La Presse Anarchiste

Sur l’illégalisme

[|(suite)|]

Les anar­chistes fati­gués, embour­geoi­sés, qui vivent d’un pas­sé qui eut sa gran­deur, qui en sont res­tés à la révolte col­lec­tive, qui nient la pré­pon­dé­rance du déve­lop­pe­ment indi­vi­duel parce que ce serait appe­ler l’at­ten­tion du lec­teur ou de l’au­di­teur anar­chiste sur ses tares, qui encensent leur public au lieu de lui dire ce qui est réa­li­té, que la majeure par­tie des anar­chistes ne se dif­fé­ren­cient que ver­ba­le­ment des auto­ri­taires de toutes éti­quettes, les anar­chistes qui dès qu’une action indi­vi­duelle risque de trou­bler la diges­tion du trou­peau, dont ils sont les inamo­vibles et gras ber­gers ; les anar­chistes qua­rante-hui­tards qui voient cepen­dant à quel piètre résul­tat leur sec­ta­risme, leurs vues étroites et leur méthode erro­née de vou­loir créer un monde meilleur sans d’a­bord faire de meilleurs com­po­sants ; tous ces anar­chistes qui encombrent la voie des débris de leurs rêves chi­mé­riques, tous ces futu­ristes, dis-je, ont beau jeu pour s’é­le­ver contre les individualistes-illégalistes.

Nous savons que la pra­tique de l’illé­ga­lisme a eu un résul­tat néfaste, non seule­ment pour nos amis qui le pra­ti­quèrent à leur corps défen­dant, avec d’au­tant plus d’ar­deur, de fougue et de sang froid que l’in­di­vi­dua­lisme est avant tout, sur­tout l’é­cole de la volon­té, mais encore pour l’i­dée anar­chiste elle-même ; elle est une cause de dif­fi­cul­té de plus à ajou­ter aux dif­fi­cul­tés si grandes de la pro­pa­gande. Ce n’est pas un engrais puis­sant qui faci­lite la levée de nos semences intel­lec­tuelles, au contraire, le ter­rain en ser­ra plus des­sé­ché, plus aride qu’au­pa­ra­vant, la pro­pa­gande en subi­ra les mau­vais effets. Le pro­pa­gan­diste que chaque indi­vi­dua­liste est aura à en souf­frir, mais au moins sachons tirer les ensei­gne­ments néces­saires, ne retom­bons pas non plus dans un excès contraire, ne deve­nons pas des assa­gis, c’est-à-dire ne deve­nons pas des gens ran­gés et hon­nêtes qui arrêtent toute idée nou­velle, qui parce qu’ils sont les aînés, arrêtent les cadets dans leur essor ; n’empêchons ni un jour­nal, ni un groupe de se pro­duire par crainte des dan­gers qui peuvent accom­pa­gner l’in­no­va­tion, l’in­con­nu ; ne deve­nons pas à notre tour des bonzes figés dans des idées arrê­tées, qui cen­tra­lisent dans leurs mains auto­ri­taires et auto­ri­sées les forces, les espoirs, les res­sources de tout l’a­nar­chisme ; ne deve­nons pas un état-major qui ne laisse pas­ser que ce qu’il faut, qui ne laisse appa­raître, déve­lop­per et gran­dir que ce qu’il juge bon, ortho­doxe, anar­chiste, que ce qui mérite sa consécration.

Autre­ment nous serions, à notre tour, cause d’une nou­velle crue d’é­cra­sés exas­pé­rés, qui incons­ciem­ment ampli­fie­raient nos erreurs et notre ostra­cisme, comme peut-être je le fais moi-même à l’é­gard des bonzes actuels, cou­verts d’ans, de lau­riers, de moi­sis­sures — quel­que­fois celle des cachots.

