Là-bas, près du Tibre aux eaux jaunâtres, près de la basilique d’orgueil que le génie de Michel-Ange a couronné de gloire, dans le palais somptueux où seul, le pinceau de Raphaël a mis du divin, le petit vieillard qui préside aux destinées du catholicisme s’émeut et s’agite.
Les dieux féroces en qui s’est incarnée la sauvagerie ancestrale, sont atterrés dans l’Olympe.
Le Brahma des mystères sanglants de l’Inde, le Baal monstrueux de Phénicie, l’Assur assoiffé de sacrifices humains qui terrorisait l’Assyrie, l’Odin scandinave, le Ninip de Chaldée et même le Sabaoth des juifs, le dieu de la bible tout dégoûtant des massacres de Philistins, de Moabites, d’Amalécites et d’Iduméens, le dieu des meurtres, des viols, des incestes, le Jéhovah de la terre promise, que le peuple élu ne pouvait atteindre que les pieds dans le sang, tous et tous encore les dieux vengeurs, les dieux de guerre, les dieux de mort, tremblent, chétifs, devant l’horreur déchaînée par le Dieu des chrétiens.
Car c’est bien lui l’auteur de l’épouvantable tuerie, c’est lui, à n’en pas douter ; lui, le dieu de la Basilique romaine et du Saint-Synode, le dieu de l’Autriche apostolique et des luthériens de Prusse, lui l’Unique, vers qui chantent les clairons de la victoire, vers qui s’élèvent les appels passionnés du Slave et du teuton s’égorgeant en son nom : « Dieu est avec nous !… Dieu est avec nous !… »
Et le petit vieillard qui officie là-bas, sous le baldaquin flamboyant de Bernini, nous convie
à faire monter vers Dieu, en ce temps propice, en ces jours de salut, une continuelle et plus fervente prière et présenter à son trône divin l’offrande de sacrifices volontaires qui en apaisent la juste colère
Quoi, elle est juste cette colère démente qui demande au frère d’égorger le frère, au père d’immoler le fils, elle est juste ? Et si elle est juste que ne l’approuvez-vous pour purifier le monde comme vos prédécesseurs approuvaient les massacres d’hérétiques et l’Inquisition, et les Dragonnades et l’extermination des Vaudois et des Albigeois.
Non, tout de même, l’humanité du Christ dont vous vous dites le vicaire, chante quand même en vous. Vous élevez contre la « juste colère de Dieu », une voix timide :
Il ne nous est pas impossible de nous abstenir d’élever encore une fois la voix contre cette guerre qui nous apparaît comme un suicide de l’Europe civilisée. Nous ne devons négliger de suggérer et d’indiquer, quand les circonstances le permettent, aucun moyen qui puisse contribuer à atteindre ce but tant désiré.
Une occasion propice nous est offerte présentement par quelques pieuses dames qui nous ont manifesté l’intention de former entre elles, à l’approche de la Sainte-Quarantaine, une union spirituelle de prière, de mortifications afin d’obtenir plus facilement de l’infinie miséricorde de Dieu la cessation de l’épouvantable fléau.
Elles demanderont à celui qui a voulu racheter par la douleur et rendre frères tous les fils d’Adam, la grâce de supporter avec magnanimité et résignation chrétienne l’angoisse et les pertes très douloureuses causées par la guerre et le supplieront de mettre fin à l’épreuve déjà si longue et si terrible.
Ah ! oui. Jésus-Christ, que fait-il aussi celui-là dans le conflit, il voulait rendre frères tous les hommes d’Adam. Pauvre Christ en faillite, je me rappelle les paroles sur la montagne.
« Vous avez entendu qu’il a été dit : Œil pour œil, et dent pour dent. » Mais moi, je vous dis de ne pas résister à celui qui vous fait du mal ; mais si quelqu’un vous frappe à la joue droite, présentez-lui aussi l’autre ; et si quelqu’un vent plaider contre toi, et t’ôter ta robe, laisse-lui encore l’habit.
Vous avez entendu qu’il a été dit : « Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. » Mais moi, je vous dis : « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent ; faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous outragent et vous persécutent, afin que vous soyez enfants de votre Père qui est dans les cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et les injustes.
Car si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, quelle récompense en aurez-vous.
Les péagers mêmes n’en font-ils pas autant ? Et si vous ne faites accueil qu’à vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les péagers mêmes n’en font-ils pas autant ? Soyez donc parfaits, comme votre Père qui est dans les cieux est parfait. »
Pauvre illuminé !
Et tu es mort pour cela ?
Tu croyais, comme cela, qu’on s’aimerait un jour. Tu n’avais donc pas prévu les appétits de la finance, du capitalisme, et de l’impérialisme ?
Pauvre prophète ! Pauvre rédempteur.
