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Notre camarade Michaud nous donne dans l’article ci-après un aperçu général d’où il ressort que le dogme du marxisme qui fait dépendre d’une sorte d’automatisme évolutif des faits matériels, les métamorphoses sociales dans le sens de la révolution prolétarienne ne se vérifie nulle part ; qu’au contraire une telle « mystique » est un obstacle aux accomplissements révolutionnaires, là même où les conditions prévues par la doctrine sont indubitablement rassemblées.
Ce « tour d’horizon » sera suivi d’une étude sur le « communisme libertaire » où le camarade Michaud nous expose sa conception. Nous espérons qu’elle intéressera nos lecteurs.
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La crise économique ébranle tous les peuples. Partout l’économie est perturbée. Partout les travailleurs sont la proie du chômage et de la misère. Partout l’ambiance est révolutionnaire, c’est-à-dire que partout se fait sentir le besoin d’une transformation sociale. Et partout aussi la fameuse loi du déterminisme historique, dogme fondamental du marxisme, est prise en défaut. Un rapide tour d’horizon va nous le montrer.
1° Aux États-Unis ! Voici une nation industrielle qui réalise le summum de la centralisation industrielle et financière. L’organisme se brise, écrasé par sa surproduction. Le chômage déferle. Une armée de 10.000.000 de travailleurs crève littéralement de faim ! Des milliers et des milliers d’agriculteurs sont obligés d’abandonner leurs fermes. La crise ravage la société. Toutes les conditions économiques qui devraient amener une transformation violente sont réalisées et la révolution ne se produit pas. Pourquoi ?
Parce qu’en ce pays neuf où le succès justifia toujours les pires moyens, l’éducation donnée par le capitalisme croissant faisait de « la lutte pour la vie », si féroce fût-elle, la plus haute conception morale de l’individu et de la société. Et quand une objection à cette morale se manifestait, elle était aussitôt écrasée par les considérations logiques que l’Américain trouvait dans la Bible, ce livre qui protégea les crimes de ses pères comme il justifie encore aujourd’hui son absence de sens social.
Les mobiles qui auraient dû produire la révolution n’ont abouti qu’à une emprise plus forte du capital sur ses esclaves. Et cela, parce que des causes psychologiques, religieuses, géographiques, de rapidité de croissance industrielle ont été plus fortes que ces causes économiques classiquement définies par le marxisme.
2° En Allemagne ! Ici là production, les moyens d’échange, l’hygiène, l’instruction ont atteint un épanouissement total. Ce pays de surproduction est rapidement touché par la crise mondiale. Il connaît bientôt un chômage effrayant. La misère l’accable.
C’est la terre du socialisme « scientifique ». Des organisations socialistes et syndicales géantes semblent attendre l’instant propice pour recueillir les fruits d’une situation catastrophique… Et c’est le fascisme qui s’implante, comme il s’est implanté, en des conditions tout autres, en Italie !
La social-démocratie a été balayée pour avoir méconnu l’importance des causes psychologiques, idéologiques qui déterminent les assauts révolutionnaires quand les conditions économiques sont favorables.
Les communistes ont été écrasés parce qu’ils ne comprirent jamais que la révolution ne pouvait pas être le fruit d’un chronométrage, la conséquence d’un ordre mathématiquement élaboré, qu’elle ne pouvait que résulter de manifestations spontanées sur un terrain préparé et fertilisé par une éducation préalable.
Dans l’ensemble, le marxisme a reçu un coup mortel. Sa théorie Ici plus séduisante pour ceux qui aspirent à la tyrannie, comme pour ceux qui se complaisent dans l’esclavage s’est effondrée. Et c’était forcé : l’Allemagne capitaliste a donné à son peuple et dans ses casernes une culture dont l’obéissance et le culte du chef furent la vertu principale ; les travailleurs, par millions, sans éprouver le besoin de corriger cette culture, sans y être invités d’ailleurs, s’embrigadèrent dans les nouvelles casernes qui offraient à leurs inquiétudes et à leurs habitudes le réconfort d’une mystique de « force numérique » et le dictame d’une discipline fondée sur l’obéissance absolue et le respect religieux des « Führer »… Leur force apparente n’était que faiblesse lamentable.
