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L’importance de l’éducation
L’importance de l’éducation n’a jamais échappé aux animateurs sociaux et dans les plus vieilles sociétés, dans les plus primitives civilisations, on trouve déjà toute une technique plus ou moins empirique façonnant « l’âme » des jeunes êtres, les initiant, avantageusement ou non, à leur future activité individuelle et sociale. Cette nécessité de l’éducation se constate d’ailleurs beaucoup plus loin puisqu’on la voit s’imposant biologiquement chez les mammifères et les oiseaux, initiant leurs petits à la chasse et à la recherche de leur nourriture, et à tous les actes offensifs et défensifs indispensables à leur conservation.
Cette éducation animale et instinctive s’est inévitablement compliquée chez l’homme en fonction du développement de son imagination. Aux nécessités biologiques réelles, il a ajouté des nécessités mystiques totalement imaginaires, étrangères aux faits expérimentaux les plus évidents.
Quelle que soit, a priori, notre opinion sur l’éducation, force nous est de constater sa puissance déterminante et son importance primordiale sur l’évolution sociale. L’enfant est un petit animal étranger à tout l’acquis ancestral, ignorant complètement cet acquis, et repartant à peu près à zéro en fait de connaissances offensives ou défensives pour sa conservation.
Ceux qui nient l’importance et l’influence de l’éducation sur les soi-disant instincts héréditaires devraient observer les animaux et expérimenter son pouvoir sur l’orientation de leurs comportements. On a vu des chiens et des chats élevés ensemble jouant et s’aimant mutuellement et soignant leurs petits réciproquement sans aucune jalousie. Et on a vu ces mêmes animaux se défendre solidairement et mutuellement contre des animaux de leur propre espèce en faveur de l’ami d’une espèce différente. Des animaux dits sauvages s’attachent affectueusement à leur maître, s’ils sont bien traités, alors que l’éducation naturelle de leur espèce en ferait irrémédiablement ses ennemis. On pourrait accumuler les faits sur cette modification éducative du comportement animal, mais ceci nous écarterait trop du sujet.
Si nous revenons à l’espèce humaine, nous sommes frappés par l’ampleur gigantesque des mouvements psychologiques collectifs. Croyances fétichistes, religieuses, raciales, politiques, nationales, voire économiques, étendent leur pouvoir d’action sur des masses humaines énormes et les meuvent avec une force irrésistible. Ces hommes qui, pris individuellement à leur naissance, n’ont aucune de ces croyances et vivraient n’importe quel système social s’imposant à eux, deviennent, par l’éducation, des défenseurs de systèmes, bons ou mauvais, dont on les sature en bourrant leur entendement d’affirmations qu’ils ne peuvent contrôler et qu’ils assimilent peu ou prou selon leur nature rebelle ou passive.
Il y a matière à méditation sur les fluctuations, la dépendance ou l’indépendance de notre personnalité et, dans un sens plus réduit, sur la valeur de notre choix personnel. Je reviendrai sur ce point.
Considérons simplement ici les conséquences sociales de ces croyances. Les derniers événements nous ont montré des millions d’hommes se heurtant à d’autres millions d’hommes et s’exterminant réciproquement sans que chacun d’eux se soit déterminé, en ces circonstances tragiques, par une opinion réellement personnelle et objective. Et l’histoire humaine n’est qu’une suite d’événements semblables toujours déterminés par l’éducation collective et nullement par la décision longuement méditée et réfléchie de chaque individu.
Et si jugeant néfaste cette éducation collective nous essayons d’en modifier les éléments, nous constatons qu’elle s’est répandue et enracinée dans les masses avec une telle ampleur que cette rééducation nous paraît à première vue à peu près impossible, et que l’éducation tout court des jeunes humains nous semble aussi difficultueuse que celle des adultes par le côté contradictoire même de toute éducation.
