l’or. Par la suite, la pros­pé­ri­té et la richesse de l’É­gypte tentent au long des siècles les nomades enva­his­sants. Et nous voyons les Pha­raons obli­gés, pour assu­rer leur sécu­ri­té, d’en­tre­prendre des guerres impé­ria­listes en Syrie et en Méso­po­ta­mie, trans­for­mées en pro­tec­to­rat et ser­vant de rem­part contre les peuples envahisseurs. 

Même pro­blème pour les peuples chal­déen, sumé­rien, hit­tite, mita­nien, élai­nite, cana­néen. Quatre mille ans avant notre ère, trois de ces peuples se par­ta­geaient la Méso­po­ta­mie et, par leurs efforts inces­sants, avaient fait de cette val­lée un éden ver­doyant au milieu des déserts ara­biques et ira­niens. Mais des riva­li­tés les opposent. Un roi sumé­rien impose sa domi­na­tion ; puis, c’est le tour du sémite Sar­gon qui étend son empire jus­qu’à la mer Noire, la Médi­ter­ra­née et la Syrie, et cherche à uni­fier la reli­gion et les mœurs de toutes les popu­la­tions de ces ter­ri­toires. Son règne paraît avoir été avan­ta­geux pour ces populations. 

Une inva­sion bar­bare met fin à cet empire nais­sant et les Égyp­tiens sont contraints, pour évi­ter d’être sub­mer­gés, d’é­cra­ser ces enva­his­seurs en Syrie. 

De nou­veau les rois éla­mites, sumé­riens et sémites se dis­putent le pou­voir. Fina­le­ment, ceux-ci l’emportent et avec Hamou­ra­bi la civi­li­sa­tion baby­lo­nienne atteint son apo­gée. Ce roi, d’une valeur excep­tion­nelle, réta­blit l’empire de Sar­gon, paci­fie, orga­nise, admi­nistre l’im­mense crois­sant syrien et mésopotamien. 

C’est alors qu’une mar­rée de peuples venus du Cau­case déborde sur ce pays flo­ris­sant, Hit­tites, Kas­sites, Mita­niens, sac­cagent ces riches val­lées et détruisent l’es­sor de la magni­fique civi­li­sa­tion sémi­tique arrê­tée dans son déve­lop­pe­ment. L’É­gypte elle-même est mena­cée et doit lut­ter pour conte­nir ce flot de pillards, mais elle est vain­cue par les Hyk­sos qui la gou­vernent pen­dant près d’un siècle. Ces enva­his­seurs inca­pables sont chas­sés à leur tour et les Pha­raons étendent leur pro­tec­to­rat sur toute l’A­sie anté­rieure, bien que mena­cés par les Hit­tites qui deviennent tout puis­sants. Enfin l’in­va­sion des peuples de la mer, sous la pres­sion des Achéens met fin à l’empire hit­tite, tan­dis que Phé­ni­ciens et Ara­méens fondent à leur tour, vers le der­nier mil­lé­naire, un empire éco­no­mique en Syrie et en Médi­ter­ra­née orien­tale. Les Hébreux par­viennent eux aus­si a domi­ner et Salo­mon uni­fie ce pays tour­men­té. Les Assy­riens sac­cagent encore ces riches contrées, mas­sacrent les pri­son­niers, rasent les villes, déportent en masse les popu­la­tions et s’emparent par la ter­reur de tous ces pays, y com­pris l’Égypte. 

Les Mèdes détruisent l’empire assy­rien et fondent une autre puis­sante civi­li­sa­tion, qu’A­lexandre le Grand rui­na et que les Césars conquirent à leur tour. 

Ces faits rapi­de­ment esquis­sés n’é­taient point limi­tés a cette por­tion de la terre. La Macé­doine, la Grèce, la Crête, la Sicile, l’I­ta­lie, la Gaule, l’Es­pagne, l’A­frique, les régions cau­ca­siennes et hin­doues ; toutes ces contrées, et bien d’autres encore, étaient sou­mises à des bou­le­ver­se­ments eth­niques inces­sants, à des émi­gra­tions mas­sives de peuples conqué­rants, à des pous­sées irré­sis­tibles de popu­la­tions aven­tu­reuses et batailleuses. 

Or, il faut conve­nir qu’il n’y a aucune rela­tion de cause à effet entre une tra­di­tion paci­fique et humaine, capable d’é­ta­blir une cer­taine équi­té dans un cer­tain bien-être, et une ava­lanche de bar­bares famé­liques, dési­reux de jouir des avan­tages de cette tra­di­tion. Aucun rai­son­ne­ment phi­lo­so­phique, aucune démons­tra­tion stoï­cienne, aucun argu­ment boud­dhique n’eût arrê­té ces ventres affa­més, ces appé­tits de jouis­sance déchaî­nés à l’as­pect des ver­gers fruc­ti­fiants, des plaines mois­son­neuses, des cités flo­ris­santes. Et si, dans la nuit des siècles, l’hos­pi­ta­li­té s’est ancrée dans cer­taines tra­di­tions pour des cas res­treints, elle s’est avé­rée inopé­rante pour ces inva­sions mas­sives, qui rui­naient la pros­pé­ri­té et la sécu­ri­té des sédentaires. 

