La Presse Anarchiste

Karos, Dieu

Pen­dant long­temps Karos res­ta où il était tom­bé, après que le fouet eût zébré la der­nière bande de chair encore intacte. Il gisait, immo­bile et quiet. Rien ne bou­geait dans les ténèbres si ce n’est le sang qui cou­lait len­te­ment des veines meur­tries et fil­trait le long des cre­vasses du sol d’argile de cette mai­son d’esclaves vers la petite frange de soleil qui péné­trait sous la porte.

La dou­leur l’avait étour­di. Karos ne mur­mu­rait ni ne se contor­sion­nait. Il se répé­tait que le châ­ti­ment était fini. Et cette cer­ti­tude plon­geait son esprit en une extase si douce qu’il lui sem­blait n’avoir jamais éprou­vé d’aussi déli­cieuse sensation.

Il regret­ta de reprendre ses sens et le sen­ti­ment de dou­leur accom­pa­gnant accom­pa­gnant la mor­sure du fouet repa­rut. Il se rele­va, se plai­gnant dou­ce­ment, et dra­pa autour de son corps son gros­sier vête­ment ; lorsque le tis­su entra en contact avec sa chair encore à vif, il lui fut impos­sible de rete­nir un cri de dou­leur. Tré­bu­chant comme un homme ivre, il s’en fut vers son cubicle.

Le cubicle conte­nait un petit lit de paille, cou­vert d’une mince cou­ver­ture, un tabou­ret à trois pieds et une caisse en bois sur laquelle se trou­vaient un peigne, une coupe en terre et autres menus objets. Par­mi ces der­niers repo­sait un petit dieu en argile, de la hau­teur d’un index, avec des ailes aux pieds et, à la main, une verge sur laquelle s’entrelaçaient deux ser­pents. Chaque esclave pos­sé­dait une image sem­blable ; elles étaient confec­tion­nées par Era­tos­thène, un aveugle qui fabri­quait des idoles dans la rue du Conduit et les ven­dait un demi-drachme.

Karos jeta un regard sur l’Hermès et son front se plis­sa. Il était du devoir d’Hermès de pro­té­ger les esclaves et les voleurs aus­si bien que les voya­geurs, et Karos avait comp­té sur sa pro­tec­tion lors­qu’il avait volé la coupe d’argent, cause de sa puni­tion. Furieux de la tra­hi­son du dieu, il s’en empa­ra, cra­cha des­sus, le jeta sur le sol et, le fou­lant aux pieds, le rédui­sit en pièces.

Aus­si­tôt son accès de rage dis­si­pé, Karos se repen­tit. Dans son esprit un pro­jet venait d’éclore qu’il n’osait point exé­cu­ter sans l’amulette qu’il venait de détruire. Il lui en fal­lait une autre et il se trou­vait sans une obole pour s’en pro­cu­rer. Il son­gea à l’Hermès de son cama­rade de cap­ti­vi­té Luki­das. Nulle idole ne s’était mon­trée aus­si pro­pice pour son pos­ses­seur que celle-là. On avait été jusqu’à offrir dix drachmes à Luki­das pour son dieu, mais il lui avait rap­por­té davan­tage de la gar­der. Karos n’ignorait pas qu’il était désho­no­rant pour un esclave d’en voler un autre ; il se glis­sa silen­cieu­se­ment hors de son cubicle et péné­tra dans celui de Luki­das ; à son retour, le dieu déro­bé était soi­gneu­se­ment dis­si­mu­lé sous sa ceinture.

Karos sor­tit de la mai­son des esclaves et jeta les yeux autour de lui.

