La Presse Anarchiste

Sur le fédéralisme

[|(II)|]

Mais allons main­te­nant à l’ex­trême-sud du conti­nent amé­ri­cain. L’Ar­gen­tine est une nation consti­tuée en pro­vinces jouis­sant d’une cer­taine auto­no­mie, en « ter­ri­toires » direc­te­ment pla­cés sous la juri­dic­tion du gou­ver­ne­ment « fédé­ral ». Elle est donc fédé­ra­liste. Or, les fon­da­teurs de ce fédé­ra­lisme ont été les troupes du célèbre dic­ta­teur Rosas, sur­nom­mé Cor­ta­ca­be­zas, (coupe-têtes), qui pen­dant qua­rante ans, mit le pays à sang et à feu. Ses troupes se com­po­saient de gau­chos, et de semi-gau­chos, rebelles à l’or­ga­ni­sa­tion, au tra­vail, à la dis­ci­pline et à la culture des villes, par­ti­cu­liè­re­ment de Bue­nos Aires, où se concen­trait ce que le pays avait de meilleur en qua­li­té humaine. Par la force des choses et les condi­tions natu­relles du pro­grès, ces villes pre­naient le pas sur la Pam­pa encore sau­vage, que les guer­riers de Rosas, hai­neux contre les Blancs qui venaient d’Eu­rope, par­cou­raient à che­val, le cou­teau au côté, le cha­peau rele­vé et les mous­taches tom­bantes, vivant des bêtes qui se repro­dui­saient libre­ment et qu’ils égor­geaient pour y pré­le­ver un simple bifteck.

Ils étaient, eux, les véri­tables Argen­tins, les véri­tables « criol­los ». Et le fédé­ra­lisme leur appa­rut comme le moyen de se sous­traire à l’or­ga­ni­sa­tion d’en­semble, indis­pen­sable à une éco­no­mie et une nation modernes. Leur devise fut « La fédé­ra­tion ou la mort ! ». Mon­tés sur leurs che­vaux, ils arri­vaient dans les vil­lages et les petites villes, et égor­geaient tous ceux qui n’é­taient pas par­ti­sans du fédé­ra­lisme. Ils s’im­po­saient, voci­fé­rants et mena­çants, aux assem­blées muni­ci­pales. Ils ont lais­sé chez tous les hommes ayant au moins quelque sen­si­bi­li­té un sou­ve­nir atroce de dic­ta­ture san­gui­naire, et d’ex­ter­mi­na­tion, mais ce fut sur­tout grâce à eux qu’en fin de compte l’or­ga­ni­sa­tion fédé­ra­liste se constitua.

Pen­dant les douze ans que j’ai vécu dans ce pays, je pus consta­ter que très sou­vent les gou­ver­neurs de pro­vinces, maîtres dans leur fief, dis­po­sant, selon les droits confé­rés par la consti­tu­tion natio­nale, d’un par­le­ment et d’une police propres, mais aus­si de leur cote­rie poli­tique bureau­cra­tique, de leurs hordes par­ti­sanes, se com­por­taient exac­te­ment comme des roi­te­lets, des tyrans locaux ou des sei­gneurs féo­daux. C’est sur ces forces que s’ap­puyaient les grands par­tis conser­va­teurs, les élé­ments réac­tion­naires du pays. Pour une pro­vince qui, comme celle de San­ta Fe, défen­dait le libé­ra­lisme, il y en avait six ou sept où le tra­di­tio­na­lisme ultra­mon­tain et les mœurs semi-bar­bares domi­naient. Encore une fois, ce fédé­ra­lisme-là ne ser­vait pas la liber­té. Des faits sem­blables sont à enre­gis­trer au Bré­sil. Et, au fond, ne se conjuguent-ils pas avec la haine, qui ne s’at­té­nue que peu à peu, des « ruraux » contre les cita­dins, des cam­pagnes encore plon­gées dans l’i­gno­rance et l’obs­cu­ran­tisme contre les villes, où si sou­vent le pay­san fai­sait cause com­mune avec les repré­sen­tants du passé ?

