Présentation
« Je vis là que les ouvriers n’étaient pas une masse menée par une minorité dont ils servaient les buts politiques ; leurs leaders étaient simplement des camarades plus entreprenants, des initiateurs plutôt que des chefs.
« La netteté de vue, la rectitude de jugement, la faculté de résoudre les questions sociales complexes, que je constatais chez ces ouvriers, principalement chez ceux qui étaient entre deux âges, firent sur moi une impression profonde ; et je suis fermement convaincu que la si Fédération jurassienne a joué un rôle sérieux dans le développement du socialisme, ce n’est pas seulement à cause de l’importance des idées antigouvernementales et fédéralistes dont elle était le champion, mais c’est aussi à cause de l’expression que le bon sens des ouvriers du Jura avait donné à ces idées. Sans eux, ces conceptions seraient restées longtemps encore à l’état de simples abstractions. »
C’est en ces termes que, dans « Autour d’une vie », Pierre Kropotkine parle de ceux qui furent les réels animateurs de l’Internationale, et qui influencèrent si vivement l’évolution de son esprit vers l’anarchie.
En publiant intégralement le Mémoire de la Fédération Jurassienne, où sont consignées les fastes de cette époque quasi légendaire où le monde du Travail affirma pour la première fois avec une lucidité, une force et un enthousiasme qui n’ont jamais été dépassés, sa volonté de lutte contre les puissances mortelles du capitalisme et de l’État, nous avons conscience de rendre justice à un passé sur lequel les politiciens de tous les pays — aux heures de liesse et de triomphe, comme aux heures d’effondrement et de déroute — ont voulu appesantir la pierre tombale de l’oubli, car il est terriblement accusateur !
Le Mémoire de la Fédération jurassienne est aujourd’hui introuvable. Il se terre dans de rares bibliothèques de militants.
Nous pensons donc que, non seulement les militants, mais tous les lecteurs soucieux de se documenter, apprécieront notre initiative.
Pour leur permettre de collectionner, au fur et à mesure de leur parution, les bonnes feuilles du mémoire, et en attendant que nous puissions les éditer sous forme de volume, nous adoptons une mise en page et un numérotage qui permettront de les réunir en album.
Nous avons cru utile de faire précéder chaque exposé de faits ayant entre eux des relations chronologiques ou d’idée, de rappels synoptiques qui prépareront le lecteur à suivre le texte. Et, d’autre part, nous avons cru bon d’incorporer dans le texte, là où elles se situent logiquement, les pièces justificatives qui, dans l’édition originale, sont renvoyées en annexes.
Avant propos
Le travail que nous présentons au public de l’Internationale a été entrepris en suite d’une décision du Congrès tenu à Sonvillier le 12 novembre 1871 et dans lequel fut constituée la Fédération jurassienne.
L’impression en fut commencée en juillet 1872, et les 80 premières pages, ainsi qu’une partie des pièces justificatives, furent imprimées avant le Congrès de la Haye, auquel nous avions eu d’abord la pensée de présenter ce rapport historique. Les proportions considérables de ce travail ne nous ayant pas permis d’en achever l’impression à temps, nous en élargîmes le plan, en y faisant entrer une appréciation des manœuvres qui ont signalé ce Congrès de triste mémoire.
De nouveaux retards étant survenus dans l’impression, par suite de l’insuffisance de nos ressources financières, nous en avons profité pour y ajouter de nouveaux détails, à mesure que le contrecoup du Congrès de la Haye se produisait dans les diverses Fédérations, en sorte que ce Mémoire, commencé il y a neuf mois, se trouve être encore une publication d’actualité.
Nos lecteurs impartiaux nous rendront ce témoignage que ce livre est l’histoire véridique, et aussi complète que notre cadre l’a permis, du développement de l’Internationale en Suisse. Si des détails personnels et quelques passages polémiques se trouvent mêlés au récit, c’est que ces détails et cette polémique étaient une nécessité de la situation.
