La Presse Anarchiste

Périodiques

Dans notre pré­cé­dent cahier, nous nous éton­nions trop tôt du silence de Camus sur les pro­blèmes de son Afrique natale : avec cette même magni­fique vigueur dont, quelques semaines aupa­ra­vant, il s’éleva, à la Mutua­li­té, contre le crime de l’occupant socia­liste à Ber­lin-Est, Camus, au len­de­main du san­glant qua­torze juillet de cette année, a, dans une lettre adres­sée au jour­nal Le Monde, dénon­cé le « racisme hon­teux » des auto­ri­tés et de la police, réser­vant si imman­qua­ble­ment leurs pires vio­lences à nos frères d’outre-mer. — Hélas, l’article de Mau­riac sur cette même tra­gé­die (Figa­ro du 21 juillet) nous fait nous deman­der si nous n’avons pas com­mis, mais en sens contraire, le même péché de pré­ci­pi­ta­tion en lui expri­mant, il y a trois mois, notre recon­nais­sance : Lui aus­si déplore la vio­lence, mais la vio­lence qu’il déplore avant tout, c’est — nous n’inventons rien — celle… de la réac­tion de Camus. Ah ! que l’on vou­drait pou­voir oublier cette page timo­rée et ne pas se dire, même tout bas, que celui que nous avons applau­di pour ses belles phrases n’y est peut-être pas tou­jours tout entier.

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Tout le numé­ro de juillet-août de La Révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne, consa­cré aux jour­nées de juin de Ber­lin, est à lire, — à lire, bien enten­du, pas pour la seule lec­ture, mais en se fai­sant à soi-même le ser­ment de ne pas démé­ri­ter des vic­times, de faire, un jour, que nos frères de là-bas ne soient pas morts pour rien. — En pre­mière page, dans un article-mani­feste inti­tu­lé « Avec des mains nues… », Manès Sper­ber écrit : « Je pense aux ouvriers de Ber­lin. En pleine ter­reur hit­lé­rienne… ils se dénon­çaient aux S.A. en his­sant à leurs fenêtres les dra­peaux rouges. Ils atten­daient encore l’ordre de se battre… ils ne pou­vaient pas croire que leur par­ti leur impo­se­rait la défaite sans com­bat… Cette fois-ci, ils se sont bat­tus, pré­ci­sé­ment, parce qu’ils n’avaient plus de par­ti dont ils auraient dû en vain attendre des ordres. »

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Preuves, tout en expo­sant jadis les rai­sons que l’on y avait de croire à la culpa­bi­li­té des infor­tu­nés Rosen­berg, deman­dait, on le sait, que l’ap­pa­reil judi­ciaire amé­ri­cain renon­çât à les exé­cu­ter. C’est dire que la revue ne par­tage en rien les res­pon­sa­bi­li­tés conju­guées des mac-car­thystes et des com­mu­nistes (par­lant des Rosen­berg, « ce sont les cocos qui les ont tués » — Monatte dixit) dans le macabre dénoue­ment du drame. Mais lorsque, dans le n° 29, J.-C. et F. B. écrivent : « Les ultimes et dra­ma­tiques péri­pé­ties, les colères de ceux qui crai­gnaient de voir les condam­nés échap­per à leur sort, auront absor­bé nos pen­sées au point de faire perdre de vue le crime qu’il fal­lait expier », n’est-ce pas pous­ser un peu loin le léga­lisme ? Lais­sons aux bien-pen­sants le triste pri­vi­lège d’appeler crime un dom­mage. Que la défense de l’Occident en ait subi un quel­conque du fait des Rosen­berg, cela est loin d’être prou­vé ; en serait-il ain­si, quelque sin­cè­re­ment que nous serions nous-mêmes les pre­miers à le déplo­rer du fond du cœur, nous n’en dirions pas moins : si c’est vrai, si donc des Rosen­berg, étant (simple hypo­thèse) com­mu­nistes ou com­mu­ni­sants, avaient eu la pos­si­bi­li­té de trans­mettre des ren­sei­gne­ments sur la bombe mais se fussent abs­te­nus, c’est alors qu’ils seraient cou­pables, et que nous autres libé­raux pour­rions par­ler de crime ».

