Les anarchistes fatigués, embourgeoisés, qui vivent d’un passé qui eut sa grandeur, qui en sont restés à la révolte collective, qui nient la prépondérance du développement individuel parce que ce serait appeler l’attention du lecteur ou de l’auditeur anarchiste sur ses tares, qui encensent leur public au lieu de lui dire ce qui est réalité, que la majeure partie des anarchistes ne se différencient que verbalement des autoritaires de toutes étiquettes, les anarchistes qui dès qu’une action individuelle risque de troubler la digestion du troupeau, dont ils sont les inamovibles et gras bergers ; les anarchistes quarante-huitards qui voient cependant à quel piètre résultat leur sectarisme, leurs vues étroites et leur méthode erronée de vouloir créer un monde meilleur sans d’abord faire de meilleurs composants ; tous ces anarchistes qui encombrent la voie des débris de leurs rêves chimériques, tous ces futuristes, dis-je, ont beau jeu pour s’élever contre les individualistes-illégalistes.
Nous savons que la pratique de l’illégalisme a eu un résultat néfaste, non seulement pour nos amis qui le pratiquèrent à leur corps défendant, avec d’autant plus d’ardeur, de fougue et de sang froid que l’individualisme est avant tout, surtout l’école de la volonté, mais encore pour l’idée anarchiste elle-même ; elle est une cause de difficulté de plus à ajouter aux difficultés si grandes de la propagande. Ce n’est pas un engrais puissant qui facilite la levée de nos semences intellectuelles, au contraire, le terrain en serra plus desséché, plus aride qu’auparavant, la propagande en subira les mauvais effets. Le propagandiste que chaque individualiste est aura à en souffrir, mais au moins sachons tirer les enseignements nécessaires, ne retombons pas non plus dans un excès contraire, ne devenons pas des assagis, c’est-à-dire ne devenons pas des gens rangés et honnêtes qui arrêtent toute idée nouvelle, qui parce qu’ils sont les aînés, arrêtent les cadets dans leur essor ; n’empêchons ni un journal, ni un groupe de se produire par crainte des dangers qui peuvent accompagner l’innovation, l’inconnu ; ne devenons pas à notre tour des bonzes figés dans des idées arrêtées, qui centralisent dans leurs mains autoritaires et autorisées les forces, les espoirs, les ressources de tout l’anarchisme ; ne devenons pas un état-major qui ne laisse passer que ce qu’il faut, qui ne laisse apparaître, développer et grandir que ce qu’il juge bon, orthodoxe, anarchiste, que ce qui mérite sa consécration.
Autrement nous serions, à notre tour, cause d’une nouvelle crue d’écrasés exaspérés, qui inconsciemment amplifieraient nos erreurs et notre ostracisme, comme peut-être je le fais moi-même à l’égard des bonzes actuels, couverts d’ans, de lauriers, de moisissures — quelquefois celle des cachots.
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La répression féroce de l’illégalisme a bien fait voir sous quel jour il faut envisager la loi : elle est bien l’expression de la force, elle n’a pas à être morale, elle n’a qu’à être et c’est suffisant, puisqu’elle est toute puissante. Ainsi on a regardé la délation comme immorale ; philosophies, religions, coutumes, mœurs de toutes races sont unanimes à réprouver la délation : le gouvernement, lui, l’encourage. Sur elle la loi s’appuie – c’est son guide. La presse par ses millions de feuilles engage amis, camarades, frères, adeptes à trahir ; elle propage que les portes ouvertes aux persécutés, aux réfugiés doivent être pour eux, des portes de prisons, des portes de tombeaux ; elle proclame que l’argent est supérieur à tout, que l’or seul donne le bonheur, que pour en avoir tous les moyens sont bons ; qu’enfin la seule morale est celle de l’or et que rien n’est sacré, qu’aucun lien, aucun idéal, aucune philosophie, n’est supérieure à la possession d’un peu d’or et ainsi justifie la théorie de ceux qu’elle prétend non flétrir – elle n’a pas cette prétention – mais frapper.
Et ce qui est à observer, c’est que tous les gens qui ne connaissent de l’individualisme que le nom, tous ceux qui ne l’ont pas compris, se sont écriés quand ils ont vu le premier « bandit » capturé. « En voilà un qui a été vendu, il a trouvé plus individualiste que lui ! »
Beaucoup d’hommes rejettent les idées de la morale courante, sont-ils pour cela des amoraux, sont-ils devenus prêts à tout ? Non certes. C’est au contraire parce qu’ils ont étudié, qu’ils ont rejeté certaines prescriptions de la morale comme immorale. Beaucoup d’hommes sont irréligieux, sont-ils pour cela moins moraux que les religieux ? Parce que les individualistes sont allés dans l’étude plus loin que les autres citoyens, sont-ils pour cela pires que les autres ? Peut-on dire : c’est bon à tout, ça ne croit ni à dieu ni à diable ! Ou encore : quand la raison s’élève trop elle s’égare ! Il faut des limites à tout ! Etc., etc.