Notre vœu, en livrant aujourd’hui à la publicité ces pages, c’est de voir la période dont elles renferment le tableau fidèle, entrer définitivement dans le domaine de l’histoire ancienne, afin que l’Internationale, instruite par les expériences de son passé, prenne, en se préservant des fautes qu’elle a pu commettre au début, un nouvel essor vers son glorieux avenir.
[/15 avril 1873.
Première partie : Avant la Fédération romande (1865 – 1868)
[|Le Dr Pierre Coullery, en relations avec le conseil de l’Internationale de Londres, fonde la section de la Chaux-de-Fonds (1865) ; Constant Meuron et James Guillaume fondent la section du Locle (1866) ; le socialiste allemand Becker fonde la section de Genève dès 1865. —La Voix de l’Avenir, organe du Dr Coullery. — Premier Congrès de l’Internationale : Genève (sept. 1866). — Statuts généraux de l’Association. — Deuxième Congrès de l’Internationale : Lausanne (sept. 1867) ; affirmation politique, affirmation collectiviste : César de Paepe. — La ligue de la Paix et son Congrès de Genève : Michel Bakounine.|]
La fondation des Sections internationales dans la Suisse romande date de 1865.
Un médecin du Jura Bernois, domicilié alors à la Chaux-de-Fonds, Pierre Coullery, — connu depuis 1848 dans le Jura par sa propagande démocratique et humanitaire se mit en relations avec le Conseil général de Londres, et fonda la Section centrale de la Chaux-de-Fonds, qui parvint tout d’abord au chiffre de quatre à cinq cents adhérents.
Sous l’influence de Coullery furent bientôt créées d’autres Sections dans le Jura : celles de Boncourt (février 1866), de Bienne, de Sonvillier (mars), de St-Imier, de Porrentruy (avril), de Neuchâtel (août). La Section du Locle fut fondée en août 1866 par Constant Meuron, vieux proscrit de la révolution neuchâteloise de 1831, et par James Guillaume.
Dès 1865 existaient également des Sections à Genève, Lausanne, Vevey et Montreux. La Section de Genève avait été fondée principalement sous l’influence du socialiste allemand J.-Ph. Becker, qui créa en janvier 1866 le journal mensuel le Vorbote, pour servir d’organe aux Sections de langue allemande.
Dans toutes ces Sections primitives, la conception de l’internationale était encore mal définie. Le mot d’ordre avait été jeté aux échos : « Ouvriers, associez-vous ! » Et l’on s’était associé, groupant tous les ouvriers indistinctement dans une seule et même Section. Aussi les éléments les plus hétérogènes, pour la plupart fort peu sérieux, se coudoyaient alors dans les réunions de l’Internationale, et l’influence était à ceux qui savaient broder les plus belles phrases sur ce thème d’un vague si complaisant : « Dieu, patrie, humanité, fraternité. »
Dans plus d’une localité, l’Internationale ne faisait qu’un avec le parti politique radical, et certaines personnalités ambitieuses cherchaient déjà à se faire d’elle un simple moyen d’arriver à un emploi dans le gouvernement.
À la Chaux-de-Fonds, cependant, les radicaux, qui d’abord avaient patronné l’Internationale [[M. l’avocat Aug. Cornaz, alors rédacteur du National suisse, organe du parti radical neuchâtelois, avait fait parte en 1864 de la Section internationale de la Chaux-de-Fonds.]], s’aperçurent bien vite qu’ils ne pourraient pas dominer et exploiter à leur profit le mouvement ouvrier, et ils cherchèrent à l’étouffer au berceau. Le National suisse, journal radical de la Chaux-de-Fonds, commença dès lors contre l’Internationale une guerre de calomnies et d’attaques personnelles. Il en fut tout autrement à Genève, où les organes radicaux, la Suisse radicale et le Carillon, se montrèrent, dans un but intéressé, sympathiques à l’Internationale, Sur laquelle ils comptaient pour rétablir le gouvernement Fazy qui venait d’être renversé.