Absurdité de l’impartialité absolue
Deux concepts s’opposent en effet, immédiatement sur cette question : l’un veut former des adeptes par l’imposition d’un système l’autre, respectant la personnalité humaine, ne veut point former des suiveurs et peut aboutir, dans ses plus extrêmes conséquences, à la négation de toute éducation. Inutile d’étudier le premier concept, le concept classique de la partialité. C’est lui qui a toujours déterminé les peuples, depuis les hordes primitives jusqu’à nos jours. Nous en connaissons les méfaits. Tout ce que peuvent dire les bourreurs de crâne en faveur de ce système éducatif, c’est qu’il serait excellent si les matières enseignées étaient elles-mêmes excellentes. Or, tous les éducateurs passés et présents ont-dit trouver excellentes leurs méthodes, et le fait de fabriquer en série des citoyens parfaits ayant toutes les vertus propres à faire durer et conserver une société donnée, n’a qu’un seul inconvénient : c’est que l’éducateur, fabriqué lui-même par cette éducation, ne peut que la prolonger sans pouvoir l’adapter aux réalités qui seules pourraient assurer l’évolution et la conservation de cette société. Et cet automatisme fanatique est la source de tous les conflits sociaux qu’il déchaîne et ne peut, en aucun cas, résoudre rationnellement. C’est aux fruits qu’on reconnaît la qualité de l’arbre.
Examinons alors l’impartialité de l’éducation. Voyons tout d’abord si cette impartialité est réelle ou si elle n’est qu’une illusion. Ici encore nous avons deux manières d’envisager cette impartialité : l’une d’inspiration métaphysique qui se situe dans l’absolu et s’illusionne sur l’indépendance du moi et devrait logiquement aboutir à l’affirmation du libre arbitre ; elle revendique le droit pour l’individu de se développer tel qu’il est, sans aucune déformation sociale, avec conséquence inévitable : la négation de toute éducation qui n’est en fait que l’imposition de l’expérience des adultes à l’enfance. L’autre tenant compte des données biologiques, veut faire profiter l’enfant de tout l’acquis réel de l’espèce, en lui évitant tous les apprentissages inutiles, les recommencements coûteux, les expériences dangereuses, le dotant du capital temps-énergie pour l’enrichir en quelques années de ce même capital accumulé péniblement pendant des millénaires.
Analysons le point de vue de l’impartialité absolue. Il repose sur la croyance mystique de la perfection initiale du moi, sur l’existence propre de ce moi issu d’on ne sait où, sorte de dieu se créant lui même, se tirant du néant, hors de toute contingences ou conditions déterminantes. Un moi de cette nature ne saurait d’ailleurs être éducable, puisque les caractéristiques de son existence ne doivent rien au milieu et ne peuvent par conséquent rien en recevoir. Ce moi métaphysique, se suffisant à lui-même, ne peut se concevoir. Examiné avec la meilleure volonté nous voyons que le moi est un accident fortuit, fruit tardif d’une suite innombrable d’aventures sexuelles remontant au-delà de l’amibe primitive, jusqu’aux premières ébauches de la vie. La conjugaison de deux hérédités, par le mélange des gènes, est une sorte de tirage au sort qui s’est répété des millions de fois et notre moi est le dernier gagnant de cette loterie. Ce produit hasardeux est ce qu’il est, il vaut ce qu’il vaut, mais n’est, a priori, pas plus respectable que n’importe quel phénomène biologique observé autour de nous. L’enfant peut être excessivement intelligent comme il peut être simplet, sociable aussi bien que pervers, sain aussi bien que maladif. Respecter ce phénomène naturel reviendrait à respecter tous les phénomènes de la nature, les bons comme les mauvais, sans nous défendre contre leurs conséquences néfastes pour notre propre sécurité et notre désir de bien vivre. Sans nous avancer plus loin sur ce sujet, retenons simplement ce fait, à l’encontre des défenseurs du moi absolu, que la procréation est déjà un acte arbitraire, déterminant d’un coup la personnalité du futur humain et que cet acte autoritaire — inévitable — rend déjà les progéniteurs responsables de la qualité du moi des sujets tirés du néant. Et le refus de prolonger cet acte arbitraire en s’abstenant de toute éducation est un acte inconséquent et stupide, rapprochant l’homme de l’animal procréant aveuglément sans se soucier des suites de ses actes. La raison commande à l’homme de s’abstenir de procréer s’il ne veut point se sentir lié à l’être qu’il engendre, s’il ne veut point supporter la responsabilité de la qualité du sujet amené à la vie consciente.
