La Presse Anarchiste

Philosophie d’après-guerre

 — Plai­gnons les gens qui disent blanc ou noir ;
Ces mal­heu­reux, si fiers de leur savoir,
Ne savent pas qu’il y a cent nuances
Entre les deux. C’est man­quer d’élégance
Que d’op­po­ser un oui, un non brutal
Aux faits dont nul ne connaît le total.
Le seul qui vaille est l’es­prit de finesse.
Rien ne com­mence, et jamais rien ne cesse…
Allez-vous dire au temps : Arrête-toi ?
À la nature impo­ser votre loi ?

— Le jour, la nuit : éter­nelle bascule.
Faut-il choi­sir ? Vive le crépuscule !
Il atté­nue, il baigne de douceur
La nuit, qui vient d’un mou­ve­ment berceur.
La nuit, le jour : Faut-il choi­sir encore ?
Mon choix est fait : je pré­fère l’aurore ;
Car l’au­rore est plus belle que le jour.
Ain­si Vénus sort des flots sans atours.
Elle est l’es­poir, elle est tout ce qu’on rêve
Dans la jeu­nesse, à cette heure si brève
Où l’a­ve­nir n’a pas encor dit non
À nos efforts vers le Beau, vers le Bon.

— On peut aimer la dou­ceur de l’étude,
Mais à quoi bon vou­loir la certitude,
Quand un sait bien que tout ce que l’on sait,
Ce qu’on a su, et ce qu’on sau­ra — c’est
Qu’on ne peut rien savoir, disait Socrate.
 — Sage pro­pos de vieil aristocrate !…
Alors pour­quoi ces accès de fureur
De par­ti­sans qui sont tous dans l’erreur ?
Pour­quoi, grands dieux, s’é­chauf­fer pour ou contre
Des dogmes vains, et que rien ne démontre ?
Dites : je crois ! Mais ne dites jamais
Ceci est vrai ! Alors que Rabelais
Disait : Peut-être, et Mon­taigne : Que sais-je ?
Il n’ai­mait pas ces savants de collège
Qui pré­ten­daient tenir la Vérité,
De par le droit d’un pédant breveté.

— La Véri­té, qui la connaît ? — Personne…
L’homme rai­sonne autant qu’il déraisonne.
Il pré­tend vivre et bâtir sa maison
Selon les lois de la seule Raison.
Ce n’est pas vrai. C’est l’ins­tinct qui le mène,
Comme le loup : c’est la faim, c’est la haine !
Il obéit aux ins­tincts les plus vils
Qu’on voit grouiller de la bauge au chenil ;
Car lui seul à ce triste privilège
De déchaî­ner la guerre et son cortège
D’hor­reurs sans nom, de mas­sacres, de maux
Tous incon­nus des pires animaux.

— Où voyez-vous dans tout cela une ombre
De sens com­mun ? La Rai­son ? Elle sombre
Dans cet abîme où Dante a vu l’Enfer,
Où les dam­nés mangent un pain de fer.
 — Rai­son, pro­grès, amour, bon­té ? — Chimère !
Fra­ter­ni­té ? Plai­san­te­rie amère !…
Les droits de l’homme ? Ah non ! n’en par­lons plus !
Silence à Dieu ! Place à la balistique :
La parole est à la bombe atomique !
Huma­ni­té ! Tes jours sont révolus
Heu­reux les morts, qui dans leur der­nier somme,
N’ont pas connu la honte d’être un homme ! 

[/​4 sep­tembre 1945

V. Rie­mer/​]

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