Coullery, en qui se personnifiait alors l’Internationale dans les cantons romans de la Suisse, déployait la plus grande activité pour la propagande. Il donnait meetings sur meetings, prêchant de village en village l’union des travailleurs et la fraternité.
Il voulut avoir un journal à lui, et n’ayant pu trouver d’imprimeur, il monta lui-même une imprimerie. Le journal parut sous le titre de la Voix de l’Avenir ; son premier numéro porte la date du 31 décembre 1865.
La Voix de l’Avenir, quoique fort mal rédigée, et n’ayant d’autre programme qu’une sorte de néo-christianisme humanitaire trouva de nombreux lecteurs, non seulement en Suisse, mais en France. Il faut dire que c’était à ce moment, avec la Tribune du peuple et la Liberté de Bruxelles, le seul organe socialiste qui se publiât en langue française. On trouvera aux Pièces justificatives quelques citations qui feront connaître d’une manière exacte la couleur et les principes de ce journal.
En septembre 1866 eut lieu à Genève le premier Congrès général de l’Internationale. Presque toutes les Sections de la Suisse romande y furent représentées. Le compte-rendu que nous avons sous les yeux n’indique pas les noms des délégués ; nous citerons de mémoire, entre autres, Coullery pour la Chaux-de-Fonds, Guillaume pour le Locle, Schwitzguébel pour Sonvillier, Becker et Dupleix pour Genève.
Ce Congrès, dans lequel furent adoptés les Statuts généraux de l’Association, n’exerça sur les Sections de la Suisse romande qu’une médiocre influence. On se rappelle qu’à Genève les discussions furent presque entièrement dirigées par les mutuellistes parisiens, Tolain, Murat et Fribourg, et qu’en dehors de l’adoption des Statuts, le Congrès ne prit aucune décision de réelle importance. D’ailleurs, nous l’avons dit, à ce moment-là, dans cette période embryonnaire où l’Internationale se cherchait elle-même, aucune des Sections de notre région n’avait encore conscience de la portée réelle de l’acte qu’elles avaient accompli en créant l’Association Internationale des Travailleurs ; on ne concevait d’autre solution aux problèmes économiques que la coopération et les réformes législatives, et le programme de la Voix de l’Avenir exprimait assez fidèlement, dans sa religiosité sentimentale, les tendances générales des ouvriers suisses. Ce ne fut qu’après le Congrès de Lausanne, en 1867, que quelques jeunes gens, révolutionnaires inconscients d’eux-mêmes jusque-là, sentirent s’éveiller en eux une vie nouvelle au contact des prolétaires du reste de l’Europe, et entrevirent pour la première fois, dans leur réalité humaine et scientifique, les perspectives grandioses de la révolution sociale universelle.
[|II|]
Voici la liste des Sections de la Suisse romande qui furent représentées au Congrès international de Lausanne (septembre 1867) et les noms de leurs délégués :
Sections de Genève (centrale, graveurs et bâtiment) ; délégués : Dupleix, relieur ; Perron, Charles, peintre sur émail ; Monchal, Jules, graveur ; Quinet, Ferdinand, tailleur de pierre ; Treboux, Samuel, plâtrier.
Section de Carouge : Blanc, professeur.
Section de Lausanne : Gret, Isaac, tanneur ; Favrat, Philippe, agent d’affaires ; Aviolat, Marc, typographe.
Section de Sainte Croix : Cuendet-Kunz, fabricant de pièces à musique.
Section de Morat : Hafner, avocat.
Section de la Chaux-de-Fonds : Coullery, Pierre, médecin.
Section du Locle : Guillaume, James, professeur.
Section de Saint-Imier : Vanza, Félix, comptable.
Section de Bienne : Roth, mécanicien.