Ainsi donc l’impartialité absolue est une absurdité, puisque tout procréateur a déjà fait preuve d’une partialité inévitable et irrémédiable en dotant héréditairement l’enfant des caractéristiques qui contribueront à former sa personnalité. Désormais, quelle que soit l’attitude des progéniteurs, les conditions de vie, l’influence du milieu agiront sur l’enfant et, avec ou sans leur intervention, l’éducation s’effectuera inévitablement : mauvaise si l’ignorance, la sottise, la méchanceté ont formé son entendement ; bienfaisante si la bonté, la compréhension, le savoir l’ont guidé vers l’avenir. Apprendre à l’enfant la station verticale, le langage des hommes, les principes d’hygiène, les connaissances spécifiques c’est indiscutablement le former autrement qu’il ne le serait s’il poussait librement et tout nu, dans la forêt. Mais cette dernière formation serait une éducation tout de même et s’il n’était pas dévoré avant sa maturité, il lutterait pour vivre en apprenant péniblement une bien faible partie du savoir que ses ancêtres ont mis des centaines de millénaires à recueillir et que des éducateurs normaux lui enseigneraient totalement en quelques années. Ainsi l’abandon des procréateurs aurait tout de même une influence déterminante sur le devenir de l’enfant, engageant totalement leur responsabilité, influence et responsabilité tout aussi importante que s’ils l’avaient éduqué eux-mêmes.
J’ai poussé à l’extrême cette impartialité absurde pour en montrer les développements contradictoires, mais je ne pense pas qu’un être sain ait jamais désiré ou envisagé une impartialité éducative de cette nature.
L’impartialité raisonnable
Reste l’impartialité raisonnable. Puisque les progéniteurs ont déjà déterminé involontairement mais inévitablement en grande partie la personnalité de l’enfant, pourquoi ne continueraient-ils pas à la déterminer dans un sens donné ? N’est-il pas raisonnable de vouloir que l’enfant devienne une valeur individuelle et sociale, un être hautement conscient !
C’est ici que les abrutisseurs vont crier à la contradiction car, diront-ils, le but de toute éducation est de donner à l’enfant sa qualité d’être social, qualité établie par les éducateurs eux-mêmes, les déterminant à former l’enfant selon leurs conceptions sociales, ce qui exclut toute impartialité. Conclusion, affirmeront-ils, toute éducation est partiale et l’impartialité ne peut se concevoir.
Il est certain que la qualité d’une éducation dépendra toujours de la valeur morale et intellectuelle de l’éducateur. Il est également certain que l’éducation s’effectuera toujours conformément à sa volonté. L’homme étant un être volontaire et conscient ne peut, dans cette grave question, abandonner sa raison et sa volonté, et il est tout à fait naturel qu’il veuille éduquer l’enfant selon son cœur et sa raison. Mais cela n’a rien à faire avec la standardisation collective, religieuse ou politique. Mon but est précisément de démontrer ici la différence essentielle entre l’abrutissement éducatif qui nous donne le monde tel qu’il est et l’éducation critique capable de nous donner un monde nouveau, ou tout au moins, des êtres capables de créer un monde nouveau.
C’est en contemplant les masses humaines mues par le fanatisme et l’ignorance que l’on devine le côté dangereux de l’éducation réellement partiale. Ce fanatisme servant les projets des meneurs de foules, des dominateurs de peuples, des conquérants camouflés en pasteurs pacifiques, il est compréhensible qu’il fasse partie intégrante du système éducatif. Mais il est facile, en observant l’évolution de ces masses, de prévoir l’échec de toutes ces tentatives de transformations sociales, car quelle que soit la valeur initiale des réformes objectives extérieures, elles seront inévitablement, tournées, déformées, annihilées si elles n’ont pu parallèlement agir sur le déterminisme individuel. De vieilles mentalités, de vieilles méthodes dans un monde soi-disant nouveau, referont un monde vieux.