La mai­son des esclaves s’élevait au milieu des champs de sésame, à quelque dis­tance du bâti­ment d’exploitation. Au delà des champs s’étendaient des petits bois d’oliviers, se pro­lon­geant jusque sur les flancs de la mon­tagne où pas­sait la grande route blanche condui­sant de Karu­kos, bourg éloi­gné bai­gné par la mer, jus­qu’au cœur des hau­teurs du Cap­pa­doce. Durant deux ou trois jours de marche on ren­con­trait des villes et des vil­lages sur la route, puis on ces­sait d’en trou­ver, bien que cer­tains pré­ten­dissent que la grande route blanche se conti­nuait, péné­trant dans les régions incon­nues situées au-delà comme un rayon pro­je­té par le phare de la civi­li­sa­tion. Il cir­cu­lait de sombres his­toires sur le compte des bar­bares qui peu­plaient ces val­lées inac­ces­sibles, ne par­laient pas grec et ne payaient aucun tri­but au gou­ver­neur. Karos avait enten­du dire que, par­mi eux, on ren­con­trait des man­geurs d’hommes et des hommes à tête de chien.

Per­sonne ne l’avait vu sor­tir de la mai­son des esclaves. L’intendant s’en était allé au pres­soir où de nom­breux esclaves tra­vaillaient dure­ment à extraire l’huile pré­cieuse. Karos tour­na rapi­de­ment le coin du bâti­ment et cher­cha un abri sous la haie épi­neuse qui pro­té­geait le sésame. Il se mit à cou­rir dans la direc­tion des bos­quets d’oliviers.

Il accom­plit ain­si quelques mètres et s’arrêta, vain­cu par la dou­leur. Le sang avait recom­men­cé de cou­ler. Il lui fal­lait aller très len­te­ment, grin­çant des dents pour impo­ser silence à ses souf­frances. Il fran­chit ain­si les champs, les plan­ta­tions d’oliviers et attei­gnit le fos­sé qui for­mait la limite du domaine. Là, sur le bord de la route, se dres­sait un pilier car­ré de pierre s’achevant en une tête bar­bue ; nul esclave n’était auto­ri­sé à fran­chir cette figure. Karos fit halte un ins­tant, s’appuyant contre le Terme et jetant autour de lui d’inquiets coups d’œil. Alors, sau­tant par des­sus le fos­sé, d’un bond il fut sur la route et par­tit le visage tour­né vers le nord.

Dans l’opinion du pro­prié­taire d’esclaves, le pire d’entre eux était le fugi­tif. Pas de rémis­sion pour ce for­fait ! Une seule façon d’y remé­dier : lui enchaî­ner les jambes et l’envoyer tra­vailler aux mines. Par­mi les esclaves eux-mêmes, le fugi­tif était consi­dé­ré avec une espèce de sen­ti­ment d’horreur, comme un être dont la conduite n’était pas natu­relle. Karos n’en igno­rait rien, mais sa déci­sion était prise. Tan­dis que le fouet fouaillait son corps, il s’était juré qu’il se tue­rait plu­tôt que d’endurer à nou­veau pareille puni­tion. Karos, en effet, était un esclave gâté ; il avait été l’échanson et le favo­ri de son maître, et c’était la pre­mière fois qu’on le fouettait.

Il se traî­na le long de la route pous­sié­reuse plu­sieurs heures durant, jus­qu’à ce qu’il eût atteint le som­met de la col­line et se mit à des­cendre dans une val­lée. Fina­le­ment., il arri­va à une forêt de grands arbres noirs dont il igno­rait le nom. Il aban­don­na la route et se glis­sa sous l’ombre des arbres jus­qu’à ce qu’il se sen­tît épui­sé et inca­pable de faire un pas de plus. Au bout de quelques minutes, il était pro­fon­dé­ment endormi.

Lorsque Karos rou­vrit les yeux, il se sen­tit plus léger qu’au départ. L’air du matin était frais et vir­gi­nal, le bois four­millait de sau­te­relles et des sca­ra­bées aux reflets d’acier tour­billon­naient au-des­sus de la mousse. Karos gisait satis­fait et lais­sait le calme de la forêt ber­cer la dou­ceur sourde qui satu­rait son corps. Au milieu de cette paix écla­ta un son qui le fit se dres­ser sur ses pieds, pâle, défait, et s’enfoncer déses­pé­ré­ment dans les pro­fon­deurs du bois : c’était l’aboiement d’un dogue.