Plusieurs Sections de langue allemande, formées dans des villes de la Suisse romande, mais appartenant à la Fédération spéciale des Sections de langue allemande, étaient aussi représentées au Congrès, de même que quelques Sociétés étrangères à l’Internationale, comme la Société industrielle et commerciale de Lausanne, la Société du Grütli de Lausanne, l’Union typographique de Lausanne, la Société du Grütli de Delémont, etc.
Il ne peut entrer dans le programme de ce Mémoire de faire l’histoire des Congrès de l’Internationale ; aussi nous bornerons-nous à insister sur deux ou trois points qui, au Congrès de Lausanne, intéressaient spécialement les Sections romandes.
Le premier point, c’est l’incident relatif à une proposition émanant d’une assemblée populaire tenue à Genève, et dont Perron de Genève était le porteur. Cette proposition était rédigée sous la forme de deux questions posées an Congrès, comme suit :
« La privation des libertés politiques n’est-elle pas un obstacle à l’émancipation sociale des travailleurs, et l’une des causes principales des perturbations sociales ?
» Quels sont les moyens de hâter ce rétablissement des libertés politiques ? Ne serait-ce pas la revendication par tous les travailleurs du droit illimité de réunion et de la liberté illimitée du droit de la presse ? »
Ces questions, dans l’intention de Perron et l’assemblée populaire genevoise, devaient servir en quelque sorte de pierre de touche pour éprouver la sincérité de certains délégués parisiens, sur lesquels planait, depuis l’année précédente, le soupçon d’être des agents impérialistes. Elles étaient donc bien moins destinées à devenir l’occasion d’une discussion de principes sérieuse et approfondie, qu’à provoquer de la part des délégués en suspicion une déclaration publique et franchement républicaine. Tous ceux qui appuyèrent la proposition avaient été mis au fait et savaient que tel en était le but. C’est aussi ce qui explique la demande de Perron, tendant à faire placer ces deux questions en tête de l’ordre du jour, afin que la déclaration républicaine précédât toutes les discussions d’ordre économique. Cette demande fut rejetée par 30 voix contre 21, la plupart des rejetants n’en ayant pas compris l’intention.
La proposition de l’assemblée populaire genevoise ne fut donc mise en discussion que dans la sixième séance du Congrès, et le résultat fut l’adoption par le Congrès, sans discussion et à l’unanimité moins deux voix, de la résolution suivante :
« Le Congrès de l’Association internationale des travailleurs, réuni à Lausanne,
« Considérant que la privation des libertés politiques est un obstacle à l’instruction sociale du peuple et à l’émancipation du prolétariat, déclare :
« 1° Que l’émancipation sociale des travailleurs est inséparable de leur émancipation politique.
« 2° Que l’établissement des libertés politiques est une mesure première d’une absolue nécessité. »
On le voit, dans la 2° partie de la résolution, le Congrès de Lausanne paraissait s’en tenir au programme de la Ligue bourgeoise de la paix, ou à ce qui devint plus tard le programme d’Eisenach (c’est-à-dire du parti démocrate-socialiste allemand). Mais, nous le répétons, il ne faut pas attacher d’importance exagérée à cette déclaration, qui fut votée uniquement pour donner satisfaction aux susceptibilités de quelques délégués genevois, et qui était tout simplement une manière de désavouer toute alliance entre le socialisme et l’empire français.
Un second point qui a son importance, c’est l’attitude que prit Coullery, le délégué de la Chaux-de-Fonds, dans la question de la propriété. Une discussion s’étant engagée entre Longuet et Chemalé d’une part, et De Paepe d’autre part, sur l’entrée du sol à la propriété collective, Coullery s’éleva très violemment contre l’idée collectiviste, et se déclara « partisan de la liberté la plus absolue, et par conséquent de la propriété individuelle. » De Paepe lui répondit par un discours qui fut un événement, et dans lequel, pour la première fois, se trouva exposée la théorie collectiviste que l’Internationale allait bientôt inscrire sur son programme. Toutefois les idées étant encore très partagées, et les Français étant presque tous mutuellistes, tandis que les Anglais et les Allemands étaient communistes d’État et que les délégués des autres nations n’avaient pas d’opinion formée, la discussion fut remise au prochain Congrès. Mais dès ce moment la question de la propriété se trouvait posée au sein des Sections romandes, et Coullery, qui avait jusqu’alors marché à l’avant-garde des idées nouvelles, se voyait dépassé, et était condamné, par ses doctrines individualistes et sentimentales, à se voir bientôt obligé de rompre avec l’Internationale qui devenait collectiviste et révolutionnaire.
