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Mais il existe aussi des Èves qui vivent librement dans la forêt avec une bande de jeunes vadrouillards. L’une d’elles, une orpheline, est devenue une sauvageonne audacieuse, éhontée. Lorsqu’un des élèves la rencontre dans un bosquet, elle ne fait pas de chichis quand il s’agit d’amour. Voici un extrait du « Journal » de l’élève : « Je suis arrivé à la lisière du bosquet et de là nous pouvons distinguer le cantonnement dans le lointain. Elle s’est arrêtée en me disant qu’elle doit s’en retourner et qu’elle me donnera un baiser si je promets de ne dire à personne que je l’ai rencontrée ici. — « Pourquoi ? » demandai-je. — « Parce que je ne veux pas », m’a-t-elle répondu. Je lui donnai l’assurance nécessaire et elle m’embrassa sur la joue. « Cela ne compte pas, lui dis-je, un baiser vaut seulement quand il est donné sur la bouche ». Elle s’exécuta aussitôt. Mais en même temps elle me mit la langue dans la bouche. Je lui dis qu’elle était une truie pour se permettre de faire une telle chose. Elle se mit à rire et m’embrassa encore une fois. Je la bousculai. Alors elle prit une pierre et me la lança. Si elle m’avait atteint, j’eusse succombé. Je le lui fis remarquer. Elle me répondit qu’elle n’en avait cure. « On t’aurait pendue », lui dis-je encore. Elle m’avoua qu’elle escomptait ça d’une façon ou d’une autre.
C’est cela, sans doute, qui s’appelle l’amour chez la Hitlerjugend. Violence, bestialité, cynisme. La scène continue. « Encore une fois elle m’a mis la langue dans la bouche. Je me suis fâché, pris une branche d’arbre et l’ai frappée… sur le dos, sur les épaules. Elle ne poussa pas un cri et tomba. Je pris peur, croyant l’avoir tuée. Elle ne remuait pas. “Si elle est morte, pensai-je, je la laisse et fais semblant de ne rien savoir… Mais elle feint”. D’ailleurs j’ai vu beaucoup de morts ; ils ont un autre aspect. Au temps où j’étais enfant j’ai vu un policier et quatre ouvriers gisant sans vie. C’était au cours d’une grève. — Attendons, pensai-je ; elle veut seulement me faire peur… Je soulevai doucement le bas de sa robe… Elle sursauta et m’attira sauvagement vers elle… Près de nous il y avait une vaste fourmilière. Ensuite je lui promis de ne dire à personne que je l’avais frappée. Elle se mit à courir et j’oubliai de lui demander son nom ».
« Nous nous sommes aimés », écrit le jeune homme dans son « Journal », où il a même noté l’absence de « dessous » chez sa partenaire d’un moment. Mais ni lui, ni ceux de son âge ne savent ce qu’est le véritable amour : « Quelle sorte de sens est donc celui de l’amour ? Je crois qu’il ressemble au vol. Mais, sans doute, il est encore moins laid de voler »… Hélas, cette jeunesse ne s’élève jamais. Elle se vautre dans la fange, foule aux pieds les faibles, frappe au lieu de penser, cherche des sensations fortes au lieu de cultiver de nobles sentiments.
Quant à la vie de famille, on cannait assez les graves conflits qui éclatent entre parents et enfants, sous le régime nazi. Les parents et leurs proches sont les prisonniers de ces petits maîtres-chanteurs et délateurs. Qu’il est immense le nombre des parents disparus à la suite d’une dénonciation de leurs rejetons, assujettis aux bourreaux en chemise brune !