Une tra­di­tion fra­ter­nelle et cha­ri­table n’eût pas sup­pri­mé les hordes sur­peu­plées, ni ren­du giboyeuses les forêts sombres, ni amé­lio­ré les steppes inhos­pi­ta­lières et les sables brû­lants. Il ne dépen­dait aucu­ne­ment des peuples civi­li­sés que les peuples errants ne fon­dissent sou­dai­ne­ment sur leurs cités et détrui­sissent leurs biens et leurs per­sonnes. La résis­tance, la lutte était leur seule chance de salut. La tra­di­tion fut donc influen­cée par cette néces­si­té et la reli­gion ne pou­vait l’a­dou­cir, bien au contraire. N’a-t-on pas vu la reli­gion chré­tienne, la fameuse reli­gion d’a­mour, engen­drer les per­sé­cu­tions, les mas­sacres, l’in­qui­si­tion, l’in­to­lé­rance fana­tique et, à l’a­bri de la croix, essayer une conquête maté­rielle de l’Oc­ci­dent. L’Is­lam, der­rière son crois­sant, n’a-t-il pas ten­té sa chance, lui aus­si, dans son assaut contre les infidèles ? 

Lorsque l’in­té­rêt, la néces­si­té et la reli­gion s’ac­cordent pour for­mer une tra­di­tion conti­nue, elle façonne les indi­vi­dus selon une norme morale, qui crée elle-même les notions de bien et de mal ayant une valeur abso­lue pour eux. 

Et. cette valeur abso­lue est telle qu’elle va jus­qu’au sacri­fice de la vie même des croyants. Un Régu­lus, libé­ré sur parole et sous condi­tions, pour négo­cier la paix offerte par les Car­tha­gi­nois aux Romains, dis­suade ses conci­toyens de faire cette paix et, sachant le sort fatal qui l’at­tend en cas d’in­suc­cès, retourne à Car­thage pour y être supplicié. 

Voi­ci le résul­tat de la tradition. 

Elle crée l’es­prit scien­ti­fique comme elle crée le fana­tisme, l’en­tr’aide aus­si bien que la guerre. Née du savoir, de l’i­gno­rance, de la peur et des néces­si­tés, elle a façon­né la men­ta­li­té humaine de si diverses façons que les hommes ont vécu toutes les formes pos­sibles d’u­nions sexuelles, de grou­pe­ments éco­no­miques, d’ orga­ni­sa­tions sociales. Seule l’i­gno­rance peut faire dire à quel­qu’un : ceci est impos­sible, cela n’ar­ri­ve­ra jamais ; car le pos­sible, la notion du bien et du mal, du vrai et du faux, varient sui­vant la tradition. 

Cette consta­ta­tion, me dira-t-on, n’est pas très concluante et il est bien dif­fi­cile d’en déduire une orien­ta­tion quel­conque de l’hu­ma­ni­té vers le mieux ou vers un éter­nel chaos. J’es­time au contraire que le vaste spec­tacle de l’é­vo­lu­tion humaine va nous per­mettre des conclu­sions d’une cer­taine valeur. Il s’a­git seule­ment de mettre de l’ordre dans nos consta­ta­tions, de les clas­ser et d’en tirer un ensei­gne­ment rationnel. 

Une pre­mière véri­té s’im­pose : les tra­di­tions évo­luent, se trans­forment, se modi­fient et par­fois dis­pa­raissent, mais rien, abso­lu­ment rien n’in­dique qu’elles che­minent inévi­ta­ble­ment, fata­le­ment vers le mieux. Nous avons vu des tra­di­tions excel­lente rem­pla­cées par d’autres, san­gui­naires. Nous avons éga­le­ment vu l’é­ga­li­té et la vie com­mu­nau­taire du clan, de la longue-mai­son et de la zadru­ga bul­gare rem­pla­cées par l’i­né­ga­li­té des castes, des classes sociales du patriar­ca­lisme. Nous avons assis­té a l’é­pui­sante lutte des cités entre elles, à leur uni­fi­ca­tion par un impé­ria­lisme par­fois des­po­tique, par­fois bien­fai­sant ; puis à l’é­crou­le­ment de ces civi­li­sa­tions rem­pla­cées par des siècles de bar­ba­rie. La conquête romaine accorde par la force les chefs gau­lois, divi­sés et tou­jours en guerre ; puis s’é­clipse de l’his­toire, lais­sant la place à un moyen-âge téné­breux qu’une renais­sance illu­mine pour éclai­rer une aris­to­cra­tie jouis­seuse et sans géné­ro­si­té, tan­dis qu’une bour­geoi­sie rusée la rem­place pour vivre aux dépens des éter­nels créa­teurs des richesses sociales. Les fana­tismes changent de nom ; on ne meurt plus pour l’I­dole, pour le Pha­raon, pour Amon-Ra, pour Baal, pour Jého­vah, Zeus ou Jupi­ter ; les fana­tiques meurent pour dieu, pour la patrie, pour le roi, pour le tsar, pour le füh­rer, pour la civi­li­sa­tion, pour le pro­grès, pour l’hu­ma­ni­té et ils fout éga­le­ment mou­rir les autres avec eux. 