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Dans Coopé­ra­tion (Bâle, 25 juillet), Fran­çois Bon­dy a publié sur l’énigme russe un article que le « drame poli­cier », de la chute de Béria ne l’autorisait que trop bien à inti­tu­ler « Les mys­tères de Mos­cou ». Évi­dem­ment, et il y insiste, nous n’avons pas d’autres élé­ments que nos propres hypo­thèses, et aus­si les ana­lo­gies que nous per­mettent peut-être d’établir les évé­ne­ments ber­li­nois. Rete­nons d’ailleurs l’incroyable, la scan­da­leuse carence qu’il nous signale à ce pro­pos. Après avoir noté qu’« ayant séjour­né à Ber­lin peu après l’insurrection qui res­te­ra une des dates de notre his­toire », s’il lui a « sem­blé sen­tir la pru­dence extrême, embar­ras­sée des Amé­ri­cains », (ces soi-disant pro­vo­ca­teurs), il ajoute : « Quant à la France et à la Grande-Bre­tagne, il suf­fi­ra de dire que ces puis­sances occi­den­tales ne se sont pas même fait repré­sen­ter à l’émouvante céré­mo­nie de deuil du Conseil muni­ci­pal de Ber­lin-Ouest en (l’)honneur des vic­times des jour­nées de juin… » , — Pour en reve­nir au pro­blème russe, Bon­dy, après avoir rele­vé qu’à « Ber­lin tout le monde sent que l’Armée rouge a sau­vé une situa­tion que le par­ti avait fait perdre », et deman­dé, son­geant à Béria, « com­ment arrête-t-on le maître de la police ? », écrit au sujet de l’avenir réser­vé peut-être à l’URSS : « La vic­toire du par­ti sur la police sera-t-elle le pré­lude d’une vic­toire de l’armée sur le par­ti ? » Aus­si, fai­sant sienne la thèse de Chur­chill selon laquelle il convient aujourd’hui de « lais­ser le champ libre à l’évolution… spon­ta­née qui pour­rait se pro­duire en Rus­sie » (dis­cours du 11 mai aux Com­munes), estime-t-il que l’actuel embrouilla­mi­nis mos­co­vite, qui « affai­blit les centres du pou­voir », aug­mente les chances de la paix. Puisse Bon­dy ne se point trom­per ! Encore que l’on ne sau­rait s’empêcher de se dire qu’un excès de dif­fi­cul­tés internes — sur­tout avec, peut-être, des mili­taires aux vrais leviers de com­mande — n’est pas sans ris­quer de pro­vo­quer un beau jour la « fuite en avant » d’une guerre de prestige…

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La Neue Lite­ra­rische Welt (Darm­stadt, 25 juillet 1953) repro­duit une com­mu­ni­ca­tion d’un de ses lec­teurs de l’Afrique du Sud sur la « lit­té­ra­ture » alle­mande dans l’ancien « Sud-Ouest afri­cain alle­mand ». C’est une longue énu­mé­ra­tion d’ouvrages nazis impri­més à Bue­nos Aires, y com­pris la revue natio­nale-socia­liste Der Weg. Entre autres, sous la signa­ture d’un nom­mé Franz Spul­da, une apo­lo­gie de la Petac­ci et du Mus­so­li­ni. Rien d’étonnant, ajoute le cor­res­pon­dant de la N. L.W., si 90 % des Alle­mands de l’ancienne colo­nie ont élu le raciste Malan : il est leur homme.

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Si l’on osait para­phra­ser Péguy : Du sort, dirait-on volon­tiers, fait à la culture dans notre monde moderne :

D’abord, glis­sé dans le numé­ro de juin de la R. P. (il faut espé­rer que l’on s’en est abs­te­nu inten­tion­nel­le­ment dans le numé­ro de juillet-août), une feuille men­suelle consa­crée, sans doute avec les meilleures inten­tions du monde, par notre cama­rade Lime à la culture pro­lé­ta­rienne. Cela s’appelle « Après l’boulot ». « Le titre est bon », pro­clame Pou­laille (dont l’article est d’ailleurs le seul qui vaille la peine d’être lu) ; qu’il veuille bien nous excu­ser si nous sommes d’un autre avis. Quant au reste, nous nous rap­pe­lons, hélas, cer­tain papier où il est démon­tré par a plus b que Picas­so, eh bien, c’est « l’insuccès com­plet ». À croire que c’est pour nous obli­ger à pen­ser que la cri­tique d’art mos­co­vite a au moins l’excuse d’être fabri­quée sur commande…

Mais la culture « pas pro­lé­ta­rienne » est par­fois au moins aus­si édifiante.