L’humanité tourne en rond depuis l’aurore de l’histoire. En imposant des connaissances cristallisées, se répétant indéfiniment, en s’opposant à toutes les innovations sociales, essais ou réalisations coopératives indépendantes, à base fédérative, l’humanité se prive du levain capable de la sortir de cette férocité qui risque de l’anéantir tout net plus ou moins prochainement. L’homme, cet animal qui pèse les astres, mesure la lumière, évalue les dimensions de son univers, observe et analyse l’infiniment petit, décomposé et recompose la matière, cet animal génial par certains côtés reste stupide en de nombreux points. Il gaspille substance et énergie si sottement qu’en pleine surabondance il manque soudainement de tout, et qu’au lieu d’exploiter les richesses de sa planète pour le plus grand bien-être de tous, il le fait avec l’intention de ruiner ses frères et de les massacrer. Voilà le résultat de l’éducation partiale, élevant l’enfant selon les principes conservateurs de la jungle, sans autres issues et perspectives que la continuation indéfinie de cette jungle. Et cela, bien entendu, à l’ombre des croissants, des crucifix, des drapeaux plus ou moins rouges ou noirs.
Je n’ai pas la naïveté de croire que les éducateurs fanatiques vont devenir spontanément des sages et que les petits enfants d’aujourd’hui seront prochainement les pionniers fraternels d’un monde nouveau. Je laisse cet optimisme aux réformateurs trépidants, aux prophètes de tous poils convaincus et convaincants. Nous avons vu ces prophètes hypnotisant des millions de malheureux et réussissant leur tour de force. Les uns ont mal fini ; les autres triomphent, triomphe à la Pyrrhus d’ailleurs, et pour l’homme de raison, il reste une chose évidente : rien n’est changé en réalité ; les masses peinent toujours, quelle que soit leur nationalité et, coordonnant soi-disant ces masses, toute une élite, se qualifiant telle, plus ou moins intellectuelle, plus ou moins hiérarchisée et hiérarchisante, s’offre un standard de vie largement supérieur à elles.
Je propose ici cet axiome social aux méditateurs éventuels et consciencieux : à travers le temps et l’espace, les élites dirigeantes ont toujours vécu aux dépens de la masse.
Et je ne vois pas que quelque part cela ait changé. L’art en cette matière consiste à bien maquiller cette exploitation et à lui donner une forme savante et philosophico-sociale. C’est pourquoi une bonne éducation, une bonne standardisation civique, voire militaire, est la base essentielle de son succès.
Donc une éducation impartiale ne changerait pas instantanément le monde pour la simple raison que son efficacité exigerait son application universelle ; et si elle l’était universellement, tous les éducateurs seraient des sages, et, ceux-ci étant des sages, l’humanité serait sage elle aussi, ce qui rendrait inutile cette étude. L’humanité étant — par l’influence de sa tradition — aussi folle que méchante, quelle peut bien être cette éducation impartiale et que peut-on en attendre ?
C’est ici que l’éthique de l’éducateur prend toute son importance. L’éducation impartiale doit être conçue pour l’épanouissement harmonieux de l’individu au quadruple point de vue suivant : physique, économique, intellectuel et moral. Je néglige volontairement le côté collectif, national et social pour les raisons que j’exposerai plus loin et qui d’ailleurs se démontreront d’elles-mêmes.
L’impartialité pourrait se définir ainsi : éviter d’engager l’individu dans un système quel qu’il soit, dont il n’a pas éprouvé tous les éléments rationnellement ou expérimentalement.
De cette définition il ressort que l’éducateur s’interdit toute affirmation dogmatique, tout exposé mystique, toute apologie doctrinaire, toute systématisation tendant à cristalliser la conscience individuelle autour d’immuables vérités. L’impartialité relève encore de cette autre qualité intellectuelle : le doute. Alors que les prophètes, les conquérants, les messies affirment posséder eux seuls la seule et unique vérité, oubliant, naïvement qu’ils sont eux-mêmes déterminés comme leurs frères en ignorance, constatation qui leur ôterait de leur superbe s’ils étaient plus conscients, l’éducateur impartial développera l’esprit critique évitant toute affirmation que ne peuvent justifier l’expérience et l’observation vécues.