Au tribunal où l’on jugeait le crime du jeune homme aux « jeux de poisson » cité plus haut, la mère regarde fixement Z. : « Tu prétends que je mens ? — Oui. — Moi, je ne mens pas, crie-t-elle soudain, très fort. Non, je n’ai jamais menti de ma vie ; mais toi tu l’as toujours fait. Moi, je dis la vérité, rien que la vérité ; alors que toi, tu ne veux que défendre cette gueule malodorante de femelle, cette garce-là. — Ce n’est pas une garce. Tais-toi, crie la mère qui devient de plus en plus excitée. Tu ne penses qu’à cette misérable en loques, mais jamais à ta pauvre mère. — Cette jeune fille vaut mieux que toi, réplique Z. — Silence ! crie le président révolté, et il condamne Z. à deux jours d’arrêt pour insultes aux témoins. C’est inouï, dit-il, ton attitude envers ta propre mère. Cela m’en dit assez ! »…
Je crois ces citations suffisantes pour montrer ce qu’est « l’éducation de la jeunesse dans un État totalitaire ». Mais le livre d’Odon de Horvath est un roman. Et le roman est plutôt une fiction qu’une réalité, pourrait-on objecter. Au contraire, de semblables romans sont trop faibles, trop ordonnés et stylisés, même s’ils sont rigoureusement documentés, et mettent en scène des personnages et des faits réels. Le film lui-même ne pourrait reproduire complètement l’ignominie de ces générations pourries aux masques hermétiques et cyniques, entrainées par le tourbillon de toutes les Négations.
Chapitre IV
[|La jeunesse nazie pendant la guerre mondiale. De la « Hitlerjugend » aux S.S. et aux S.A. La volupté de tuer et de détruire. ― La froide folie, la cruauté devenue une seconde nature. — « Lutsmord ». — « Les Golems » assassins. — « Contes de ces années-là », par Ilya Ehrenburg. — Corrélations psycho-physiques entre les horreurs de la guerre et les anomalies sexuelles. La hiérarchie des bourreaux. — Virilisation et militarisation. ― Un symbole du sadisme sexuel : l’affaire du camp de Domtau. ― La course à l’abîme. — Auto-destruction et suicide collectif.|]
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S’il y a encore quelqu’un qui doute de la réalité d’un monde aussi désaxé que celui de la jeunesse fasciste et nazie, d’une déshumanisation qui a dépassé toutes les limites de l’animalité — (car l’animal, même la bête sauvage des forêts, obéissant à des instincts, qui sont limités, ne s’avise pas de « sublimer » la bestialité, d’en faire un dogme racial, de forger des devises d’extermination, de créer des « idéaux » d’assujettissement et d’hégémonie universelle) — si quelqu’un croit encore que la période trouble de l’adolescence élevée sous le signe de la croix gammée sera suivie par l’apparition de la raison et par l’équilibre des sens, il faut alors rappeler les actions de la « Hitlerjugend » pendant la guerre mondiale. Après une « sévère préparation », l’adolescent a été enrôlé dans les bataillons de la mort, dans ces fameux régiments S.S. et S.A., c’est-à-dire d’assassins initiés dans l’art de tuer, non seulement par toutes les tortures qui entachent l’histoire des peuples guerriers de l’antiquité, mais aussi par les inventions techniques, par les moyens les plus cruels et les plus raffinés de destruction « scientifiques » appliqués sans aucun scrupule dans les pays envahis par les hordes motorisées.
Cette jeunesse hitlérienne qui savait tuer à coups de pierres les camarades des lycées, « aimer » dans les bosquets des orphelines rendues sauvages, a assouvi abondamment, pendant la guerre et l’occupation des pays envahis, sa soif de sang, ce Lustmord, cette haine pleine de volupté qui consiste à charcuter ses « ennemis » sans différence d’âge ni de sexe. Depuis les petits enfants saisis par la jambe et lancés la tête contre le mur, ou jetés en l’air comme des balles, pour être « tirés » pendant leur chute, ou cueillis à la pointe des baïonnettes, jusqu’aux centaines de milliers et de milliers d’internés dans les camps (combien sont morts en route !) laissés dépérit par la faim, les maladies, le froid, ou harcelés par toutes sortes de tortures, asphyxiés dans les chambres à gaz, enterrés vifs, servant de cobayes pour les nouveaux poisons découverts par des savants diaboliques… Le nombre est incalculable des victimes d’une folie froide et cependant lucide, d’une cruauté devenue une seconde nature, qui se dépassait dans ses excès, entraînée dans sa propre frénésie vers tous les abîmes de la destruction, de la mort repoussante qui ne gardait même plus les formes humaines de la décomposition ! L’économie de guerre nazie industrialisait les masses de cadavres pour en extraire du savon qui servait à laver les chemises des assassins, pour paver d’os calcinés les chaussées traversées par les autos des « vainqueurs », pour engraisser avec les cendres des fours crématoires les terres labourables qui devaient nourrir les profiteurs du régime et leurs sbires soumis comme des robots.