Ah ! ton sermon sur la montagne, le pape lui même ne s’en souvient plus, à moins que ce descendant de Pierre n’ait fait comme ton disciple, qu’il t’ai renié trois fois
Tu vois ce qu’il a trouvé pour arrêter la guerre, de faire appel à quelques vieilles dames qui égrèneront des chapelets.
Comme si le Dieu puissant, omniscient et tutélaire, avait besoin qu’on lui chante des cantiques.
Ah ! si le pape avait été vraiment ton vicaire, il serait parti par le monde comme Tolstoï, un évangile dans la main : « Tu ne tueras pas, Tu ne tueras pas ! » Il aurait excommunié quiconque aurait touché une arme, il aurait dit aux Allemands, aux Russes, aux Français, aux Autrichiens, à tous : « Aimez-vous les uns les autres, tous les hommes sont frères, celui qui lèvera la main sur son frère, sera puni dans le ciel, celui qui n’obéira pas aux ordres du Christ sera puni par le Christ. » Voilà ce qu’il aurait dû faire ton pape !
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Mais le petit vieillard n’a pas vu les géants de la chapelle Sixtine, ces choses ne sont plus à sa taille, il n’a pas pu faire cela – d’ailleurs la guerre a commencé sous le pontificat de Pie
Ah ! pourtant, le geste flamboyant qu’aurait pu faire ce pape pour devenir un homme, le geste qui l’eut élevé au-dessus de la grisaille et de la médiocrité.
Le geste ! Lui qui règne par-delà les intérêts cupides et les ambitions humaines.
Lui l’intangible, qui domine les rois et les chancelleries, lui qui commande à des millions d’âmes, lui l’infaillible.
Quel geste !… « En vérité, en vérité, je vous le dis, aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent et priez pour ceux qui vous outragent. »
Les hommes ont des passions, des préjugés, des intérêts, mais lui qui possède la parole de Dieu !
Il est vrai que si c’est Dieu qui a voulu la guerre, si c’est sa juste colère qui dévaste le monde, comme le proclame Benoît
Les paroles du Rédempteur, gravées en or, dans les missels ne sont qu’illusions mensongères.
Le fils de l’Homme est un révolté contre son père. La miséricorde et la justice ne sont que des mots vains par qui Jésus, le révolutionnaire, voulait, comme le proclamaient les Pharisiens, ameuter la plèbe et devenir roi des Juifs.
Politicien, ce Jésus, à la barbe d’or. Fariboles ses sermons et ses prêches.
« Ce que fait dieu est bien fait », dit Pascal. La victoire montrera le peuple élu. Dieu est du côté où il y a le plus de canons.
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Ce ne sont pas là des paradoxes. Aux jours de la victoire de la Marne, les Béotiens exaltés chantèrent dans les feuilles de sacristie, le miracle divin ; tout comme là-bas dans les cathédrales gothiques des empires germains, les thuriféraires exaltèrent les Te Deum à la prise de Varsovie.
Dieu protège toujours l’Allemagne dans les discours de Guillaume
Des mots ! Des mots !…
Les primitifs d’Australie marchaient au combat en portant leurs fétiches, comme les hommes modernes ont des icônes ou des médailles de la sainte Vierge. La férocité et la cupidité de l’homme se sont toujours cachés sous l’estampille divine, mais l’intérêt matériel seul existe au fond de toutes les guerres.
Les causes réelles du grand cataclysme qui bouleverse le 20e siècle, nous les savons et nous les dirons quand nous pourrons les dire.
Elle n’ont rien à voir avec les grands mots sous lesquels on les cache.
Le pape n’a pas le geste de rédemption. Peut-être a‑t-il senti qu’il était inutile, que les hommes n’avaient plus la foi, que les maîtres n’hésiteraient pas entre la parole de Jésus et l’appât de territoires nouveaux, ou de zones douanières, et que les humbles n’hésiteraient pas non plus entre l’excommunication papale et la main du gendarme.
Peut-être a‑t-il compris qu’il n’était plus rien qu’un très vieux symbole tombant en désuétude, dont on pouvait se servir encore, mais auquel on ne croyait plus.
Peut-être a‑t-il hésité devant le geste qui eut montré au monde l’impuissance de la religion devant les forces du capital.
Qu’importe, il devait le tenter. C’eut été inutile, sans doute, tant mieux : « C’est bien plus beau lorsque c’est inutile. »
C’eut été grand !
Il aurait dû s’ensevelir sous les ruines de la chrétienté en serrant contre lui l’évangile des apôtres : « Je vous défends de faire la guerre au nom du Christ ! »
Voilà ce qu’il aurait dû faire le petit vieillard qui s’émeut et s’agite si pauvrement là-bas, près du Tibre aux eaux jaunâtres, dans le palais somptueux où seul le pinceau de Raphaël a mis du divin.