Karos fer­ma les yeux tout en cou­rant et aper­çut, en esprit, le che­nil où il s’était si sou­vent ren­du pour por­ter leur nour­ri­ture aux chiens. Il y en avait quatre, énormes, la lèvre pen­dante et les crocs lui­sant comme des cou­teaux. Cha­cun d’eux était de force à se mesu­rer avec un homme ou un loup, quel qu’il fût. L’esclave ne res­sen­tait plus aucune dou­leur ; il se frayait un che­min à tra­vers les branches, tré­bu­chait sur les racines, des­cen­dant ins­tinc­ti­ve­ment la côte à la recherche d’une eau courante.

Il cou­rait rapi­de­ment, mais les aboie­ments se rap­pro­chaient et deve­naient plus dis­tincts. Il put entendre pen­dant quelque temps des voix d’hommes exci­tant les chiens, mais ces voix devinrent de moins en moins dis­tinctes et finirent par ne plus être per­cep­tibles. Karos igno­rait pen­dant com­bien de temps il avait cou­ru et sur quelle dis­tance. Son cœur bat­tait comme s’il avait vou­lu rompre ses côtes. Sa res­pi­ra­tion sem­blait le der­nier jet d’une pompe d’un puits à sec. Une corde lui ser­rait étroi­te­ment les tempes. Ses jambes lui parais­saient de pierre. Il cou­rut jus­qu’à ce qu’il sen­tit que mieux valait subir la mor­sure des crocs des chiens qui le pour­sui­vaient, que conti­nuer à cou­rir. Il aper­çut un ruis­seau devant lui, à une dou­zaine d’enjambées, mais ces douze enjam­bées lui parurent aus­si longues que la tra­ver­sée d’un désert. Il par­cou­rut encore au pas de course le quart de la dis­tance, la moi­tié, puis tom­ba évanoui.

Lorsque l’esprit lui revint, il sen­tit quelque chose d’humide et de doux sur la joue. Il ouvrit les yeux. L’un des dogues le léchait. C’était Bel­lo­na, la favo­rite de Karos, à laquelle il avait tou­jours don­né la pâtée la pre­mière. Les trois autres étaient éta­lés sur le sol, pan­te­lants, la langue pen­dante. À peine Karos eut-il levé la tête qu’ils bon­dirent et s’approchèrent de lui. Il les flat­ta, cha­cun à leur tour, et les appe­la suc­ces­si­ve­ment par leur nom. Le sou­ve­nir lui revint alors des voix d’hommes qu’il avait enten­dues et il se sou­le­va péni­ble­ment du sol. Ses pieds étaient per­cés d’épines et ils se mirent à sai­gner, lors­qu’é­tant entré dans le lit du cours d’eau, il s’y avan­ça en remon­tant le courant.

Les dogues se secouèrent et sui­virent Karos. Un moment après, celui-ci se retour­na et leur com­man­da de s’en aller. Il sui­vit des heures et des heures le ruis­seau, glis­sant et tré­bu­chant sur les cailloux qui for­maient son lit. Lors­qu’il s’aperçut qu’il avait échap­pé à toute pour­suite, il éprou­va le sen­ti­ment de la faim. Il sor­tit de l’eau, retour­na dans le bois où il décou­vrit des mûres, des pru­nelles qu’il dévo­ra avi­de­ment. Il conti­nua de cueillir des fruits et à en man­ger jus­qu’à la tom­bée du cré­pus­cule. Puis il s’endormit.