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La répres­sion féroce de l’illé­ga­lisme a bien fait voir sous quel jour il faut envi­sa­ger la loi : elle est bien l’ex­pres­sion de la force, elle n’a pas à être morale, elle n’a qu’à être et c’est suf­fi­sant, puis­qu’elle est toute puis­sante. Ain­si on a regar­dé la déla­tion comme immo­rale ; phi­lo­so­phies, reli­gions, cou­tumes, mœurs de toutes races sont una­nimes à réprou­ver la déla­tion : le gou­ver­ne­ment, lui, l’en­cou­rage. Sur elle la loi s’ap­puie – c’est son guide. La presse par ses mil­lions de feuilles engage amis, cama­rades, frères, adeptes à tra­hir ; elle pro­page que les portes ouvertes aux per­sé­cu­tés, aux réfu­giés doivent être pour eux, des portes de pri­sons, des portes de tom­beaux ; elle pro­clame que l’argent est supé­rieur à tout, que l’or seul donne le bon­heur, que pour en avoir tous les moyens sont bons ; qu’en­fin la seule morale est celle de l’or et que rien n’est sacré, qu’au­cun lien, aucun idéal, aucune phi­lo­so­phie, n’est supé­rieure à la pos­ses­sion d’un peu d’or et ain­si jus­ti­fie la théo­rie de ceux qu’elle pré­tend non flé­trir – elle n’a pas cette pré­ten­tion – mais frapper.

Et ce qui est à obser­ver, c’est que tous les gens qui ne connaissent de l’in­di­vi­dua­lisme que le nom, tous ceux qui ne l’ont pas com­pris, se sont écriés quand ils ont vu le pre­mier « ban­dit » cap­tu­ré. « En voi­là un qui a été ven­du, il a trou­vé plus indi­vi­dua­liste que lui ! »

Beau­coup d’hommes rejettent les idées de la morale cou­rante, sont-ils pour cela des amo­raux, sont-ils deve­nus prêts à tout ? Non certes. C’est au contraire parce qu’ils ont étu­dié, qu’ils ont reje­té cer­taines pres­crip­tions de la morale comme immo­rale. Beau­coup d’hommes sont irré­li­gieux, sont-ils pour cela moins moraux que les reli­gieux ? Parce que les indi­vi­dua­listes sont allés dans l’é­tude plus loin que les autres citoyens, sont-ils pour cela pires que les autres ? Peut-on dire : c’est bon à tout, ça ne croit ni à dieu ni à diable ! Ou encore : quand la rai­son s’é­lève trop elle s’é­gare ! Il faut des limites à tout ! Etc., etc.

Il s’est trou­vé des indi­vi­dus qui pour de l’argent ont livré les « ban­dits ». Sont-ce des indi­vi­dua­listes ? Ce n’est pas. Et quand même cela serait ? Deux de ces déla­teurs ont été frap­pés par ven­geance. Est-ce par des indi­vi­dua­listes ? C’est pro­bable, mais cela ne prou­ve­rait rien encore.

Des indi­vi­dua­listes sont en pri­son pour avoir don­né asile à des gens tra­qués. L’un d’eux même est mort, assas­si­né pour ce geste si natu­rel. Il y a dans toute l’af­faire des « ban­dits » des choses tota­le­ment contra­dic­toires, de l’ab­ject et du sublime. Le gou­ver­ne­ment récom­pense la déla­tion, pour­quoi de pré­ten­dus indi­vi­dua­listes ne seraient pas tentés ?

La calom­nie répan­due sur l’in­di­vi­dua­lisme est sim­ple­ment le fait d’ad­ver­saires. Et il ne faut pas deman­der à des adver­saires d’être loyaux, pon­dé­rés dans leurs cri­tiques. Le « Vous ne pen­sez pas comme moi, donc vous êtes bon à pendre » res­te­ra encore cou­rant longtemps.

Une des ten­dances de l’in­di­vi­dua­lisme est de sup­pri­mer les besoins fac­tices, de rendre plus simple, moins oné­reux, de reje­ter tout ce qui n’est pas néces­saire, de faire que l’in­di­vi­du s’en­ri­chit parce qu’il a moins à dépen­ser jour­nel­le­ment pour entre­te­nir un corps sain. Tous les ban­dits ou com­plices ou com­parses arrê­tés, tous pour ain­si dire, étaient abs­ti­nents, végé­ta­riens, vivaient de peu ; tous les indi­vi­dua­listes se carac­té­risent par une vie fru­gale et simple, aus­si sont-ils bien moins prêts à tra­hir que les autres qui ont plus d’ap­pé­tits : de Gapone à Méti­vier, ce sont tou­jours des appé­tistes qui tra­hissent. Les primes offertes à la déla­tion tentent d’au­tant plus les indi­vi­dus qu’ils ont plus d’ap­pé­tits. Or, nous, les indi­vi­dua­listes, sommes repré­sen­tés comme des gens hâves et pâles, vivant avec trente sous par jour.

S’il y eut des appé­tistes par­mi nous, ils ne sont plus indi­vi­dua­listes, ils sont retour­nés chez vous, mes­sieurs nos adver­saires : vous êtes les hommes à bonne chère, qui pri­sez le vin, la viande, le tabac ; les appé­tistes par­mi les indi­vi­dua­listes sont des gens éga­rés, ils n’y res­tent pas.