On n’a pas encore réuni tout le matériel documentaire de ces forfaits qu’on ne dénomme plus infernaux, mais purement et simplement nazis. C’est dans quelques dizaines d’années seulement qu’on écrira la véritable histoire de cette « guerre totale » qui ne fut qu’une tuerie furieuse poursuivie dans des convulsions enragées et des abjections innommables.
Citons, par exemple, « Contes de ces années-là » d’Ilya Ehrenburg, des témoignages qui ne sont pas des « fioritures littéraires », mais des cris pathétiques de la conscience humaine blessée et polluée. Ouvrons le livre au hasard. Voilà « La fin du Ghetto », où les derniers condamnés sont résolus, dans l’excès de désespoir de leur souffrance, à s’insurger contre les bourreaux : ils veulent au moins mourir comme des hommes dignes et lucides, et non comme des bêtes à l’abattoir. Ils ont fomenté un complot, ramassé des armes, ils ont combattu jusqu’au dernier souffle. — « Le fourreur Zeilic faisait partie du comité de l’insurrection. Ils l’ont torturé toute la nuit et l’ont étendu, à demi mort sur une grille chauffée au rouge. Le “Rottenführer” Geise se boucha le nez avec son mouchoir tant ça puait. Le fourreur prononça le nom de Kogan (le chef de l’insurrection) et tomba inanimé. Il mourut sans reprendre connaissance. — Mais, lorsque Jost, le surveillant du Ghetto, demanda aux rebelles de déceler la cachette de Kogan, celui-ci se présenta de lui-même. Il embrassa Lia Levit, lui disant : “Toi, peut-être, tu arriveras à vivre un autre printemps”. Ensuite il franchit la porte et les soldats l’emmenèrent chez Jost qui essaya vainement de le faire parler. “Vous pouvez me faire brûler comme le fourreur Zeilic, dit Kogan ; je mourrai, mais je ne pousserai pas un seul cri. Je suis autrement fait. Comprenez-vous, je vous hais”. Il regardait Jost aux yeux assombris et cernés. Jost ordonna qu’on lui creva les yeux. Kogan ne parla pas. Il se tut lorsqu’on lui arracha les ongles et aussi lorsqu’on lui scia les jambes. Il mourut silencieux, et le matin, les Allemands sortirent son corps dépecé ». Ensuite ils mirent le feu au Ghetto. Mais les insurgés combattirent jusqu’au bout. « Lia aussi fit feu sur les Allemands ». Ensuite les soldats l’entourèrent. Ghers se précipita et jeta une grenade sur Lia. Ils emmenèrent chez Jost le vieux Ruttmann, un soir, après que les Allemands se furent acharnés sur tous. Jost était gai, en apercevant le vieillard, il se mit à rire : « Ah ! voilà le dernier Ahasvérus ! ». Le boucher se jeta sur Jost qu’il éventra avec un couteau qu’il tenait caché. Et Lazare de conclure : « C’était véritablement le Dieu de la vengeance ! »
Voilà un cas pris parmi des milliers de dizaines de milliers. Nous savons que la vengeance éclate — chez les gens « évolués » — trop tard ou jamais. Mais, eux, les bourreaux, qu’avaient-ils à venger ? Isolés dans leur propre ignominie, ils ne pouvaient plus se contenir ; il leur fallait exterminer le plus possible « d’ennemis » (le monde entier pour eux était rempli d’ennemis), anéantir les peuples « dégénérés », les troupeaux d’esclaves, pour faire « place au soleil » au Herrenvolk…
Si quelqu’un nous demandait quel rapport il y a entre toutes ces tueries en masse et le problème des anomalies sexuelles que nous avons exposé au début de ces pages, nous répondrions de la sorte : « Les horreurs accomplies par les armées allemandes, la Gestapo et les bandes des S.S. ont été possibles justement parce que « l’instruction » qu’on leur donna dans les écoles de la haine et du crime eut, pour ainsi dire, comme pivot, le principe du primat masculin, mais altéré par une camaraderie douteuse, hypocrite et autoritaire. Cette fausse camaraderie excluait toute espèce d’égalité entre hommes et femmes ; et entre hommes elle a établi une échelle hiérarchique de bas en haut ― d’assujettissement aveugle envers les grades supérieurs, d’assujettissement de tous à un Führer suprême, tyrannique et sanguinaire.