Il s’est trouvé des individus qui pour de l’argent ont livré les « bandits ». Sont-ce des individualistes ? Ce n’est pas. Et quand même cela serait ? Deux de ces délateurs ont été frappés par vengeance. Est-ce par des individualistes ? C’est probable, mais cela ne prouverait rien encore.
Des individualistes sont en prison pour avoir donné asile à des gens traqués. L’un d’eux même est mort, assassiné pour ce geste si naturel. Il y a dans toute l’affaire des « bandits » des choses totalement contradictoires, de l’abject et du sublime. Le gouvernement récompense la délation, pourquoi de prétendus individualistes ne seraient pas tentés ?
La calomnie répandue sur l’individualisme est simplement le fait d’adversaires. Et il ne faut pas demander à des adversaires d’être loyaux, pondérés dans leurs critiques. Le « Vous ne pensez pas comme moi, donc vous êtes bon à pendre » restera encore courant longtemps.
Une des tendances de l’individualisme est de supprimer les besoins factices, de rendre plus simple, moins onéreux, de rejeter tout ce qui n’est pas nécessaire, de faire que l’individu s’enrichit parce qu’il a moins à dépenser journellement pour entretenir un corps sain. Tous les bandits ou complices ou comparses arrêtés, tous pour ainsi dire, étaient abstinents, végétariens, vivaient de peu ; tous les individualistes se caractérisent par une vie frugale et simple, aussi sont-ils bien moins prêts à trahir que les autres qui ont plus d’appétits : de Gapone à Métivier, ce sont toujours des appétistes qui trahissent. Les primes offertes à la délation tentent d’autant plus les individus qu’ils ont plus d’appétits. Or, nous, les individualistes, sommes représentés comme des gens hâves et pâles, vivant avec trente sous par jour.
S’il y eut des appétistes parmi nous, ils ne sont plus individualistes, ils sont retournés chez vous, messieurs nos adversaires : vous êtes les hommes à bonne chère, qui prisez le vin, la viande, le tabac ; les appétistes parmi les individualistes sont des gens égarés, ils n’y restent pas.
J’ai donc raison de dire que toute la calomnie répandue sur l’individualisme est le fait d’adversaires.
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Du jour où l’on a compris qu’il ne faut plus procéder par le système empirique des lois pour faire le bonheur des hommes, l’on est individualiste. Comprendre que l’individu doit faire son bonheur lui-même, et que cela lui est d’autant plus facile qu’il est plus libre, c’est de l’individualisme. Vouloir que chacun s’associe avec qui, comment et quand bon lui plaît, c’est appliquer cette grande loi générale que les unités s’additionnent pour constituer un tout d’autant plus harmonique que la liberté individuelle est plus grande. L’individualisme ce n’est rien autre chose que cela.
Il est bon de le rappeler à ceux qui ont oublié. Malheureusement, la plupart des anarchistes, des révolutionnaires, des syndicalistes sont simplement anti-parlementaires ; ils sont contre le parlement, ils sont contre la politique, parce que les parlementaires défendent les privilèges bourgeois, ils voient toujours le monde de très haut, ils voient grand, les mouvements des masses appellent seules leur attention. Ils pataugent dans l’erreur ancestrale. Ils ont attendu de Dieu, du roi, ils attendent du peuple — cette vache !
Rappelons donc que ce qui importe, c’est l’action individuelle, que le peuple n’est qu’un composé. Et que si le peuple était composé d’individus conscients, sobres, dignes, travailleurs, en un mot d’êtres supérieurs, la masse serait affranchie.
Les « gamineries » des bandits ne se produiraient pas si les individualistes étaient nombreux, s’ils pouvaient s’associer, former des groupements où l’individualité pourrait se développer, œuvrer en pleine liberté. Le développement de la volonté amène l’individualiste à un puissant degré de force et d’énergie sur lui-même, crée une supériorité incontestable sur l’individu antérieur. Ou le voit bien lorsque l’on juge de sa propre personne en faisant un retour sur soi-même.
Et tous les camarades que j’ai rencontrés sont dans ce cas. Je ne veux pas m’étendre sur ce sujet, parce que je ne veux pas poser l’individualiste comme un surhomme. Mais ce qui est incontestable, c’est qu’individualisme est opposé à rêverie, à mollesse, gourmandise, besoins factices et surexcite l’initiative.