Si nous analysons dans ses grandes lignes cette éducation, nous voyons que le développement physique cherchera surtout l’équilibre et la santé organique de l’individu par l’endurcissement, la résistance à la fatigue, l’accroissement de la souplesse et de l’agilité, la précision des gestes économisant les dépenses inutiles d’énergie par la réalisation de mouvements harmonieux et rythmés dans la marche, la course, la natation, les jeux, mouvements développant une musculature équilibrée et des organes proportionnés à ces efforts.
Il s’agira ici beaucoup moins de faire des champions que de faire croître les humains en force, en souplesse, en résistance, en parfaite santé. Cela n’a rien de commun avec les acrobaties spectaculaires, les pugilats sauvages et les entraînements paramilitaires.
La question économique paraît beaucoup plus complexe. Les fanatiques du social, toujours en quête de déformation de faits à leur profit et d’interprétation fantaisiste d’observations exactes se sont jetés astucieusement sur l’orientation professionnelle en vue surtout de leurs fins collectivistes. À les entendre, l’individu a des aptitudes nettement définies révélées par les tests ou autres moyens de contrôle et la meilleure utilisation de ses dons naturels s’effectuera par cette orientation à son avantage et à celui de la société. Ce point de vue, d’apparence raisonnable, a malheureusement contre lui cet argument solide qu’un test ne révèle que ce qu’on lui demande et pas davantage. C’est un peu comme un questionnaire par oui et par non. Or, l’être humain est une créature complexe, destiné par sa nature à une activité complexe, et non une pièce usinée à destination précise. Il n’y a pas de tests capables d’établir les aptitudes réelles et totales d’un individu, car ils sont établis par des humains en vue de certitudes limitées, beaucoup plus réduites que les possibilités mêmes des sujets examinés, possibilités intellectuelles et morales débordant toujours la mesure étroite d’un examen. Il en résulte une ignorance inévitable du comportement futur de ces sujets, car l’un d’eux peut parfaitement être doué pour une activité donnée et ne pas l’aimer, et se plaire par contre à l’exercice d’une faculté où il ne pourra pas briller. Nous avons tous, plus ou moins, notre violon d’Ingres et même plusieurs, qui nous séduisent et font de notre vie un spectacle qui nous réjouit et nous agrée.
Ces larges possibilités humaines nous montrent toutes les difficultés de l’orientation professionnelle, mais s’il est regrettable de voir des inaptes exercer des professions qui ne leur conviennent point, ou qu’ils sont incapables d’exercer, il est encore plus regrettable d’être classé et catalogué dans une activité que nous n’avons pas choisie et de ne pouvoir pratiquer la diversité qui nous conviendrait.
N’oublions pas ici tous les méfaits des déformations professionnelles et rappelons-nous que de nombreuses améliorations et inventions ont été réalisées par des non-professionnels, lesquels, peu embarrassés du bagage traditionnel et corporatif, peuvent souvent innover plus aisément que les vieux routiniers.
L’éducation économique impartiale pourrait s’effectuer en ne s’occupant que des possibilités individuelles et en développant des facultés techniques d’ordre général. Au lieu de classer les humains en intellectuels et manuels ou toutes autres qualifications arbitraires, on s’efforcera d’obtenir des humains complets et non des moitiés d’homme par l’exercice des qualités humaines par excellence qui sont dans le domaine manuel et sensoriel : l’habileté, la sensibilité, l’adresse, l’évaluation exacte, la précision et, dans le domaine intellectuel : la curiosité, l’observation, la compréhension, l’ingéniosité, l’invention, etc. L’enfant doit être fier de ses mains créatrices d’objets finis et soignés et de son cerveau les concevant ; il doit aimer, produire et créer, car il y a un créateur dans tout humain normal et il doit aimer cette vraie richesse pour le plaisir qu’il en retire personnellement et pour l’aisance et le bien-être que toute production et création utiles donnent à l’homme.
Cela sous-entend la diversité professionnelle et la pratique simultanée de plusieurs arts ou techniques, quitte au cours de la vie à se lancer dans une spécialisation plus étroite et plus profonde, si une tendance plus impérieuse oriente l’individu vers une activité l’absorbant plus particulièrement. Je laisse volontairement de côté la réalisation des formes sociales, politiques ou économiques. L’impartialité en ce cas consiste seulement à faire connaître toutes les phases de l’évolution économique des peuples depuis les plus lointains documents jusqu’à nos jours, sans interprétations tendancieuses, dogmatiques ou doctrinaires. Nous verrons en terminant les conséquences de cette neutralité.