Une pareille « virilisation » et militarisation qui transforme le pays entier en une prison et en une caserne, ne pouvait qu’accentuer les tares héréditaires, les impulsions sadiques, les vices à peine masqués de millions d’anormaux sexuels. Pour ceux-ci, le viol était, pendant la guerre, la volupté la plus enivrante. Ils pouvaient tuer, dévaliser et surtout violer des êtres qu’ils ne pouvaient aimer et qui se refusaient avec horreur à leurs appétits monstrueux. Et les invertis de tout acabit, les actifs et les passifs, ceux qui se prostituaient avant pour de l’argent et ceux qui étaient prédisposés « par nature », retrouvaient enfin dans la destruction totale des valeurs morales, provoquée par le chaos de la guerre, la possibilité de donner libre cours à leurs instincts ― n’importe où, n’importe quand, n’importe comment, eux qui avaient été si longtemps obsédés, quand l’ordre régnait, par la menace de l’article 175.
Et nous ne trouvons pas un symbole plus frappant de cette inévitable corrélation entre les horreurs de la guerre et les perversions sexuelles, qu’un fait relaté par le commandant Jucicov dans un article, Le camp de la mort (journal « Era Nouà », Bucarest, 14 juin 1945). Après avoir montré quel fut le traitement des milliers de déportés politiques dans le camp allemand de Domtau qui mouraient du typhus, du froid, de la faim ; mis en pièces par des chiens dressés à cet effet, fauchés par les pistolets automatiques, etc., l’auteur décrit quelques inventions des Allemands insatisfaits des anciennes méthodes de torture. Je mentionne l’une d’elles : « Le prisonnier de guerre Nicolaï Rassacazov raconte : — Les Allemands firent installer dans notre baraque une poulie à laquelle ils suspendirent un fil électrique. Lorsque, la nuit suivante, ils entrèrent dans la baraque, je pensai que ma fin approchait. Tout près de moi gisait un camarade blessé. Ils lui enlevèrent les haillons qui lui servaient d’habits. Ensuite on attacha le fil à l’organe génital du malheureux et les Allemands commencèrent à remonter la poulie. Puis, au milieu des éclats de rire et des cris sauvages ils jetèrent dehors l’homme mutilé ».
Ce fait est vraiment un symbole typique du sadisme sexuel qui s’est déchaîné, dans un paroxysme de volupté, en pleine « guerre totale » parmi les hordes des spécialistes du crime et de l’anéantissement. Les horribles rêves des adolescents éduqués dans les écoles, casernes et les camps hitlériens ; les obsessions des jeunes gens dans les bureaux et les ateliers, infiltrés partout dans les autres pays, (car l’espionnage et la délation étaient considérés comme les premières vertus d’un « bon fils de la patrie ») ― toutes ces impulsions conte nature, plutôt unisexuelles qu’hétérosexuelles, longtemps refoulées, ont trouvé leur terrain le plus propice sur les champs de bataille et dans les lieux d’extermination. Aucun scrupule moral, aucun tressaillement de la conscience, sauf de rares exceptions ! Ni la crainte de vengeance, ni la voix annonciatrice de défaite finale, n’ont pu empêcher ces possédés, ces invertis physiques et mentaux — pour lesquels le mal était le bien, haine était l’amour et le hideux la beauté, — d’aller jusqu’au bout du chemin où la destruction et le meurtre devaient se retourner contre eux et leur peuple entier, dans un délire d’autodestruction et de suicide collectif.
(à suivre)
[/Eugène