La Presse Anarchiste

Le mobile de l’intérêt personnel et la production

Toute révo­lu­tion sociale sérieuse, pro­fonde, met­tant l’économie au ser­vice de l’homme (alors qu’elle est au ser­vice de l’argent) exige la socia­li­sa­tion des moyens de pro­duc­tion et d’échange, la répar­ti­tion éga­li­taire des moyens d’achat et implique l’affaiblissement du mobile de l’intérêt stric­te­ment individuel.

Or, pour les éco­no­mistes de l’école libé­rale, ce mobile est le seul qui puisse entre­te­nir le fonc­tion­ne­ment régu­lier de la machine pro­duc­trice. Sa sup­pres­sion entraî­ne­rait un désastre irré­pa­rable, la civi­li­sa­tion som­brant dans la misère géné­rale. Il y aurait dans l’homme un indi­vi­dua­lisme fon­cier auquel on ne par­vien­dra jamais à le sous­traire, qui le pous­se­rait à cher­cher à peu près uni­que­ment son avan­tage per­son­nel comme fruit de son labeur et de sa fatigue. C’est cette ten­dance qui aurait pro­vo­qué le for­mi­dable effort de l’économie moderne. Ce res­sort sup­pri­mé, on serait garan­ti contre le dan­ger d’une crise de surproduction…

Si telle était la véri­té, l’humanité serait mau­dite puisque condam­née à pié­ti­ner éter­nel­le­ment aux fron­tières de l’abondance : d’une part, l’abondance ne sau­rait être réa­li­sée que grâce au mobile du pro­fit per­son­nel ten­dant les muscles et exci­tant les cer­veaux ; et, d’autre part, le pro­fit n’est pos­sible que dans la rare­té. Pas de pro­fit dans l’abondance, pas d’abondance sans pro­fit. Pour évi­ter de som­brer dans la misère résul­tant de l’élimination du pro­fit, les hommes seraient dans la néces­si­té inexo­rable de le res­sus­ci­ter arti­fi­ciel­le­ment en orga­ni­sant la rare­té par des des­truc­tions sys­té­ma­tiques, par le boy­cot­tage des inven­tions, par des guerres anéan­tis­sant pério­di­que­ment les excé­dents de tra­vailleurs et de stocks. Pers­pec­tives réjouissantes !

I. — Expériences concluantes ?

Un tel pes­si­misme est-il fondé ?

Il est bien vrai que, sous le signe du pro­fit per­son­nel, la machine pro­duc­trice a fonc­tion­né tant bien que mal jusqu’à l’heure actuelle. Mais les pro­grès n’auraient-ils pas été autant sinon plus rapides sous le signe de l’intérêt col­lec­tif ? Il fau­drait, pour tran­cher le débat, des expé­riences sérieuses et loyales d’économie dis­tri­bu­tive éga­li­taire. Ces expé­riences ont-elles été réalisées ?

Ne tirons pas de conclu­sions géné­rales de la soli­di­té des com­mu­nau­tés fami­liales et des com­mu­nau­tés reli­gieuses. On pré­ten­drait qu’il est chi­mé­rique de vou­loir appli­quer à tout le corps social des formes d’économie que rendent faciles des liens étroits d’affection ou la pro­fon­deur de la foi.

Les essais déce­vants ten­tés à une toute petite échelle ne peuvent avoir plus de valeur indi­ca­tive. Pen­dant la période d’adaptation des esprits à des condi­tions de vie entiè­re­ment nou­velles, les colons se heurtent à des obs­tacles presque insur­mon­tables : nature sou­vent hos­tile, outillage insuf­fi­sant, tra­cas­se­ries sys­té­ma­tiques des États au sein des­quels se pour­suivent des expé­riences pou­vant deve­nir dan­ge­reuses par leur valeur exem­plaire, sou­mis­sion obli­ga­toire à des lois limi­tant étroi­te­ment les ini­tia­tives. Beau­coup de tra­vail pour de maigres résul­tats, voi­là qui n’est point fait pour entre­te­nir l’enthousiasme de ceux qui s’embarquent pour ces « Ica­ries ». Faillites qua­si inévi­tables « comme pour l’élevage de la truite hors d’une eau cou­rante et bien fraîche ». L’échec de ces minus­cules ten­ta­tives ne pré­juge en rien de celui d’expériences conçues à une échelle beau­coup plus vaste, pour­sui­vies en toute indé­pen­dance avec, au départ, des res­sources abon­dantes, des éner­gies immenses, un machi­nisme puissant.