L’impartialité intellectuelle se comprend d’elle-même. Le savoir acquis par l’espèce est à l’heure actuelle d’une importance telle, que l’on ne peut que donner à l’enfant des connaissances générales sur toutes les sciences soumises à l’expérience et à l’observation. Mais bien avant cet enseignement, il faudra développer l’outil merveilleux indispensable pour l’assimilation avantageuse de tout savoir, c’est-à-dire l’esprit critique et la logique, c’est à dire la raison. Cela comprend l’exercice de tout ce qui contribue à rendre l’esprit clairvoyant, compréhensif et lucide : discernement, appréciation, jugement, rapprochement, comparaison, analyse, synthèse, etc.
En opposition avec tous ceux qui estiment devoir préadapter l’enfant à toutes les crapuleries de la jungle sociale, en lui inoculant toutes ces crapuleries qui en font un être tortueux et amoral prolongeant indéfiniment cette jungle, je pense que la plus grande richesse, le plus grand bien, la plus grande joie pour l’homme doit être sa raison et sa conscience.
Ce n’est pas tellement l’industrie qui différencie l’homme de l’animal, car il y a des animaux très industrieux et parfaitement organisés ; ce ne sont pas davantage la nourriture, l’organisation sociale, la prévoyance, le chant, l’instinct belliqueux et conquérant, la force ni le courage. Ce qui donne toute sa valeur à notre espèce, c’est que sans se laisser absorber totalement par les besoins immédiats, elle ait fait de l’univers un spectacle et conçu sa vie comme la spectatrice de ce prodigieux spectacle. L’homme sachant le néant de tout n’accepte et ne justifie la vie, sa vie, que comme un spectacle conscient. Plus il sait, plus il comprend et plus il étend son domaine dans le temps et l’espace ; puis il accroît son pouvoir conscient et l’intensité de sa sensibilité, plus il vibre au spectacle immense de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, embrassant dans son imagination toutes les richesses de l’univers. C’est cela qui qualifie l’homme et c’est cela seulement qui justifie l’humanité.
La vie ne prend une valeur réelle que par la conscience qu’on en a. On peut parfaitement imaginer une humanité somnambule, vivant automatiquement, accomplissant la plupart de nos actes actuels sans conscience et ignorant sa propre existence. Une telle vie serait équivalente au néant.
Ici encore le but de l’impartialité n’est pas de créer l’homme pour le social, mais de créer l’homme pour l’homme, l’homme pour lui-même. Le jeune humain doit savoir ce que ses ancêtres ont découvert, inventé, pratiqué, réalisé, mais il doit également connaître les causes subjectives et objectives qui les ont déterminés, en bien ou en mal, dans leurs réussites ou leurs échecs. Car il y a un enseignement de haute importance à tirer de l’histoire, enseignement généralement faussé par les bourreurs de crânes, et que l’éducateur impartial se gardera bien de dégager lui-même, laissant ce soin à l’esprit critique de l’enfant.
Éthique de l’impartialité raisonnable
Enfin, le côté moral de cette éducation doit être l’éclosion des qualités psychiques nécessaires à la conservation et au plein fonctionnement de l’individu : énergie, fermeté, ténacité, courage, volonté, esprit de suite, esprit d’entreprise, assiduité, initiative, droiture, respect des conventions, des engagements et des contrats, loyauté, réalisation des décisions et projets, etc. Parallèlement devront être favorisés l’amitié, la tolérance, la patience, l’équité, la solidarité, le respect des opinions adverses et surtout la bonté, sans laquelle il n’y a pas de compréhension, de communion avec le monde vivant. On s’étonnera de ce souci moral dans une éducation impartiale, mais il n’a jamais été démontré que la création d’une brute parfaite était la condition nécessaire de l’impartialité et du développement conscient de l’individualité. Tous les éléments moraux désignés ci-dessus sont des éléments généraux n’engageant l’individu dans aucune voie déterminée à l’avance, mais le rendant apte à vivre tous les systèmes sociaux imaginables. Et c’est uniquement là que réside l’impartialité. Quant à la bonté elle me paraît être le complément indispensable de toute conscience, de toute compréhension. L’inanimé ignore l’inanimé, mais à mesure que l’animalité évolue vers l’état conscient, la sympathie se crée entre les êtres établissant ce lien merveilleux qui nous fait désirer l’harmonie et l’équilibre entre les vivants et surtout entre les hommes.