Plus près de nous, et actuel­le­ment, la Bel­gique nous apporte une preuve sup­plé­men­taire du dan­ger que peut repré­sen­ter le fédé­ra­lisme géo­gra­phique et poli­tique. Dans la région du Nord, les « Fla­min­gants », élé­ments réac­tion­naires, aux pré­ju­gés reli­gieux tré­pi­dants, mènent une cam­pagne inlas­sable pour obte­nir une plus grande auto­no­mie grâce à un plus large fédé­ra­lisme. Dans le sud du pays, les Wal­lons, plus libé­raux, et où le socia­lisme démo­crate a la plus large audience, font contre­poids, et s’op­posent au fédé­ra­lisme sépa­ra­tiste et séces­sion­niste des Fla­min­gants. Ceux-ci pro­testent, au nom de la liber­té. Une « liber­té » qui res­semble beau­coup à celle de l’é­cole dite « libre » que le cler­gé fran­çais a orga­ni­sée contre l’é­cole laïque de l’É­tat, afin de sou­mettre de plus en plus l’en­fance, puis le pays, au Vatican.

[|* * * *|]

Dans quelle mesure, du reste, l’or­ga­ni­sa­tion fédé­ra­liste par can­tons, par pro­vinces ou par États est-elle une garan­tie contre l’in­va­sion mili­taire et l’as­ser­vis­se­ment poli­tique de toute une nation, argu­ments de base invo­qués par Prou­dhon ? La Suisse offre le spec­tacle de can­tons paci­fiques, se res­pec­tant mutuel­le­ment, où aucun ne cherche à empié­ter sur les autres. Mais d’a­bord, la confi­gu­ra­tion géo­gra­phique du pays se prête à cette divi­sion que favo­risent les val­lées alpines, et les hautes chaînes rocheuses qui divisent entre elles les régions. Ensuite, toutes ces régions réunies ne consti­tue­raient pas une force d’a­gres­sion capable d’en­ta­mer les fortes nations qui entourent la Confé­dé­ra­tion hel­vé­tique. Et puis, d’autres fac­teurs jouent par­fois : ce qu’on appelle le génie poli­tique, par exemple.

Mais quand le champ est ouvert à l’a­ven­ture, aux pos­si­bi­li­tés de domi­na­tion fruc­tueuse, le com­por­te­ment peut chan­ger. Témoins Clo­vis, et sa poi­gnée de guer­riers francs saliens, s’im­po­sant par la guerre et les assas­si­nats aux autres tri­bus, ter­ri­to­ria­le­ment éta­blies. Il y avait là un fédé­ra­lisme de fait, tra­di­tion­nel chez les Ger­mains. Il dis­pa­rut pour faire place, en un très court laps de temps, à un cen­tra­lisme mili­taire, sinon éta­tique, qui embras­sait une nation entière. Témoin encore Rome, en lutte contre les autres régions d’I­ta­lie, les conqué­rant l’une après l’autre, et impo­sant aus­si son cen­tra­lisme qu’elle éten­dit ensuite à presque toute l’Eu­rope sans que nous puis­sions dire, hon­nê­te­ment, que sa domi­na­tion n’ait été que mal­fai­sante. Témoin encore l’his­toire du monde arabe au moment de son apo­gée. Témoin enfin l’his­toire de la Confé­dé­ra­tion ger­ma­nique, mili­ta­riste et impé­ria­liste, où la volon­té de la Prusse, et de Bis­marck, créa les condi­tions néces­saires pour bou­le­ver­ser l’Eu­rope [[Aupa­ra­vant, les tri­bus et les États ger­ma­niques ne se sont-ils pas, maintes fois, mis d’ac­cord pour enva­hir l’I­ta­lie ou d’autres régions d’Eu­rope ? Plus tard, les tri­bus cosaques feront la guerre pen­dant des siècles et élar­gi­ront l’empire russe jus­qu’à la mer du Japon.]]. Le fédé­ra­lisme poli­tique n’est donc une garan­tie de paix que quand les nations sont faibles, ou qu’il n’y a rien à conquérir.