J’ai donc rai­son de dire que toute la calom­nie répan­due sur l’in­di­vi­dua­lisme est le fait d’adversaires.

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Du jour où l’on a com­pris qu’il ne faut plus pro­cé­der par le sys­tème empi­rique des lois pour faire le bon­heur des hommes, l’on est indi­vi­dua­liste. Com­prendre que l’in­di­vi­du doit faire son bon­heur lui-même, et que cela lui est d’au­tant plus facile qu’il est plus libre, c’est de l’in­di­vi­dua­lisme. Vou­loir que cha­cun s’as­so­cie avec qui, com­ment et quand bon lui plaît, c’est appli­quer cette grande loi géné­rale que les uni­tés s’ad­di­tionnent pour consti­tuer un tout d’au­tant plus har­mo­nique que la liber­té indi­vi­duelle est plus grande. L’in­di­vi­dua­lisme ce n’est rien autre chose que cela.

Il est bon de le rap­pe­ler à ceux qui ont oublié. Mal­heu­reu­se­ment, la plu­part des anar­chistes, des révo­lu­tion­naires, des syn­di­ca­listes sont sim­ple­ment anti-par­le­men­taires ; ils sont contre le par­le­ment, ils sont contre la poli­tique, parce que les par­le­men­taires défendent les pri­vi­lèges bour­geois, ils voient tou­jours le monde de très haut, ils voient grand, les mou­ve­ments des masses appellent seules leur atten­tion. Ils pataugent dans l’er­reur ances­trale. Ils ont atten­du de Dieu, du roi, ils attendent du peuple — cette vache !

Rap­pe­lons donc que ce qui importe, c’est l’ac­tion indi­vi­duelle, que le peuple n’est qu’un com­po­sé. Et que si le peuple était com­po­sé d’in­di­vi­dus conscients, sobres, dignes, tra­vailleurs, en un mot d’êtres supé­rieurs, la masse serait affranchie.

Les « gami­ne­ries » des ban­dits ne se pro­dui­raient pas si les indi­vi­dua­listes étaient nom­breux, s’ils pou­vaient s’as­so­cier, for­mer des grou­pe­ments où l’in­di­vi­dua­li­té pour­rait se déve­lop­per, œuvrer en pleine liber­té. Le déve­lop­pe­ment de la volon­té amène l’in­di­vi­dua­liste à un puis­sant degré de force et d’éner­gie sur lui-même, crée une supé­rio­ri­té incon­tes­table sur l’in­di­vi­du anté­rieur. Ou le voit bien lorsque l’on juge de sa propre per­sonne en fai­sant un retour sur soi-même.

Et tous les cama­rades que j’ai ren­con­trés sont dans ce cas. Je ne veux pas m’é­tendre sur ce sujet, parce que je ne veux pas poser l’in­di­vi­dua­liste comme un sur­homme. Mais ce qui est incon­tes­table, c’est qu’in­di­vi­dua­lisme est oppo­sé à rêve­rie, à mol­lesse, gour­man­dise, besoins fac­tices et sur­ex­cite l’initiative.

Il est un reproche que l’on peut faire à un cer­tain indi­vi­dua­lisme, c’est de nier le sen­ti­ment et de détruire ain­si toute soli­da­ri­té, toute liai­son entre les hommes et de faire de l’in­di­vi­dua­liste ain­si com­pris un être sans scru­pules, aux gestes louches et faux. Mais cet indi­vi­dua­liste-là, n’est-ce pas le bour­geois, le socia­liste ou l’a­nar­chiste qui se sert de sa for­tune, de sa posi­tion pour exploi­ter ce et ceux qu’il peut — cela n’a rien de com­mun avec l’at­ti­tude crâne des bandits.

Une théo­rie indi­vi­dua­liste qui sépa­re­rait ses adeptes ne serait pas une théo­rie sociale, toute théo­rie qui est sociale par là même doit unir. L’in­di­vi­dua­lisme anar­chique condui­sant l’in­di­vi­du à nier l’u­ti­li­té de la patrie, de la race, de la famille, le mène par là même à sup­pri­mer toutes les divi­sions humaines ; il agran­dit la soli­da­ri­té humaine, puisque sup­pri­mant l’au­to­ri­té et par consé­quent la pro­prié­té, il fait des indi­vi­dus asso­ciés dans toutes les mani­fes­ta­tions de la vie éco­no­mique. Com­ment peut-on com­prendre que l’in­di­vi­dua­liste soit dénué de sen­ti­ment, alors que la cause de sa révolte contre la socié­té, c’est l’in­jus­tice, la consta­ta­tion du mar­ty­ro­loge des humbles, des pauvres, la haine du men­songe, de l’er­reur, de la souf­france. Si nous vou­lons le déve­lop­pe­ment inté­gral de l’in­di­vi­du, c’est parce que nous aimons.