À preuve la façon dont les esthètes res­pon­sables de La nou­velle NRF traitent à de cer­tains jours la poé­sie. Il fau­drait cher­cher long­temps pour trou­ver vers plus exquis et déli­cieu­se­ment chan­tants que ceux que le numé­ro de juillet groupe, signés Norge, sous le titre de Langue verte : « Tu giboules, gibou­lée /​ Et la terre est rou­cou­lée /​ De cent mille colom­bées… », Or, savez-vous où ils ont paru ? Dans la rubrique « Le temps comme il passe » avec les curio­si­tés, les accroche-asso­cia­tions de Cin­gria et les faits-divers. Tan­dis que tel texte en lignes inégales de Madame Edith Bois­son­nas (dont nous nous rap­pe­lons cer­taines autres pages fich­tre­ment meilleures), — tel texte, oui, inti­tu­lé Les limaces, cela, il faut croire qu’on l’a consi­dé­ré comme un poème, puisque c’est impri­mé dans le corps de la revue, et sur trois grandes pages. « Car mou­rir ain­si, sans autre, de la limace, /​ Non d’usure, non d’un virus, d’une bévue, /​ C’est presque décé­der par contu­mace ». Sic… Il est vrai que, rue Sébas­tien-Bot­tin, la chose doit vous avoir un petit relent d’exotisme bien exci­tant : à en juger par la fré­quence des « l’on » et ce petit coquin de « sans autre » qu’on — par­don : que l’on vient de lire, les limaces en ques­tion ont toutes les chances de nous être décrites en ce par­ler semi-régio­nal que les bons écri­vains d’Helvétie ou bien trans­posent (Ramuz) ou bien s’entendent à décanter.

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Encore dans La nou­velle NRF (numé­ro d’août), un article de toute beau­té de M. Wla­di­mir Weid­lé. Sous le titre de « La répu­dia­tion des fables », l’auteur exa­mine les causes internes (et non sociales, comme nous le fai­sons par­fois ici mais peut-être celles-là sont-elles, en par­tie du moins, le reflet de celles-ci ?) du flé­chis­se­ment de la créa­tion lit­té­raire actuelle. De Proust (trop génial, tou­te­fois pour n’avoir pas abou­ti mal­gré tout à « cet art auquel est due la qua­li­té unique de son livre ») à Joyce, à Th. Mann et à Musil — pour ne citer que les plus repré­sen­ta­tifs — les écri­vains se sont lais­sés comme obnu­bi­ler par l’imitation de la science. « Au plus pro­fond de l’esprit créa­teur existe désor­mais une scis­sion entre ce qu’il ima­gine et ce qu’il sait ou ce qu’il croit savoir ; un doute s’y ins­talle quant à la vali­di­té des mondes ima­gi­naires, une hési­ta­tion à accom­plir l’acte de foi indis­pen­sable à toute créa­tion ». Il fau­drait tout citer de cette étude écrite avec toutes les lumières d’une grande culture euro­péenne et mon­trant, entre autres, avec tant de per­ti­nence le reten­tis­se­ment des diverses étapes de la pein­ture moderne sur les moments suc­ces­sifs (tou­jours un peu en retard sur les peintres) des lettres contem­po­raines. Conten­tons-nous d’en citer à peu près entiè­re­ment le début, auquel il est mal­heu­reu­se­ment impos­sible de ne pas souscrire :

« Nous n’apprécions à sa valeur que ce qui com­mence à nous man­quer. À mesure que nous nous éloi­gnons… du grand roman euro­péen du siècle der­nier… nous arri­vons à com­prendre ce qu’il nous avait offert d’essentiel et ce que ses déri­vés tar­difs ne sont plus à même de nous offrir. Un sou­dain ébou­le­ment du ter­rain semble s’être pro­duit dans ce domaine, et à sa suite un ame­nui­se­ment, une raré­fac­tion, une perte de plé­ni­tude et d’intensité. Les anciennes for­mules sub­sistent, et l’on ne se prive pas de les uti­li­ser, mais elles ne servent la plu­part du temps qu’à pro­duire du vrai­sem­blable, et le vrai­sem­blable, en défi­ni­tive, n’est que du faux-sem­blant. Les inten­tions de faire vivant ne manquent pas, mais il leur manque la puis­sance de créer la vie ».

