La Presse Anarchiste

Critique de l’Idée de But

 

 

Nous avons vu que la Science pro­gresse par acqui­si­tion suc­ces­sive et que les connais­sances humaines n’arrivent à leur pré­ci­sion et à leur ampleur actuelles que par une évo­lu­tion très lente dont le pre­mier stade date de l’apparition du pre­mier groupe d’hommes. Mais d’autre part le pro­blème de l’explication du monde exté­rieur et du méca­nisme de la pen­sée s’est posé de très bonne heure. L’homme ne pou­vait attendre, sa curio­si­té le pous­sait et le per­fec­tion­ne­ment de son sys­tème ner­veux le met­tait en rela­tion étroite avec la Nature. Il a cher­ché dès le début à coor­don­ner les don­nées de ses sens mais d’autre part, ses facul­tés d’observation et de rai­son­ne­ment étaient très impar­faites et ce sont les concep­tions les plus simples qui lui sont venues les pre­mières. Il a donc construit, avant toute étude appro­fon­die, une expli­ca­tion glo­bale du Monde et de lui-même : expli­ca­tion « a prio­ri », base de recherches futures, et qui a dû être entiè­re­ment rema­niée puis radi­ca­le­ment détruite au cours des âges.

Un fait s’est impo­sé d’abord à lui : c’est l’énorme place que cha­cun tient dans sa propre pen­sée. L’idée de Stir­ner « chaque homme est pour lui-même une his­toire du monde et une ten­ta­tive d’explication », rend bien le carac­tère indi­vi­duel de toute connais­sance. Per­sonne n’a son­gé à dis­cu­ter la valeur de ce fait. Chaque indi­vi­du songe en pre­mier lieu à sa conser­va­tion per­son­nelle. Quand appa­raît une conscience col­lec­tive, chaque agglo­mé­ra­tion voit d’un œil pai­sible sa propre pros­pé­ri­té édi­fiée sur la cala­mi­té géné­rale. Cela vient que l’on se rend fata­le­ment un compte exact de ses besoins, de ses dési­rs et qu’on ne se fend pas compte de ceux du voi­sin. À ce pro­pos, on peut faire remar­quer que toute concep­tion révo­lu­tion­naire tend à créer par toute l’humanité une conscience géné­rale, condi­tion d’une tolé­rance mutuelle. Mais les pre­miers hommes étaient loin encore de se haus­ser à cette concep­tion, ne voyant qu’eux, dans la nature ou plus exac­te­ment ne voyant en elle qu’eux et le groupe humain, tou­jours plus élar­gi avec le temps, dont ils fai­saient par­tie, ils en ont déduit que la Nature entière trou­vait dans ce groupe son centre et son but. Ils ont cru que chaque chose tirait sa rai­son d’être de son uti­li­té ou de sa nui­sance à l’homme. C’est la concep­tion fina­liste du Monde. Elle est expo­sée rapi­de­ment et détruite par Kro­pot­kine dans « l’Anarchie, sa phi­lo­so­phie, son idéal » et « la Science moderne et l’Anarchie ».

Cette concep­tion a été aus­si­tôt mêlée étroi­te­ment à toutes les méta­phy­siques reli­gieuses, expli­quant les forces de créa­tion et de fonc­tion­ne­ment de la Nature, mais elle s’est pro­fon­dé­ment modi­fiée sui­vant qu’elle se trou­vait en rela­tion avec le poly­théisme païen ou avec le mono­théisme de la tra­di­tion judéo-chré­tienne ou encore avec les phi­lo­so­phies indiennes où il approche la concep­tion scien­ti­fique actuelle. Le poly­théisme pri­mi­tif voit des divi­ni­tés mul­tiples qui entre elles n’ont guère de lois et qui pré­sident aux divers actes de l’homme. Ces divi­ni­tés n’ont d’autres occu­pa­tions que de s’occuper de la race humaine, mais il en est d’autres plus impor­tantes qui vivent pour elles-mêmes et n’ont pas de sol­li­ci­tude spé­ciale pour l’homme qu’elles placent au rang des autres ani­maux. D’ailleurs les Grecs sont infi­ni­ment moins fina­listes que les Romains où les dieux ont sans cesse les yeux fixés sur les actions humaines. Il faut se sou­ve­nir aus­si que l’antiquité a été tra­ver­sée par un concert d’idées favo­rable à l’étude scru­pu­leuse des phé­no­mènes natu­rels et c’est Aris­tote qui a codi­fié cette ten­dance dans le sens fina­liste. Pour lui, le but de la Science, c’est de déter­mi­ner la cause et la fin des choses, mais cette fin ne gra­vite pas autour de l’homme : au contraire, l’homme lui-même a sur terre sa rai­son d’être : recher­cher le Bien et fuir le Mal. Cette concep­tion est à la base de toute morale religieuse.

La concep­tion mono­théiste dif­fère en ce sens que le but est défi­ni non par un Bien méta­phy­sique, mais par la néces­si­té de plaire à Dieu sous peine de sanc­tion. Sans en faire res­sor­tir l’absurdité, il suf­fit de dire, que la doc­trine est celle d’un être tout puis­sant et sou­ve­rai­ne­ment orgueilleux qui las d’être seul s’est créé un uni­vers pour lui tenir com­pa­gnie ; il y a fait habi­ter un être choi­si entre tous : l’Homme, pour l’aimer, l’adorer et le ser­vir, concep­tion qui a pour avan­tage d’être simple et lucra­tive pour les prêtres du vrai Dieu, dis­pen­sa­teurs de sa parole.