Mentionnons encore un dernier point : l’attitude du Congrès ouvrier à l’égard du premier Congrès de la Ligue de la paix et de la liberté, qui allait se tenir à Genève la semaine suivante.
Une commission composée de Dupont, membre du Conseil général de Londres, Klein de Cologne, Bürkly de Zurich, Hafner de Morat, et Rubaud de Neuville-sur-Saône, avait rédigé un projet d’adresse dans lequel le Congrès international déclarait « adhérer pleinement et entière ment au Congrès de la Paix qui se réunira le 9 septembre à Genève et vouloir le soutenir énergiquement dans tout ce qu’il pourrait entreprendre pour réaliser l’abolition des armées permanentes et le maintien de la paix, dans le but d’arriver le plus promptement possible à l’émancipation de la classe ouvrière et à son affranchissement du pouvoir et de l’influence du capital, ainsi qu’à la formation d’une confédération d’États libres dans toute l’Europe. »
Cette adresse rencontra quelque opposition de la part de De Paepe, de Bruxelles, qui montra très bien l’erreur dans laquelle on tombe en demandant la paix pour arriver plus promptement à la réorganisation sociale, tandis qu’au contraire la paix ne peut être qu’un résultat de cette réorganisation sociale. — Eccarius, membre du Conseil général de Londres, déclara que le Conseil général avait donné pour instruction à ses délégués de ne pas faire encore adhésion au Congrès de la Paix, parce qu’il ne croit pas que ce Congrès ait l’intention de combattre les véritables causes de la guerre ; mais que du reste il n’avait pas d’objection à ce qu’on adoptât l’adresse. — Tolain, de Paris, formula aussi quelques réserves contre le Congrès de la Paix, et exprima des doutes au sujet des intentions de réforme sociale prêtées à ses promoteurs.
Les délégués des Sections romandes, novices encore dans la question, et qui n’avaient vu dans le futur Congrès de la Paix que les grandes assises de la démocratie universelle se montrèrent en général fort étonnés de ces hésitations de leurs collègues. Perron de Genève déclara que la Ligue de la paix partageait entièrement les idées de l’Association Internationale des travailleurs, comme le prouvait son programme, — et ceci, remarquons-le en passant, fait voir combien l’Internationale était encore mal comprise par ses plus chauds adhérents de la Suisse romande. — Coullery, de la Chaux-de-Fonds, fit un discours très véhément pour appuyer Perron : « Je ne comprends pas, dit-il, que tous les délégués ne soient pas immédiatement d’accord sur une question comme celle-ci ! Nous devons nous joindre au Congrès de la Paix, qui veut l’abolition des armées permanentes ; ce sont elles qui maintiennent la tyrannie ; elles sont armées pour les despotes. Il faut désarmer les armées, et armer le peuple souverain, en organisant les milices. » — Puis, s’abandonnant à ces hyperboles lyriques qui lui étaient familières : « Envoyez-la donc, cette adresse au Congrès de la Paix, s’écria-t-il ; envoyez-la, que ce soit par la poste ou par un délégué ! J’irais moi-même, s’il le fallait, à pied, quand il y aurait cent cinquante lieues à faire, marchant jour et nuit, afin de porter à temps au Congrès de la paix l’adhésion du Congrès des travailleurs ! »
Dupleix, de Genève, intervint à son tour, et défendit avec vivacité les membres de la Ligue de la Paix du reproche d’être des bourgeois. Si le Comité qui a pris l’initiative du Congrès de la Paix est composé de bourgeois, dit-il, alors Monchal, Perron, J.-Ph. Becker et moi nous sommes des bourgeois, car nous faisons partie de ce Comité.