[|* * * *|]

Ce fédé­ra­lisme qui, au fond, n’est pas une créa­tion prou­dho­nienne, puisque Prou­dhon l’a emprun­té à la Consti­tu­tion suisse, ne trouve pas, il faut le recon­naître, que des défen­seurs réac­tion­naires. Dans les faits, ce sont sur­tout ces der­niers qui ont domi­né. Mais l’Es­pagne nous offre l’exemple d’une ten­dance dif­fé­rente. Son prin­ci­pal théo­ri­cien, pre­mier tra­duc­teur de Prou­dhon, fut Pi y Mar­gall, répu­bli­cain fédé­ra­liste, grande et noble figure, Cata­lan immen­sé­ment éru­dit et pré­sident, pen­dant un très court laps de temps, de la pre­mière Répu­blique espa­gnole. Le répu­bli­ca­nisme fédé­ra­liste s’est implan­té sur­tout en Cata­logne et s’est éten­du au Pays basque. Il lutte contre le cen­tra­lisme madri­lène. Il prêche l’au­to­no­mie des régions, et n’ac­cepte que condi­tion­nel­le­ment, dans une mesure qu’il appar­tient à cha­cune d’elles de fixer, leur adhé­sion à la fédé­ra­tion ibé­rique qui cor­res­pon­drait à ses desi­de­ra­ta. Natu­rel­le­ment, le droit de séces­sion figure aus­si dans ses revendications.

En y regar­dant de près, on s’a­per­çoit que le cata­la­nisme est sim­ple­ment un natio­na­lisme sou­vent aigu, et sur­ai­gu, auquel adhèrent aus­si bien les droites cata­lanes (dont hier la fameuse LLi­ga régio­na­liste qui grou­pait les poten­tats de la finance et du capi­ta­lisme) que des for­ma­tions gauches-cata­la­nistes et même un cer­tain nombre d’a­nar­chistes. L’au­teur de ces lignes, se trou­vant à Bar­ce­lone pen­dant la guerre et la révo­lu­tion espa­gnoles, en 1937, enten­dit Fede­ri­ca Mont­se­ny, lea­der de l’a­nar­chisme, décla­rer dans une confé­rence qu’elle n’é­tait pas fédé­ra­liste au sens où Bakou­nine l’en­ten­dait, mais au sens où l’en­ten­dait Pi y Mar­gall. C’est-à-dire, elle pré­co­ni­sait l’au­to­no­mie des régions, du point de vue poli­tique et éco­no­mique, et le res­pect de la langue de cha­cune d’elles. Une semaine plus tard, je don­nai à mon tour une confé­rence sur « notre pro­gramme recons­truc­tif », et je dus réfu­ter la thèse de Fede­ri­ca Mont­se­ny (qui est, je le répète, celle de beau­coup d’a­nar­chistes cata­lans), à la lumière des faits éco­no­miques et de l’in­ter­dé­pen­dance fatale des dif­fé­rentes régions de l’Espagne.

La thèse de l’au­to­no­mie régio­nale condui­rait direc­te­ment l’Es­pagne à un mor­cel­le­ment dont on avait déjà vu les effets. En plus du gou­ver­ne­ment de Madrid, qui domi­nait toute la nation, il exis­tait le gou­ver­ne­ment cata­lan, et le gou­ver­ne­ment basque ; d’autre part, un mou­ve­ment auto­no­miste était né dans la Galice, au nord du Por­tu­gal, qui récla­mait aus­si l’in­dé­pen­dance de cette région, et le droit de n’employer offi­ciel­le­ment que le dia­lecte régio­nal dans l’ad­mi­nis­tra­tion et dans les écoles, et un autre mou­ve­ment auto­nome valen­cien était aus­si appa­ru. Si, comme le récla­maient les lea­ders de cha­cun d’eux, un plé­bis­cite avait eu lieu en Galice et dans la région valen­cienne, la déma­go­gie poli­ti­cienne, l’ex­ploi­ta­tion de l’es­prit de clo­cher, si facile chez tant de popu­la­tions, auraient assez faci­le­ment entraî­né la majo­ri­té. Et rien ne dit que l’Es­tré­ma­dure ou l’A­ra­gon n’au­rait pas sui­vi un che­min iden­tique, même si la ques­tion lin­guis­tique n’a­vait pas étayé l’ar­gu­men­ta­tion régionaliste.