Il se réveilla, affa­mé et malade. Il ren­con­tra encore quelques fruits sau­vages et se remit en route. Le bois ces­sa et fit place à une lande. Dans le loin­tain, une petite fumée s’élevait dans l’air. Après une heure de marche, Karos arri­va à une petite cabane qui s’élevait au milieu de quelques champs mal culti­vés. En le voyant, une femme et trois enfants sor­tirent de la cabane. Mais il ne vit pas trace d’homme. Le fugi­tif deman­da du pain et la femme lui répon­dit en une langue étran­gère. Il la pous­sa de côté et péné­tra dans la mai­son. Trois pains se trou­vaient sur un rayon. Il en prit deux, un dans chaque main et par­tit. La femme lui mon­tra le poing et les enfants cra­chèrent dans sa direction.

Karos se remit à cou­rir et ne s’arrêta qu’une fois arri­vé bien loin de la mai­son. Il trou­va un petit étang sur les bords duquel il s’assit. Il jeta quelques croûtes dans l’eau à titre d’offrande à son esprit fami­lier. Il man­gea alors l’un des pains. Ses pas l’amenèrent ensuite au milieu de col­lines, et il erra des jours durant sans savoir où. Il ne trou­vait rien à man­ger et la mala­die le repre­nait. Tout en che­mi­nant, il rêvait. Il rêvait que les chiens le sui­vaient et qu’il leur don­nait à man­ger de gros mor­ceaux de viande sai­gnante. Il rêvait aus­si qu’il était un enfant et qu’il se trou­vait à bord d’un navire de pirates qui l’enlevaient. Il enten­dait le bruit des rames dans les tole­tières et celui qu’elles font en frap­pant l’eau. Le vent s’élevait, le pont du navire s’inclinait et il tré­bu­chait en essayant de le parcourir.

Karos réso­lut de mon­ter jus­qu’au som­met de la col­line en face de lui, d’y étendre son corps exté­nué et d’y attendre la mort. Il tira de sa cein­ture l’Hermès volé, lui repro­chant amè­re­ment de ne pas lui avoir été favo­rable. Il sup­po­sait que l’Hermès n’avait de pou­voir que dans le dis­trict où il avait été fabri­qué ; aus­si, après quelque temps, il se débar­ras­sa du dieu inutile. Il igno­rait quels étaient les dieux de la contrée où il se trou­vait, sinon il les eût ado­rés. Par­ve­nu au som­met de la col­line, il aper­çut un gros bourg dans la val­lée qui s’étendait au-delà.

Karos pous­sa un cri et s’arrêta. La faim le pous­sait à des­cendre vers le vil­lage et à y deman­der à man­ger ; mais les contes qu’il avait enten­dus concer­nant les habi­tants de ce ter­ri­toire. lui revinrent à l’esprit et la crainte le retint. Il fut obli­gé de se remé­mo­rer la réso­lu­tion qu’il venait de prendre de mou­rir plu­tôt que d’errer davan­tage. S’il devait périr – eh bien ! autant suc­com­ber du fait de ces bar­bares que mou­rir de faim. Esclave fugi­tif, n’ayant pour vête­ments que des gue­nilles et pour corps qu’un ensemble de plaies et de contu­sions, les os saillis­sant sous la peau ; malade, éper­du, déses­pé­rant, il se tint immo­bile quelques minutes, angois­sé et hésitant.

Il se déci­da enfin à des­cendre la côte.

Jus­qu’au vil­lage s’étendaient des champs de fro­ment, de millet, et d’un autre blé qu’il ne connais­sait pas. Dans l’un des champs, le fro­ment était cou­pé par des femmes qui ne res­sem­blaient à aucune de celles que l’esclave avait vues jus­qu’i­ci, De sta­ture rabou­grie, de teint fon­cé, la tête cou­verte d’une che­ve­lure noire, longue, rêche, elles por­taient des vête­ments de laine et des chaus­sures qui se ter­mi­naient par une pointe recour­bée. À l’approche du fugi­tif, elles ces­sèrent leur tra­vail pour le contem­pler curieu­se­ment ; puis un homme vêtu d’une peau de chèvre, – le sur­veillant du tra­vail pous­sa un cri et par­tit en cou­rant vers le village.