En fin de compte l’adresse fut votée, avec un amendement de Tolain qui disait que le Congrès de l’Internationale subordonnait son adhésion au Congrès de la Paix à l’acceptation par ce dernier des principes de réforme économique énoncés dans l’adresse. Tolain, De Paepe et Guillaume furent ensuite chargés de la présentation de cette adresse.
Nous avons insisté sur cet incident, parce qu’il fait voir clairement qu’en 1867 il n’y avait pas encore, dans la croyance des délégués de l’Internationale, de dissidence sérieuse de principes entre eux et la Ligue de la Paix. On pouvait, sans passer pour un traître et un bourgeois, être tout à la fois, comme J.-Ph. Becker et ses collègues de Genève, membre du Comité de la Ligue de la Paix et membre de l’Internationale. Ce ne fut que peu à peu que l’Association Internationale comprit qu’elle devait suivre sa voie propre, dans laquelle toute alliance avec n’importe quel parti bourgeois était impossible, et que dans ce principe en vertu duquel elle s’était fondée, « l’affranchissement des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes », était renfermé en germe un programme absolument nouveau, dont les différentes parties devaient s’élaborer lentement et par un travail successif dans le sein de l’Association.
On connaît les scènes orageuses qui marquèrent le premier Congrès de la Paix, et la manière dont la bourgeoisie genevoise, dirigée par le fameux radical James Fazy, accueillit les bourgeois radicaux du reste de l’Europe. Ces querelles de famille empêchèrent la discussion sérieuse qui devait s’établir à propos de l’adresse du Congrès de l’Internationale. Quelques-uns des nôtres prirent néanmoins la parole, entre autres Dupont, Longuet et De Paepe ; M. Chaudey, avocat de Paris, parla dans le sens de la conciliation entre les socialistes et les bourgeois ; et le citoyen Bakounine, que chacun de nous vit ce jour-là pour la première fois, prononça un énergique discours dans lequel il émit sa théorie, devenue populaire depuis, de la destruction des États politiques et de la libre fédération des communes. L’impression produite par Bakounine est indiquée par le début du discours de Longuet, qui disait, parlant des idées qu’il croyait utile de développer : « Quelques-uns des orateurs qui m’ont précédé à cette tribune les ont déjà émises, et hier un proscrit de la Russie du czar, un grand citoyen de la Russie future, Bakounine, les exprimait avec l’autorité du lutteur et du penseur. »
En terminant ce chapitre, mentionnons une conférence qui eut lieu, pendant le Congrès de Lausanne, entre plusieurs délégués des Sections romandes, et dans laquelle il fut décidé : 1° que la Voix de l’Avenir serait désormais l’organe officiel des Sections Internationales de la Suisse romande, et que la rédaction continuerait à être confiée au Dr Coullery ; 2° que le Comité central des Sections de Genève recevait, jusqu’au prochain Congrès, la mission de servir de centre de correspondance entre les Sections romandes. Ce fut là le premier pas fait vers une fédération de ces Sections, qui ne devait néanmoins s’accomplir qu’une année plus tard.