Il est un reproche que l’on peut faire à un certain individualisme, c’est de nier le sentiment et de détruire ainsi toute solidarité, toute liaison entre les hommes et de faire de l’individualiste ainsi compris un être sans scrupules, aux gestes louches et faux. Mais cet individualiste-là, n’est-ce pas le bourgeois, le socialiste ou l’anarchiste qui se sert de sa fortune, de sa position pour exploiter ce et ceux qu’il peut — cela n’a rien de commun avec l’attitude crâne des bandits.
Une théorie individualiste qui séparerait ses adeptes ne serait pas une théorie sociale, toute théorie qui est sociale par là même doit unir. L’individualisme anarchique conduisant l’individu à nier l’utilité de la patrie, de la race, de la famille, le mène par là même à supprimer toutes les divisions humaines ; il agrandit la solidarité humaine, puisque supprimant l’autorité et par conséquent la propriété, il fait des individus associés dans toutes les manifestations de la vie économique. Comment peut-on comprendre que l’individualiste soit dénué de sentiment, alors que la cause de sa révolte contre la société, c’est l’injustice, la constatation du martyrologe des humbles, des pauvres, la haine du mensonge, de l’erreur, de la souffrance. Si nous voulons le développement intégral de l’individu, c’est parce que nous aimons.
Comment pourrait-on aimer sans sentiment ?
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L’illégalisme a servi de prétexte pour atteindre l’individualisme. On semble dire partout qu’illégal et individualiste, c’est tout un. Or, quantité d’individualistes n’admettent pas l’illégalisme. L’illégalisme d’abord, ce n’est pas une théorie, – nul ne le contestera, je le suppose – c’est un moyen de révolte, disent les uns, un moyen d’existence, disent d’autres, et pour presque tous les illégaux, c’est à la fois ressources et révolte.
La société bourgeoise est une chose si abominable qu’elle justifie toutes les colères, toutes les révoltes, quelles qu’elles soient, révoltes collectives, corporatives, individuelles. Elle est basée sur la force, sur la terreur, sur l’oppression et sur la lâcheté.
Je ne sais que trop combien il est répugnant de se mettre à la recherche d’un patron, qui veuille bien consentir à vous exploiter et aussi de subir le contact des ouvriers parmi lesquels il faut œuvrer ; qu’il n’est pas agréable de manquer d’argent, non seulement pour satisfaire ses fantaisies, mais encore pour satisfaire aux nécessités urgentes, journalières.
Mais je comprends aussi que les coupeurs de bourse, les faux-monnayeurs, les cambrioleurs, pilleurs, chauffeurs, mauvais garçons de tout temps n’ont pas fait faire un pas, un seul, à la question sociale. Les Cartouche, les Mandrin, les truands de la Cour des Miracles ont quelquefois rossé le guet, mais les prisons ont toujours été pleines et je frémis en pensant à tous les supplices, toutes les douleurs qu’ont soufferts ceux qui hier et aujourd’hui pratiquèrent l’illégalisme.
Parmi les illégaux il est bien des gens qui ont de grandes qualités de cœur, il est des révoltés conscients, il est des hommes qui ont fait beaucoup pour l’évolution sociale, mais il n’en est pas moins vrai que ce sont des parasites, parasites comme le bourgeois, comme l’écrivain qui vit de sa plume. Ils consomment ce qu’ils n’ont pas produit.
Sur le parasitisme des riches l’illégal greffe un autre parasitisme et pour la masse c’est un fainéant. Il est perdu comme propagandiste. Qu’il s’élève contre le parasitisme bourgeois, on lui reprochera le sien, qu’il parle d’œuvrer en pleine liberté, on croira qu’il n’en est pas capable et que c’est une défaite. Enfin, si l’exemple est contagieux, ce qui dans une certaine mesure est réel, il donne un mauvais exemple, car ceux qu’il entraîne ne tarderont pas à aller avec lui pourrir dans les cachots, car la police augmente, selon qu’elle le veut, ses moyens de répression.
L’illégalisme n’est donc pas un dissolvant de la société bourgeoise — c’en est un produit, et la société renversée, il n’y aurait plus d’illégalisme.
Enfin l’illégalisme n’est pas issu de l’individualisme, pour la raison que tant qu’il y a eu des lois il y a eu des illégaux ; l’illégalisme ne disparaîtra qu’avec le légalisme, tandis qu’alors seulement l’individualisme aura sa pleine expansion.
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