[|* * * *|]

Or, je me demande ce qu’au point de vue liber­taire, ou anar­chiste, les peuples gagnent à cette mul­ti­pli­ci­té et cette jux­ta­po­si­tion de gou­ver­ne­ments, de légis­la­tions de règle­men­ta­tions, d’im­pôts et d’au­to­ri­tés ? Et je pense qu’il faut, une fois pour toutes, poser et tran­cher ce pro­blème : les prin­cipes liber­taires tendent-ils à l’in­té­gra­tion humaine, à l’u­ni­fi­ca­tion des peuples à l’é­chelle pla­né­taire, par la sup­pres­sion des fron­tières, et de tous les fac­teurs qui séparent les hommes et les ont sépa­rés, les dres­sant les uns contre les autres, les fai­sant se mécon­naître, se mépri­ser, se haïr et se com­battre, ou les prin­cipes liber­taires tendent-ils à lais­ser debout ces divi­sions et ces bar­rières, et même à les mul­ti­plier sous pré­texte de fédé­ra­lisme ? Le fédé­ra­lisme est-il la divi­sion de la famille humaine en groupes lin­guis­tiques et raciaux, et en autant de familles eth­niques, de sous-natio­na­lismes et de grou­pe­ments secon­daires qu’il y a de régions ? Ou est-il un mou­ve­ment de pen­sée et d’ac­tion qui s’ef­force d’u­nir et d’u­ni­fier le plus pos­sible les hommes pour en finir avec les haines de tri­bus pri­mi­tives, éten­dues aux régions, puis aux nations, et qui les ont si long­temps déchirées ?

Pour moi, et il en est ain­si pour beau­coup de liber­taires, j’opte sans réserve pour l’an­ti­ré­gio­na­lisme poli­tique, — je ne parle pas des danses, des cos­tumes et du folk­lore ni de la richesse lin­guis­tique —, et pour la néga­tion des patries, grandes et petites. Je pro­clame non seule­ment l’in­ter­na­tio­na­lisme, mais plus encore, afin qu’on ne puisse jouer sur les mots, l’an­ti­na­tio­na­lisme. Et je vais plus loin. Je consi­dère que les rois uni­fi­ca­teurs ont, mal­gré tous les méfaits que l’on peut, à bon droit, leur repro­cher, fait œuvre utile en réunis­sant les pro­vinces et les peuples dis­per­sés, en état per­ma­nent d’hostilité.

Je n’i­gnore rien de leurs exac­tions, de leur action liber­ti­cide et de leurs crimes. Mais je sais, d’autre part que, à tra­vers les siècles et les mil­lé­naires, les peuples ont été d’eux-mêmes inca­pables de bri­ser, ou même de son­ger à bri­ser les fron­tières pro­vin­ciales ou régio­nales der­rière les­quelles, le plus sou­vent, ils se haïs­saient, l’i­dée de la nation les unis­sant n’a pas ger­mé chez eux. Elle a ger­mé chez les rois, ou chez des idéa­listes (cha­cun conce­vant les réa­li­sa­tions avec des moyens dif­fé­rents, et dans des buts dif­fé­rents aus­si [[Il est curieux de consta­ter que c’est Napo­léon qui trans­for­ma, en 1803, la répu­blique cen­tra­liste suisse en répu­blique fédé­rale. Divi­ser pour régner.]], chez Louis XI ou chez les membres de la Conven­tion, chez Napo­léon ou dans l’âme de ceux qui défi­lèrent au Champ-de-Mars, pour la fête de la Fédé­ra­tion, et qui voyaient dans cette fédé­ra­tion l’i­dée d’une France soli­daire et indi­vi­sible, dans sa marche vers la liberté.

(à suivre)

[/​Gaston Leval/​]

La Presse Anarchiste