[/(A suivre.)/]
Extraits de la « Voix de l’Avenir »
Le numéro du 26 mai 1867 de la « Voix de l’Avenir » pourrait servir de spécimen pour caractériser les tendances de ce journal ; on y trouve une quantité d’articles très courts sur presque tous les sujets qu’il avait l’habitude de traiter. Nous en reproduisons quelques-uns :
Le mouvement social
En France, en Allemagne, la révolution qui s’opère dans l’esprit des classes laborieuses attire l’attention des savants, des capitalistes et des gouvernements. On peut affirmer que partout le mouvement social a les sympathies de l’immense majorité de la nation. Les journaux de tous les partis prêtent leur concours aux efforts qui se font en faveur de la coopération et de l’instruction. C’est un immense complot contre la misère. Mais que fait-on chez nous, que font en Suisse les classes privilégiées, en face de cette immense manifestation du corps social ? Que fait-on à la Chaux-de-Fonds ? Rien, ou presque rien. Si cette indifférence n’est pas coupable, si elle n’est pas le signe d’un égoïsme aveuglé, elle est du moins l’expression d’une grande ignorance et d’une profonde incapacité.
Séparation de l’Église et de l’État
Ce qui se passe actuellement dans le canton de Berne est bien triste. Il y a conflit entre le gouvernement et l’évêque, dans la nomination d’un curé à Berne, dans la réduction des fêtes dans la partie catholique. Le gouvernement ressuscite la question des religieuses, etc.
Avec une simple séparation de l’Église et de l’État, toutes ces luttes, qui prennent un caractère souvent scandaleux, n’existeraient pas. Pourquoi donc le radicalisme bernois préfère-t-il à une grande réforme cette guerre digne du moyen âge. C’est un mystère. En réveillant des haines et en provoquant des luttes confessionnelles, on empêchera le Jura de s’occuper des chemins de fer et Berne sera quitte de financer pour les construire. Diviser pour régner.
**
Le Capital
Capital est un mot qui exprime des idées bien différentes.
Chacun le comprend à sa manière.
Les économistes qui s’en occupent sans cesse ne sont pas encore d’accord sur sa véritable signification.
Pour nous, le capital est composé de tous les éléments qui contribuent à produire des objets nécessaires et utiles à l’entretien de l’homme.
Mais les objets produits sont eux-mêmes un capital puisqu’ils sont nécessaires ou utiles à la vie de l’homme.
On voit donc qu’il y a deux éléments bien distincts dans le capital : les éléments producteurs et les éléments produits.
Il y a donc le capital actif et le capital passif.
Le premier se compose de tous les éléments de production.
Le second se compose de tous les éléments de consommation.
L’argent, le papier-monnaie, ne sont pas un capital, car ils ne sont ni producteurs ni produits. Ce sont des signes représentatifs du capital. Le signe pourrait disparaître que le capital resterait intact.
Instruction publique
Nous apprenons, par l’Educateur, revue pédagogique publiée par la Société des instituteurs de la Suisse romande, que le gouvernement de Fribourg, par sa direction de l’instruction publique, posait en août 1866, aux inspecteurs scolaires, la question suivante :
Comment l’instituteur peut-il et doit-il s’y prendre pour flétrir et supprimer si possible la mendicité, sans flétrir ni la pauvreté, ni l’aumône ?
Il nous semble que la question est très embarrassante. Et d’abord, nous croyons qu’on ne doit pas charger un corps enseignant de flétrir mais bien de discuter, d’étudier et de proposer des moyens pour résoudre une question. À quoi sert la flétrissure ?
Comment faut-il s’y prendre pour flétrir la mendicité sans flétrir l’aumône ? Lequel est le plus coupable, celui qui est obligé de mendier ou celui qui est à même de faire l’aumône ? La mendicité est un produit de notre société, le mendiant en est une victime. Est-ce que la société doit maudire son œuvre ? Elle ferait mieux de la détruire.
Jamais un gouvernement n’a posé une question aussi embarrassante à un corps enseignant chargé de donner l’instruction religieuse.
En effet, d’après la religion catholique, l’aumône est une bonne œuvre commandée par la religion.
Celui qui donne fait un acte méritoire, il gagne la vie éternelle.
Détruire la mendicité, pour un homme religieux, c’est enlever au riche l’occasion de faire le bien et de gagner pour lui une place en paradis. Comment un gouvernement religieux peut-il travailler si ouvertement contre la religion ? D’ailleurs, les prêtres n’enseignent-ils pas que Christ a prédit qu’il y aurait toujours des pauvres, donc des hommes qui reçoivent l’aumône, des mendiants enfin. Et flétrir la mendicité, ne serait-ce pas flétrir la religion ?