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Dans L’Euro­peo du 23 août, Aber­to Mora­via, en un article aus­si cou­ra­geux que lucide, ana­lyse, à titre d’introduction au Fes­ti­val de Venise, la crise actuelle du ciné­ma, crise émi­nem­ment inter­na­tio­nale, puisqu’elle frappe le sep­tième art aus­si bien en Amé­rique qu’en Rus­sie, sans par­ler des autres pays. Selon Mora­via, la concur­rence de la télé­vi­sion et les inno­va­tions tech­niques (ciné­ra­ma, etc.) ne sont que des causes toutes secon­daires. Ce dont le ciné­ma souffre en réa­li­té, c’est d’oser de moins en moins être autre chose que confor­miste, — tout comme le per­son­nage cen­tral, ajou­te­rons-nous, du plus récent roman du grand écri­vain ita­lien, pré­ci­sé­ment inti­tu­lé « Il conformista ».

Puisse la pro­cla­ma­tion d’une telle évi­dence être salu­taire. Et l’on entend bien que nous pen­sons aus­si : pas seule­ment au point de vue du film.

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Les jour­naux nous ont appris que M. George Ken­nan, dont on nous a cepen­dant tant de fois van­té l’intelligence, aurait décla­ré dans une confé­rence de presse : c’est parce que les Euro­péens ont été inca­pables de résoudre leurs pro­blèmes autre­ment que par la guerre que la moi­tié du conti­nent est aujourd’hui occu­pée par le tota­li­ta­risme russe. Il n’est pas ques­tion de blan­chir l’Europe de ses péchés ; toutes les eaux du déluge n’y suf­fi­raient pas. Mais il est per­mis de s’étonner qu’un Amé­ri­cain semble oublier que, si la fron­tière de d’Europe est sur l’Elbe, la res­pon­sa­bi­li­té en incombe pour une bien large part au pré­sident de son pays qui signa aveu­glé­ment les accords de Yal­ta et de Potsdam.

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Au moment où nous met­tons sous presse, nous devrions avoir de bien grands motifs de nous réjouir, puisque, selon les dépêches, la dépo­si­tion de l’ex-sultan du Maroc fina­le­ment obte­nue par El Glaoui et les notables à sa dévo­tion va ouvrir, à ce que l’on nous dit, une ère de réformes enfin sub­stan­tielles. Même, on va jusqu’à nous par­ler de démo­cra­ti­sa­tion du pays ; la « démo­cra­ti­sa­tion par les caïds », en quelque sorte.

Inat­ten­du, — et com­ment, devant cela, ne pas pen­ser à ce que, depuis Fré­dé­ric-Guillaume IV et Bis­mark, les Alle­mands ont appe­lé… la révo­lu­tion par en haut ? On sait quelles en furent les suites dans d’évolution du Reich. Tant mieux, en véri­té, si, là-bas (dussent par hypo­thèse tous autres acci­dents ne pas inter­ve­nir), l’histoire nous fait la grâce de ne se point répé­ter. — Là-bas seule­ment ? Dans un article cette fois-ci d’une per­ti­nence remar­quable (sauf bien enten­du le cou­plet de style sur les beau­tés d’une col­la­bo­ra­tion avec un PC qui ne serait plus sec­taire ni dépen­dant du Krem­lin, qui donc, pour per­mettre cette contra­dic­tion dans les termes que serait un nen­nisme intel­li­gent, ces­se­rait d’être le PC), Claude Bour­det (L’Observateur du 27 août) montre que si le Maroc est désor­mais une pri­son dont la clé est en France, la clé de la France pour­rait à son tour être au Maroc. Car qui donc aurait main­te­nant la naï­ve­té d’interdire au maré­chal Juin, contre le coup duquel — le coup d’État — M. Laniel lui-même a décla­ré ne rien pou­voir, de son­ger par­fois — nous ne disons pas qu’il y pense, mais que son entou­rage en rêve déjà, cela ne parait pas impos­sible — à trans­po­ser, par un mou­ve­ment du Sud au Nord fort ana­logue à l’opération Fran­co, les mêmes méthodes de mise au pas sur le ter­ri­toire même de la métropole ? 

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