Sans bonté, sans humanité, sans sympathie, sans conscience, sans raison, l’homme est un animal prêt à écraser, à exploiter, à tuer son semblable. C’est l’insécurité pour l’individu. C’est le spectacle que nous donnent tous ces systèmes sociaux plus préoccupés de fausses réalisations pratiques — qui laissent d’ailleurs toujours les masses écrasées sous les besognes absorbantes — que de véritables améliorations morales dispensant à l’homme, durant sa courte vie, le maximum de jouissance qui justifierait sa raison d’être.
Le manque de bonté et d’humanité poussera toujours les humains à négliger le côté éthique et conscient de l’individu pour le soumettre à des disciplines inutiles à son bonheur, mais indispensables pour les entremises matérielles gigantesques, issues des cervelles conquérantes des pétrisseurs de foules.
Les peuples besogneux ont couvert la terre d’ouvrages stupéfiants : muraille chinoise, murs cyclopéens, temples mexicains, pyramides égyptiennes, ruines, de toutes sortes de cités prodigieuses, Babylones gigantesques, édifices colossaux, tours, aqueducs, viaducs, routes, etc., etc. Ils continuent ce travail forcené, gaspillant les ressources de leur planète dans la poursuite d’on ne sait quel bût inaccessible ou quel rêve fuyant, les yeux fixés sur ces terres promises qu’ils ne connaîtront jamais.
Il y a quelque amertume à constater qu’il y a vingt-cinq siècles, un petit peuple privé de notre confort, d’électricité, d’usines, de moteurs, de chemins de fer, d’avions, a tout de même enfanté un art et une philosophie qui nous guident encore actuellement et que l’on n’a point dépassés.
Et l’on arrive à ce paradoxe, pourtant réel, que plus l’homme cherche le bonheur dans les réalisations matérielles en délaissant l’éthique et moins il y parvient ; et, contradictoirement, plus il le cherche dans l’éthique plus il améliore son sort matériel. Car l’amélioration matérielle dépend essentiellement de la limitation volontaire de nos besoins proportionnés à notre possibilité productive. Ce qui reste un problème éthique et individuel. Tandis que les besognes collectives entreprises, sans soucis des individus, par une machine étatiste prodigieusement coûteuse et inhumaine, asservit l’homme dans un labeur forcené.
L’éducation impartiale rapidement esquissée ici, conduirait en quelques siècles à une transformation profonde des civilisations actuelles. C’est en laissant intacts les sens improvisateur et innovateur, le besoin créateur des humains, que ceux-ci seront capables de fonder d’autres civilisations plus morales et plus humaines. Ce n’est pas en endoctrinant l’homme dans des systèmes conçus par de vieux humains que les jeunes de l’avenir feront du nouveau. La vérité sociale, ils la trouveront selon leurs conceptions futures. Cette œuvre d’art c’est eux qui la construiront, nous ne pouvons que leur donner les outils et développer leur habileté.
N’oublions pas que les transformations et améliorations sociales profondes ne sont pas le fait d’actes volontaires, arbitraires et soudains de dirigeants philanthropes, mais bien la conquête inconsciente, progressive et réelle de tous les esprits dynamiques d’un peuple par des principes nouveaux, modifiant les concepts sociaux, créant une éthique nouvelle rendant acceptable, possible et réalisable ce qui eût été autrefois considéré comme une hérésie, une stupidité, une folie ou une monstruosité.
Et tandis que l’éducation partiale aboutit à la perpétuation des vieux systèmes en dépit des tentatives extérieures de transformation, précisément parce qu’elle néglige la conscience individuelle, l’éducation impartiale réaliserait, avec le temps ne l’oublions pas, et si étrange que cela paraisse, cette floraison harmonieuse de cités libres et indépendantes construites volontairement par le génie multiple et créateur des fondateurs de mondes nouveaux.
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