3° En Espagne ! La royauté chassée pour son incapacité laisse un peuple ardent en proie à une crise qui se traduit par une famine des régions agricoles que l’exploitation féodale et primitive voua à la sous-production. Là, le tempérament, l’esprit de révolte, l’instinct combattif poussent le peuple aux solutions extrêmes. La vague révolutionnaire déferle, travaillée par deux courants : l’un marxiste, dans le sens le plus modéré, se dilue dans les aspirations républicaines de l’élite bourgeoise et littéraire : le pouvoir l’assagit ; l’autre, anarcho-syndicaliste, fort de ses attaches populaires, expression directe des aspirations prolétariennes semble devoir jouer le rôle dominant. Toutes les conditions économiques, sociales, semblent s’offrir à son influence dans la grande œuvre de transformation sociale en gestation. Ouvriers et paysans se pressent enthousiastes, ardents, prêts au sacrifice. Les militants anarcho-syndicalistes, trempés par de rudes combats, offrent une phalange héroïque de combattants qui ne connaissent ni la peur, ni le découragement, ni la lassitude.
Jamais aucun pays, aucune révolution n’a connu cette frénésie d’action. Où l’un tombé, dix surgissent pour le remplacer. Et pourtant, la bourgeoisie s’installe, élargit ses privilèges, détruit les premières conquêtes de la révolution. On s’explique mal l’échec d’un mouvement qui semblait devoir être « le plus efficace dans une période la plus favorable ».
La raison ? Petit-être faut-il la voir dans ce fait que le spontanéisme des anarchistes aboutissait à une dispersion des efforts, au manque de cohésion dans un combat dont les buts et les moyens n’étaient pas suffisamment précis ? Quoi qu’il en soit, il semble bien que la théorie « du peuple déterminant ses buts dans l’action » ait été prise en défaut.
Mais le dernier mot n’est pas encore dit : le mouvement anarcho-syndicaliste reste invincible, on peut prévoir et prédire son triomphe : Parce qu’il développe chez l’individu une aspiration tellement intense vers la justice sociale que tôt ou tard, quand le peuple espagnol écrasé et déçu songera à sa délivrance, il se trouvera guidé par des animateurs tellement nombreux vers des buts tellement précis qu’il prendra conscience d’une force collective obtenue par une discipline volontaire faite de collaboration enthousiaste et non de Cette obéissance passive qui fit les grandes armées du capital, qui fut l’erreur du marxisme et qui, des exemples malheureux le prouvent, précède la Révolution comme le prêtre précède le mort vers la fosse…
4° En France ! La petite propriété, l’importance des classes moyennes ont protégé le pays contre une centralisation industrielle trop rapide. La France n’a atteint la surproduction, ou ce que l’on appelle ainsi, inexactement, que la toute dernière. La crise s’appesantit peu à peu sur toutes les catégories de citoyens. Les travailleurs sont cruellement éprouvés. Les petits commerçants perdent peu à peu leurs espérances et leurs moyens. Les paysans commencent à ressentir les conséquences d’une sous-alimentation dans les cités.
Mais prévenue par les effets de la crise chez les nations voisines, la situation en France est devenue rapidement révolutionnaire.
L’opinion générale du pays est que « cela ne peut durer ». Ou la guerre fatale ou la transformation sociale nécessaire. Le capital prépare le fascisme. La classe ouvrière s’efforce de réaliser le maximum d’unité pour résister à ce danger.
La France jouit d’une célébrité révolutionnaire exagérée. Depuis longtemps le marxisme scientifique a émoussé cette sensibilité en ramenant les aspirations prolétariennes à des exigences parlementaires. Pénétrée par le socialisme allemand, gangrenée par l’exercice du parlementarisme, égarée par le bluff et les contradictions du bolchevisme, l’avant-garde prolétarienne de ce pays, malgré une culture révolutionnaire fort vieille, offre des tendances qui vont ce multipliant au fur et à mesure que grandissent les dangers et que se dévoilent les illusions.
Les vieux militants n’en peuvent croire ni leurs yeux, ni leurs oreilles : « Jamais, autrefois, les Français n’auraient consenti de pareilles conditions et humiliations. » Ils oublient la période de prospérité qui embourgeoisa, calma les uns et les autres. Ils oublient que le socialisme, en France, ramené à une revendication petite bourgeoise et parlementaire, a dévirilisé la classe ouvrière.
Les expériences des autres pays ont amené le travailleur français à une méfiance générale à l’égard des meneurs et des organisations. Il perce cependant chez les travailleurs un désir d’action indépendante des dogmes et des partis.
Cette activité populaire saine mais encore timide, chaotique, subit les enchères des partis et s’en trouve retardée dans ses progrès. Il lui manque une base. Le syndicalisme pourrait lui en offrir une à la condition de reconquérir la pleine autonomie de ses moyens…
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