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Faillite
Dans le canton de Neuchâtel chacun est exposé à faire faillite. Le plus simple ouvrier peut être déclaré en faillite comme le premier commerçant. Nous ne combattons pas cette égalité devant la loi, puisque nous demandons la destruction de tout privilège.
Nous désirons que dans une faillite il n’y ait aucun créancier privilégié, excepté le créancier hypothécaire, parce que ce genre de créance est un contrat stipulé entre deux parties.
L’ouvrier doit demander la destruction de l’espèce de privilège que la loi consacre pour lui, parce qu’il en devient la dupe. La créance est privilégiée, mais le plus souvent elle n’est pas payée.
Le privilège étant aboli, il cherchera à être payé à terme rapproché.
L’ouvrier doit demander l’égalité devant la loi, pour tous, et pour lui-même avant tout. Le privilège est fatal à la société entière et au privilège lui-même.
Viennent ensuite : un article du journal parisien la Coopération sur « l’application de l’échange aux sociétés coopératives » ; — un article du journal parisien l’Ecole, sur le développement de l’instruction publique en France ; on y lit cette phrase : « L’élan est communiqué d’en haut, et il faut rendre cette justice au ministre de l’Instruction publique qu’il fait de grands et généreux efforts pour le rendre général » ; le programme d’un concours ouvert par l’Association Internationale des sciences sociales pour le meilleur travail sur les causes de la guerre ; — un article bibliographique des plus élogieux, par M. Edmond Potonié, sur le livre de M. Eug. Flottard, intitulé le Mouvement coopératif à Lyon et dans le Midi de la France ; — enfin l’annonce de plusieurs documents reçus par la rédaction et que le défaut d’espace la force à renvoyer au numéro suivant ; on y remarque entre autres « un projet de loi ayant pour but d’établir dans la république de Neuchâtel une maison de travail et de moralisation pour les vagabonds et les ivrognes, à la charge des communes et de la société. Nous remercions M. Ch. Favarger [[Député conservateur]] d’avoir pris cette initiative au Grand-Conseil, et nous sympathisons avec les principes et les idées de son projet. »
Dans le numéro du 11 août 1867, se trouve une sorte d’article-programme, intitulé nos ennemis, et que nous reproduisons ci-dessous :
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Nos ennemis
Le mouvement social qui agite l’Europe et l’Amérique est un effet des principes du christianisme et de la philosophie des 17e et 18e siècles.
Ces grands principes ont produit déjà de grandes transformations dans l’ordre politique et dans l’ordre social.
Les esclaves sont affranchis bientôt partout. L’esclavage s’est transformé en salariat. Aujourd’hui le salariat lui-même subit une grande transformation. Les mots de fraternité, d’égalité, n’ont plus pour les masses populaires, ni pour les philosophes, le sens qu’ils avaient jadis, et ils éveillent aujourd’hui des sentiments nouveaux.
Les salariés, les travailleurs, égaux devant la loi, restent inférieurs à leurs frères dans l’état social. Ils sentent qu’après les grandes conquêtes faites par nos pères dans le domaine politique et civil, ils ont pour tâche, eux, de changer leur position économique et sociale.
Ce sentiment a commencé de se manifester d’une manière puissante en 1848. Mais alors, il se révélait par des théories différentes, suivant les diverses écoles socialistes. Aujourd’hui, les écoles ont à peu près disparu, mais il reste de chacune d’elles une série de points pratiques à mettre à exécution.
La tâche est grande, et pourtant ce sont les classes ouvrières qui s’en sont chargées. Et, avec le concours de l’intelligence et de la science, elles rempliront cette tâche ; personne n’en doute plus que ceux qui refusent de réfléchir et de voir.
[/(A suivre)./]