[/à G. Butaud/]
À l’encontre de toi je ne pense pas que soient des suggestionnés tous les individus qui ont le sentiment de la beauté, c’est-à-dire le sens d’une esthétique faite d’impressions à la fois harmonieuses, symétriques et précises. Il ne faudrait pas confondre l’idée de beauté avec l’idée d’art. On peut avoir une compréhension de la beauté et nourrir une méfiance à l’égard de l’art lequel me semble le résultat d’impressions hors nature. On peut aussi en matière d’art se trouver dans la situation de l’individu qui considère l’art comme une curiosité, y trouve parfois des satisfactions, reconnaît l’effort accompli.
Comme je ne veux pas anticiper je vais rester au chapitre de la beauté. Dire que quelqu’un se suggestionne est chose aisée. Se suggestionner c’est imposer à son propre cerveau : une idée. Or rien ne s’impose moins à mon esprit qu’une impression de beauté. Entendre une harmonie de sons, voir des formes agréables sont des impressions toutes spontanées. J’ignore si je puis refréner cet état de spontanéité, rien ne le prouve ni le nécessite ! Au contraire à peine mes oreilles ou mes yeux ont-ils entendu ou vu que déjà j’ai formulé un jugement. Où vois-tu en cela de la suggestion ?
Vas-tu me raconter, par exemple, que les primitifs de l’âge de pierre obéissaient à une suggestion quelconque lorsqu’ils arrangeaient leurs cavernes selon un ordre déterminé, lorsqu’ils taillaient leurs armes selon une forme régulièrement polie. Est-ce que les pâtres étaient des névrosés parce qu’ils occupaient leurs loisirs à façonner à sculpter le bois. Examine une amphore grecque qui, avant d’être gracieuse est pratique. Je pense que le potier d’alors aurait été bien mal inspiré en confectionnant un vase quelconque, de forme indécise qui n’aurait pas tenu debout et n’aurait pas tenu la mesure d’usage.
L’idée de symétrie intervenant donnait naissance à l’idée de beauté.
Ceci dit. Je reconnais avec toi qu’au nom de la beauté on a dit, écrit, peint, sculpté, produit des choses détestables ; ainsi l’art nouveau en architecture, le cubisme, le futurisme, en peinture.
Je sais que les arts ont provoqué des exagérations, des détraquements, des dépenses d’énergie, des efforts dispendieux ; mais tout cela n’atteint pas l’idée de beauté. Je constate, je regrette et cela ne m’empêche pas de recueillir des impressions belles à mon gré.
Je n’ignore pas qu’il y a des individus qui acceptent facilement les opinions d’autrui. Ils sont légion les gens qui s’en réfèrent à la mode, au goût du jour, à l’architecture en vogue, qui s’inquiètent de ce qui se fait ou se porte. Ceux-là sont en effet des suggestionnés, des gens sans caractère, des gens cousus de préjugés. Et puis ne vaudrait-il pas mieux constater de ton côté : « Je nie l’idée de beauté » du mien « J’aime le beau. » et dire que nous ne savons ni le pourquoi, ni le parce que de ces états. Peut-être as-tu reçu une éducation sauvagiste, sans doute ai-je vécu dans un milieu ayant le souci de l’esthétique. Et aussi bien il n’y a pas lieu de s’estimer supérieur ou inférieur à celui-ci ou à celui-là qui partage ou s’éloigne de nos vues respectives.
L’idée de beauté m’a déjà procuré des joies que tu nies, sans les connaître, pour un peu tu discuterais le plaisir que j’ai à comparer, à préférer tel visage à tel autre. Tu es sectaire, intransigeant au point d’exulter à la pensée qu’un tiers pourrait abonder dans ton sens. Je n’ai pas cette vanité, il m’indiffère de te voir partager mon appréciation. Je ne sais pas si je suis dans le vrai ; je ne sais même pas s’il y a un « vrai », un « faux ». À l’encontre de beaucoup, plus je sais moins je crois, moins je suis affirmatif,
Et puis tes vues te dispensent peut-être de faire un effort ; peut-être te ressens-tu du dédain qui faisait dire à cet autre, égaré dans un concert de gala : « Peuh ! cela n’est pas épatant ! ça ne me dis rien, et comme je ne comprends pas, c’est toc ! »
Pratiquement je te sais logique, il te sera par exemple indifférent de composer un journal en employant de la première à la dernière page, y compris titres et sous-titres, des caractères uniformes. Je te vois fort bien raccommoder un pantalon noir avec un morceau d’étoffe blanche.
Ces particularités te complètent mais chez moi elles détonneraient. Puisque nous sommes fourrés dans la « couleur », pourrais-tu m’expliquer comment il se fait qu’à toutes les couleurs, j’en préfère deux : le noir et violet ; pourquoi pas d’autres ? Suis-je un suggestionné si à une vieille femme je préfère un demi-tendron, si à force de vivre avec une brune il me plaît de cohabiter avec une femme rousse. Tu me répondras : « Beauté, manifestations idiotes d’esthétisme. »
Néanmoins, ce faisant, j’obéis à un désir de diversité qui m’est nécessaire. Je rends grâce à cette réglementation qui te semble artificielle mais que je trouve très normale.
Après tout, ce n’est pas tant l’idée de beauté qui te fait bondir et hurler, ce sont les peines, c’est la dépense de temps, d’énergie consacrés à la beauté. Si un milieu donné ne te demandait rien pour satisfaire à l’idée de beauté qui nous fait discuter, si pour ce faire nul ne t’opprimait, ton point de vue n’aurait plus sa raison d’être. La beauté serait quand même. Et puis tu peux foncer sur les esthètes, toi et eux crèveront sans avoir rien dit, rien fait, pour améliorer l’individu. De tout ce que nous disons autant en emporte le vent. N’empêche que tu m’amuses quand tu t’écries « Les Dieux sont dans la fosse, ils disparaissent, ils disparaîtront. » Tu ne doutes de rien et je crois qu’à ton tour tu te suggestionnes puisque tu prends tes désirs pour des réalités.
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