Telle a été la concep­tion fina­liste an cours de la période reli­gieuse de la connais­sance humaine. Mais déjà, cer­tains phi­lo­sophes avaient, fran­chi cette étroite concep­tion. Lucrèce consi­dé­rait la nature comme un chaos for­mé par le hasard sans but et où cha­cun n’avait à se conduire que sui­vant ses secrètes aspi­ra­tions. Il n’y avait dans la Nature pas de loi, ni de but supé­rieur à la nature elle-même.

Cette ten­dance vrai­ment révo­lu­tion­naire et scien­ti­fique fut étouf­fée dans le déchaî­ne­ment de fana­tisme et de cré­du­li­té que fut la pro­pa­ga­tion du chris­tia­nisme, sur­tout après la main mise sur lui des prêtres poli­ti­ciens et dog­ma­tiques. Il n’y eut plus en Europe, à part les Arabes héri­tiers de la science d’Archimède et de Lucrèce que la Sor­bonne, où les théo­ries scien­ti­fiques fussent encore dis­cu­tées. Mais tous les efforts des clercs du Moyen Âge furent d’adapter les théo­ries d’Aristote avec celles de Jésus ou plu­tôt de Saint Augus­tin et de Boni­face viii : chose qui n’alla pas sans peine, mais ne dépas­sa pas les forces de ces habiles casuistes. Au milieu de ces sub­ti­li­tés, l’esprit phi­lo­so­phique construc­teur et des­truc­teur ne fit pas grand pro­grès. Mais la péné­tra­tion sous l’influence des Arabes des théo­ries des anciens don­na un renou­veau à la cri­tique scien­ti­fique et à l’étude de la Nature. 

À ce moment, l’idée de but ne fut pas atta­quée dans son essence, mais elle fut étu­diée et on cher­cha à la faire cadrer avec les faits. Deux concep­tions se heur­tèrent. L’une voyant l’homme et la Terre comme centre de la Nature et un esprit supé­rieur en réglant les rouages à son pro­fit et à celui de son ser­vi­teur l’homme. C’est la théo­rie absurde de Ber­nar­din de Saint Pierre et des « causes fina­liers ». Théo­rie infé­conde et vite lais­sée de côté.

Plus tenace fut la ten­dance de voir la nature régie par un fina­lisme qui n’avait pas l’homme pour but unique, mais chaque espèce ani­male végé­tale. C’est cette théo­rie qui triomphe avec Dar­win et la sélec­tion natu­relle et où toute cel­lule a un but dans l’organe, tout organe un but dans l’animal, tout ani­mal un but dans l’espèce et où chaque espèce enfin évo­lue vers une per­fec­tion de plus en plus grande, vers un être qui est le but de toute l’évolution des orga­nismes. Cette théo­rie, elle est bien plus féconde ; elle a amor­cé tout le tra­vail d’unification des sciences, elle a détruit avec Heckel les théo­ries reli­gieuses. Pour lui la Nature évo­lue vers un but. C’est la même thèse chez Berg­son avec l’opposition toute méta­phy­sique entre la matière qui est une résis­tance et la pen­sée qui est une force et où la pen­sée s’efforce à façon­ner la matière à son image et y par­vien­dra après de longs efforts.

La fai­blesse de ces concep­tions appa­raît parce qu’elles sont pure­ment ver­bales. L’esprit les impose arbi­trai­re­ment à la nature sans se sou­cier de savoir si elles sont ou non en rap­port avec les faits. Il est inutile de cri­ti­quer les fina­lismes et les morales reli­gieuses. Repo­sant sur des prin­cipes méta­phy­siques comme le montre Scho­pen­hauer dans son tra­vail sur le Fon­de­ment de la morale, elles vivent avec le sys­tème et péris­sent en même temps que lui.

Mais il y a une ten­dance réac­tion­naire en science qui croit à ce que l’étude des faits natu­rels per­met de trou­ver la pré­sence d’un but à la nature et à chaque espèce ani­male ou végé­tale. En fait, ce n’est qu’une nou­velle ten­ta­tive d’asservissement de l’esprit de l’homme à une morale qui serait la loi natu­relle. Contre cette ten­dance, d’autres savants s’élèvent avec vio­lence. Georges Bohn dans son ouvrage : « Le mou­ve­ment bio­lo­gique en Europe » montre toute une pléiade de cher­cheurs oppo­sés à cette concep­tion. Au fait toute décou­verte scien­ti­fique pro­cède de toute autre méthode que la recherche de la fin. La science nous montre des conseils, des enchaî­ne­ments logiques de faits allant du simple au com­plexe ; elle ne nous montre jamais des pour­quoi, c’est-à-dire une loi supé­rieure à l’enchaînement de ces faits. C’est l’éternelle oppo­si­tion qui res­sort à chaque pas entre la loi humaine rigide, bru­tale, anti­na­tu­relle et la loi scien­ti­fique tou­jours chan­geante et en per­pé­tuelle coa­li­tion avec le per­fec­tion­ne­ment de la connais­sance humaine.

Dans le pro­chain article, j’exposerai les argu­ments de faits don­nés pour et contre l’idée finaliste. 

[/​A. Ray­mond./​]

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