Com­ment pour­rait-on aimer sans sentiment ?

[| – O – |]

L’illé­ga­lisme a ser­vi de pré­texte pour atteindre l’in­di­vi­dua­lisme. On semble dire par­tout qu’illé­gal et indi­vi­dua­liste, c’est tout un. Or, quan­ti­té d’in­di­vi­dua­listes n’ad­mettent pas l’illé­ga­lisme. L’illé­ga­lisme d’a­bord, ce n’est pas une théo­rie, – nul ne le contes­te­ra, je le sup­pose – c’est un moyen de révolte, disent les uns, un moyen d’exis­tence, disent d’autres, et pour presque tous les illé­gaux, c’est à la fois res­sources et révolte. 

La socié­té bour­geoise est une chose si abo­mi­nable qu’elle jus­ti­fie toutes les colères, toutes les révoltes, quelles qu’elles soient, révoltes col­lec­tives, cor­po­ra­tives, indi­vi­duelles. Elle est basée sur la force, sur la ter­reur, sur l’op­pres­sion et sur la lâcheté.

Je ne sais que trop com­bien il est répu­gnant de se mettre à la recherche d’un patron, qui veuille bien consen­tir à vous exploi­ter et aus­si de subir le contact des ouvriers par­mi les­quels il faut œuvrer ; qu’il n’est pas agréable de man­quer d’argent, non seule­ment pour satis­faire ses fan­tai­sies, mais encore pour satis­faire aux néces­si­tés urgentes, journalières.

Mais je com­prends aus­si que les cou­peurs de bourse, les faux-mon­nayeurs, les cam­brio­leurs, pilleurs, chauf­feurs, mau­vais gar­çons de tout temps n’ont pas fait faire un pas, un seul, à la ques­tion sociale. Les Car­touche, les Man­drin, les truands de la Cour des Miracles ont quel­que­fois ros­sé le guet, mais les pri­sons ont tou­jours été pleines et je fré­mis en pen­sant à tous les sup­plices, toutes les dou­leurs qu’ont souf­ferts ceux qui hier et aujourd’­hui pra­ti­quèrent l’illégalisme.

Par­mi les illé­gaux il est bien des gens qui ont de grandes qua­li­tés de cœur, il est des révol­tés conscients, il est des hommes qui ont fait beau­coup pour l’é­vo­lu­tion sociale, mais il n’en est pas moins vrai que ce sont des para­sites, para­sites comme le bour­geois, comme l’é­cri­vain qui vit de sa plume. Ils consomment ce qu’ils n’ont pas produit.

Sur le para­si­tisme des riches l’illé­gal greffe un autre para­si­tisme et pour la masse c’est un fai­néant. Il est per­du comme pro­pa­gan­diste. Qu’il s’é­lève contre le para­si­tisme bour­geois, on lui repro­che­ra le sien, qu’il parle d’œu­vrer en pleine liber­té, on croi­ra qu’il n’en est pas capable et que c’est une défaite. Enfin, si l’exemple est conta­gieux, ce qui dans une cer­taine mesure est réel, il donne un mau­vais exemple, car ceux qu’il entraîne ne tar­de­ront pas à aller avec lui pour­rir dans les cachots, car la police aug­mente, selon qu’elle le veut, ses moyens de répression.

L’illé­ga­lisme n’est donc pas un dis­sol­vant de la socié­té bour­geoise — c’en est un pro­duit, et la socié­té ren­ver­sée, il n’y aurait plus d’illégalisme.

Enfin l’illé­ga­lisme n’est pas issu de l’in­di­vi­dua­lisme, pour la rai­son que tant qu’il y a eu des lois il y a eu des illé­gaux ; l’illé­ga­lisme ne dis­pa­raî­tra qu’a­vec le léga­lisme, tan­dis qu’a­lors seule­ment l’in­di­vi­dua­lisme aura sa pleine expansion.

[/​G. Butaud/​]

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