Karos sen­tit le cœur lui man­quer. Il s’avança len­te­ment, traî­nant ses pieds enflés. Il avait à peine atteint le der­nier champ avant de péné­trer dans le vil­lage, qu’il fût cloué sur place à la vue d’une troupe venant à sa rencontre.

À la tête de la pro­ces­sion mar­chait un vieillard, d’une taille plus éle­vée que ceux qui le sui­vaient, un vieillard dont l’aspect véné­rable et la longue barbe blanche frap­pèrent de crainte l’esclave. Sa tête était ceinte d’une ban­de­lette qui rap­pe­la à Karos la ban­de­lette sacrée du prêtre de Démé­ter ; en ses mains il por­tait une guir­lande d’épis de blé, entre­mê­lés de bleuets, res­sem­blant en tous points aux guir­landes dont sont ornées les cornes d’un bœuf qu’on se dis­pose à sacri­fier. Le vieil homme était immé­dia­te­ment sui­vi de gar­çons et de fillettes char­gés de fleurs ; ensuite venaient des jeunes gens souf­flant en des roseaux et frap­pant sur des cym­bales en bois ; enfin, toute une foule de vil­la­geois. Ils mar­chaient aux accents d’un chant joyeux rap­pe­lant les chœurs sacrés de Dionysos.

Karos s’arrêta et atten­dit. Le vieillard, qu’il sup­po­sait être le prêtre ou le roi du vil­lage, s’approcha de lui et lui adres­sa la parole en une langue incon­nue, et avec les marques d’un res­pect que ne s’expliquait pas le fugi­tif. Il cei­gnit ensuite de ban­de­lettes le front de Karos ; à ce geste, les musi­ciens frap­pèrent leurs cym­bales et le chant des assis­tants crût d’intensité et d’amplitude. Le prêtre prit ensuite Karos par la main, le condui­sit dans le vil­lage, tan­dis que les enfants cou­raient au-devant de lui et jetaient des fleurs sous ses pas.

Karos n’en reve­nait pas. Il se lais­sait mener, sachant à peine ce qu’il fai­sait. La musique l’étourdissait et il se disait que ce devait être un nou­veau rêve, du genre de ceux qui han­taient son cer­veau alors qu’il gra­vis­sait la colline.

Un mur de boue défen­dait et entou­rait le vil­lage, s’élevant à hau­teur de poi­trine d’homme. La porte fran­chie, ils pas­sèrent près d’un grand chêne ; sous ses branches s’élevait une énorme pierre dont le faîte était plat comme un autel, mais c’est en vain que Karos cher­cha le dieu auquel il était consa­cré. Les habi­tants du vil­lage rési­daient en des cabanes rus­tiques, faites de claies dont les inter­stices étaient bou­chées avec de la boue – de telle sorte qu’elles parais­saient, aux yeux du Grec, sem­blables à des nids. Au centre, au milieu d’une place, s’élevait une mai­son de meilleure appa­rence que le reste, bâtie à l’entour d’un arbre et cou­verte de chaume fin.

L’esclave dut bais­ser la tête pour pas­ser sous la porte. L’intérieur était obs­cur ; au bout de quelques ins­tants, il put cepen­dant dis­tin­guer un tas de peaux d’un ani­mal qui lui était incon­nu, mais dont la four­rure était brune et douce au tou­cher. Il y avait éga­le­ment des usten­siles domes­tiques : un plat, une écuelle, une grosse pierre de silex, taillée comme le ban­chant d’une hache.

Karos s’effondra sur le lit de peaux. À cause du manque de nour­ri­ture, sa tête était vide, si bien qu’il ne se sen­tait pas tout à fait cer­tain de la réa­li­té de tout ce qu’il voyait. Mais le véné­rable vieillard parut com­prendre son état. Il dit un mot aux hommes qui l’avaient sui­vi jus­qu’à la porte, ils par­tirent en cou­rant et revinrent bien­tôt, appor­tant du lait, des châ­taignes bouillies et de petits gâteaux de fro­ment. L’esclave arra­cha la nour­ri­ture de leurs mains et se mit à la dévo­rer. Au dehors, le chant conti­nuait et les sons en emplis­saient ses oreilles. Une lan­gueur douce et tiède le péné­trait tout entier. Il se sen­tait ras­sa­sié et céda au sommeil.