Donc pas d’é­vo­lu­tion conti­nue vers le mieux. La cer­velle du nazi ne vaut pas mieux que celle du fel­lah d’il y a six mille ans. 

Il faut aban­don­ner l’i­dée d’une évo­lu­tion régu­lière et fatale vers le mieux, je dirai en pas­sant que cela me plaît davan­tage et me parait plus équi­table que de savoir que des mil­liards d’hu­mains auraient souf­fert pen­dant des mil­lé­naires, auraient été sacri­fiés à seule fin que quelques des­cen­dants pri­vi­lé­giés pussent jouir béa­te­ment des der­niers rayons de soleil sur un globe gelé. 

J’es­time qu’au­cune des jouis­sances à venir ne com­pen­se­ra l’é­nor­mi­té des souf­frances pas­sées, et ne jus­ti­fie­ra les tor­tures subies par les vain­cus de la vie. 

Donc le pas­sé n’a pas construit, par addi­tions suc­ces­sives de petits pro­grès, un ave­nir inces­sam­ment amé­lio­ré. Chaque étape, chaque civi­li­sa­tion, chaque tra­di­tion ne réa­lise pas néces­sai­re­ment un pas en avant, un chaî­non indis­pen­sable d’un pro­grès conti­nu. L’é­vo­lu­tion a été chao­tique, sans ordre, sans sou­cis moraux, sans acqui­si­tions régu­lières et constantes vers une per­fec­tion indéfinie. 

Les patients efforts des séden­taires pour créer riches récoltes et toits hos­pi­ta­liers, les paroles fra­ter­nelles des sages et des phi­lo­sophes, n’ont point empê­ché la ruine et la misère, la fureur et la cruau­té de leur succéder. 

Enfin, dira le pes­si­miste, tout démontre donc qu’il n’y a rien à faire et qu’il faut se dés­in­té­res­ser du pro­grès. Nous ver­rons en ter­mi­nant si nous pou­vons admettre ce point de vue. Conti­nuons sim­ple­ment à mettre de l’ordre dans nos consta­ta­tions avant de conclure dans un sens ou dans l’autre. 

Puisque l’homme a vécu les sys­tèmes les plus oppo­sés, les plus dérai­son­nables comme les plus sages, il est sen­sé de sup­po­ser qu’il peut aus­si bien vivre, et vivre mieux, dans un sys­tème avan­ta­geux et ration­nel que dans un sys­tème meur­trier. L’homme n’a pas cher­ché obs­ti­né­ment la souf­france et le mal­heur pour le mal­heur lui-même. Lors­qu’il a recher­ché la souf­france c’é­tait dans l’es­poir d’un plus grand bien. D’où pre­mière consta­ta­tion : par sa nature ins­tinc­tive, l’homme cherche son bien-être maté­riel, affec­tif et intel­lec­tuel. Seule la tra­di­tion issue de l’i­gno­rance et de la peur peut éga­rer son juge­ment et lui faire choi­sir des sys­tèmes dan­ge­reux pour lui et pour les autres. Or, si la nature ins­tinc­tive de l’homme varie peu, la tra­di­tion peut se trans­for­mer pro­fon­dé­ment, et nous savons que le jeune humain com­mence sa vie sans rien connaître des tra­di­tions. C’est un être inadap­té, en révolte contre notre morale, que nous lui impri­mons de force par l’é­du­ca­tion. Il y a donc là une chance de rup­ture entre le pas­sé et l’avenir. 

Mais, dira-t-on, que lui appren­drons-nous et que pour­ra-t-il faire de mieux que ce qu’ont fait fous les enfants qui l’ont pré­cé­dé ? Et nous-mêmes, que pou­vons-nous faire contre tous ces faits contradictoires ? 

([À suivre->http://www.la-presse-anarchiste.net/spip/spip.php?article410)

Ixi­grec.

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