Lorsque Karos se réveilla, il était seul. Il se leva, et se diri­gea vers la porte de la cabane. Il trou­va un homme, accrou­pi sur le seuil, qui se leva dès qu’il aper­çut haros, secoua la tête et lui fit com­prendre par signes qu’il ne devait pas pas­ser. Le fugi­tif recu­la. Il eut l’impression d’être prisonnier.

Durant les jours qui sui­virent, le sort de l’esclave ne chan­gea guère. Il s’aperçut que les vil­la­geois dési­raient lui plaire, mais ils pre­naient grand soin de ne point lui four­nir l’occasion de s’échapper. Ils lui appor­taient ce qu’ils pou­vaient trou­ver de mieux en fait de man­ger et de boire. Après quelque temps, ils intro­dui­sirent une jeune fille dans la cabane en lui fai­sant com­prendre qu’elle était des­ti­née à être sa femme. Elle tom­ba aux genoux de Karos qui fut content de lui voir éprou­ver de la crainte à son égard. Cet évé­ne­ment, et le res­pect que lui mani­fes­taient ses gar­diens lui ren­dirent de l’assurance ; il insis­ta pour sor­tir de sa demeure et se pro­me­ner dans le vil­lage. Ceci lui fut per­mis, mais il était sur­veillé de près, et chaque fois qu’il essayait de rôder par les champs, on le fai­sait ren­trer au-dedans des murs.

Tous les jours, cepen­dant, le véné­rable prêtre venait lui rendre visite. De lui et de la jeune fille, le Grec apprit ce qu’il put de la tangue des bar­bares. Dès qu’il fut en état de se faire quelque peu com­prendre, il cher­cha à savoir le nom du dieu de l’endroit.

Jus­qu’a­lors, il s’était deman­dé quelle sorte de reli­gion pos­sé­daient ces êtres. Il se sou­ve­nait du bizarre autel qu’il avait remar­qué avant de péné­trer dans le vil­lage, mais il n’y avait aper­çu aucun ves­tige de divi­ni­té ; il n’avait pu décou­vrir non plus ailleurs aucun signe de temple ou d’idole. C’était une chose affreuse pour Karos que de vivre sans la pré­sence d’une pro­tec­tion divine quel­conque, car on lui avait appris que les dieux res­sen­taient et punis­saient la négli­gence des hommes.

Lors­qu’il essayait de ques­tion­ner sa com­pagne à ce sujet, elle parais­sait redou­ter de répondre et ne le fai­sait que par des gestes qui embar­ras­saient Karos. Le vieux prêtre lui expli­qua qu’il y avait beau­coup de mau­vais esprits que l’on conju­rait à l’aide de signes et de talis­mans magiques. Il s’offrit même à ensei­gner quelques-uns de ces signes à Karos, qui décou­vrit qu’ils lui étaient déjà fami­liers, étant les mêmes que ceux dont se servent les esclaves. En même temps, le prêtre l’assura que, pour son propre compte, il n’avait rien à craindre – aus­si long­temps qu’il ne sor­ti­rait pas de la cabane – car l’arbre autour duquel elle était bâtie pos­sé­dait des pro­prié­tés magiques, défenses redou­tables contre les entre­prises des démons.

Rien de tout cela n’était, nou­veau pour le Grec. Ce qu’il ne com­pre­nait pas, c’était l’absence de ces Êtres gran­dioses et plus puis­sants, ado­rés dans le monde d’où il avait fui. Le Soleil et la Lune, par exemple – la Diane des Ephé­siens et la grande Cybèle des Phry­giens. Ces mon­ta­gnards bar­bares n’avaient-ils jamais enten­du par­ler de ces dieux célèbres ?

Le vieillard hocha la tête. Le soleil et la lune étaient situés trop loin pour que leurs prières pussent les atteindre ; d’ailleurs, c’est à peine s’ils leur recon­nais­saient un carac­tère divin.

Qui ado­raient-ils alors ? – car un vil­lage ne peut se pas­ser de dieu.

— Tu es notre dieu, répon­dit le prêtre en le fixant curieusement.

Cette réponse ren­dit Karos muet. Tout ce qui l’avait rem­pli d’étonnement jus­qu’i­ci lui devint immé­dia­te­ment clair : la joie mani­fes­tée à son arri­vée, la pro­ces­sion, la ban­de­lette sacrée et les fleurs. Sans doute, ces bar­bares l’avaient pris pour un visi­teur céleste : Her­mès ou Apol­lon. La hutte où il se trou­vait était son temple, le vieillard était son prêtre.

Dès ce moment, un grand chan­ge­ment s’opéra dans l’attitude de Karos. Il sen­tait, dans toutes ses allées et venues, les yeux des vil­la­geois fixés sur lui et il s’efforçait de jouer de son mieux son nou­veau rôle. Sa démarche deve­nait grave, son visage sévère et condes­cen­dant. Il ne par­lait aux gens qu’il ren­con­trait que rare­ment et en obser­vant beau­coup de réserve. Ces der­niers, d’ailleurs, sem­blaient s’étre pré­pa­rés à cette incar­na­tion divine et même en être ravis. Sa com­pagne, seule, s’éloignait de lui ; il la trou­vait par­fois pleu­rant en silence. Un jour qu’il maniait la hache de silex, elle la lui arra­cha brus­que­ment, des mains et la cacha hors de sa por­tée. Karos la battit.

Une mati­née de prin­temps, l’esclave-dieu enten­dit reten­tir, hors de sa demeure, la même musique qui l’avait accueilli à son arri­vée. Le vieux prêtre appa­rut et le pria de se pré­pa­rer pour la grande fête annuelle des semailles. Au prin­temps, tous les êtres humains sacri­fient à leurs dieux pour en obte­nir quelque béné­dic­tion sur leurs champs, et Karos exul­tait à la pen­sée qu’un sacri­fice allait lui être offert. Le vieillard lui fit revê­tir une robe blanche toute neuve, l’oignit et lui fit absor­ber une bois­son enivrante. Ils sor­tirent ensemble et trou­vèrent, assem­blés dans l’espace qui s’étendait devant la mai­son, des musi­ciens, des chan­teurs, des enfants por­tant des branches de saule prêtes à bour­geon­ner, enfin une grande foule d’hommes et de femmes.

Karos se sen­tait la tête lourde, mais de chaque côté des hommes le sou­te­naient et l’emmenaient à la suite de la joyeuse musique. Ils s’arrêtèrent enfin devant le grand autel de pierre, Karos remar­qua que le prêtre tenait dans l’une de ses mains une hache de silex sem­blable à celle que sa com­pagne avait déro­bée à sa vue, mais il ne pou­vait nulle part décou­vrir l’agneau ou le veau consa­cré. Il s’aperçut que ceux qui l’entouraient étaient étran­ge­ment exci­tés, qu’ils se pres­saient autour de lui, et qu’ils posaient les mains sur son vête­ment comme s’ils vou­laient en extraire une bénédiction.

La musique devint plus intense, plus fré­né­tique, le chant se trans­for­ma en une mélo­pée aigue, les chan­teurs rom­pirent leurs rangs et se mirent à tour­ner à l’entour de lui en une ronde folle ; la tête de l’esclave-dieu tour­na éga­le­ment, il per­dit connais­sance, eut la sen­sa­tion qui tom­bait à la ren­verse sur l’autel et aper­çut comme en un brouillard la hache sus­pen­due au-des­sus de sa tête et met­tant un siècle pour des­cendre et s’enfoncer dans sa gorge.

[/​Allen Upward/​]

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