Comme type d’expérience désas­treuse, on cite par­fois l’U.R.S.S. qui dut, dit-on, inau­gu­rer la N.E.P. devant l’insuccès du com­mu­nisme inté­gral et la famine consé­quente. Récu­sons cet exemple. L’économie dis­tri­bu­tive éga­li­taire n’a jamais été éta­blie par les bol­che­viks et, l’eût-elle été que, de l’échec, on ne pour­rait rien conclure en géné­ral. La pro­duc­tion s’était effon­drée avant la révo­lu­tion d’Octobre, au milieu des ruines de la guerre de 1914 – 1917. Les expé­di­tions, entre­te­nues à grands frais par le capi­ta­lisme mon­dial, avaient ache­vé de tout détruire. Depuis, on connaît l’actif for­mi­dable de l’économie sovié­tique. Mais ce bilan résulte de l’emploi de pro­cé­dés sem­blables à ceux du capi­ta­lisme. Le sta­kha­no­visme n’est pas d’invention russe. Les primes au ren­de­ment exis­taient et existent par­tout. Et l’on savait déjà par l’exemple des pays de l’Europe occi­den­tale, de l’Amérique, du Japon, que le capi­ta­lisme libé­ral, comme le capi­ta­lisme d’État, est capable de pro­duire : il suf­fit de ne pas ména­ger le maté­riel humain.

On pour­rait faire état des réa­li­sa­tions com­mu­nistes liber­taires en Ukraine de 1917 à 1921, sous l’inspiration de Makh­no, et en Espagne de 1936 à 1939 — et obser­ver que ces com­mu­nau­tés ne sont pas mortes éco­no­mi­que­ment de la sup­pres­sion du pro­fit indi­vi­duel (bien au contraire!). Il fal­lut employer la force mili­taire pour les liqui­der du dehors : l’armée rouge pour celles de l’Ukraine, les bri­gades de Lis­ter pour celles d’Aragon. Admet­tons cepen­dant que leur courte exis­tence ne per­mette pas de tirer des conclu­sions définitives.

N’insistons pas non plus sur les essais de vie com­mu­nau­taire qui se pour­suivent en Pales­tine depuis 1909. Le Neghev a vu se mul­ti­plier les oasis grâce à un labeur achar­né dont le res­sort est loin d’être le pro­fit uni­que­ment individuel.

Mais si nous consen­tons à ne pas tenir compte du triple suc­cès d’Ukraine, d’Aragon, de Pales­tine, on est obli­gé d’admettre, en revanche, qu’il n’y a pas eu dans l’humanité tech­ni­que­ment évo­luée d’expérience concluante condam­nant l’économie sans pro­fit. Les rudi­ments de com­mu­nisme qu’on trouve dans les socié­tés pri­mi­tives et bar­bares n’ont rien de com­pa­rable à ce que l’on pour­rait obte­nir dans les pays indus­triel­le­ment équipés.

À défaut d’expériences pro­bantes, exa­mi­nons donc la ques­tion d’après la rai­son et le bon sens. Est-il vrai­sem­blable que, sans le mobile de l’intérêt per­son­nel, l’humanité coure aujourd’hui le risque de som­brer dans une crise de sous-pro­duc­tion et de misère ?

II. — Le grand ressort aujourd’hui

La baisse de la pro­duc­tion semble devoir être inévi­table dans le sec­teur de la toute petite pro­prié­té arti­sa­nale et agricole.

L’artisan qui, dans les centres ruraux sur­tout, tra­vaille sou­vent sans ouvriers, ne compte guère les heures de « bou­lot » et il lui arrive de faire des jour­nées doubles, ce qui ne se pro­dui­rait guère sans le sup­plé­ment de béné­fice qui en résulte. Ain­si une frac­tion d’activité serait sans doute per­due pour la col­lec­ti­vi­té. Aux époques où l’artisanat était flo­ris­sant, cette perte eût été très sen­sible. Mais aujourd’hui, dans les pays du che­val-vapeur, le petit ate­lier a été presque tota­le­ment éli­mi­né par la manu­fac­ture et la grande usine. L’artisan libre est noyé dans l’armée innom­brable des ouvriers sala­riés : quelques cen­tièmes de l’effectif total. Les heures sup­plé­men­taires qui risquent d’être per­dues dans ce sec­teur ne sont rien par rap­port aux mil­liards d’heures four­nies dans la grande industrie.

Le pay­san-pro­prié­taire qui exploite un lopin de terre avec sa famille, sans aide étran­gère, peine lui aus­si jusqu’à la limite de ses forces et même au-delà. Sans le pro­fit escomp­té, il est pro­bable que son amour du tra­vail serait bien refroi­di. Dans les contrées où la petite pro­prié­té fon­cière est la règle, on pour­rait craindre une chute sen­sible de la pro­duc­tion. Mais, tout comme l’artisanat, cette forme de pro­prié­té s’amenuise de jour en jour. Même dans les pays où le sol est extrê­me­ment divi­sé, elle ne repré­sente plus qu’un faible pour­cen­tage des terres culti­vées. En France, 85 % des exploi­tants pos­sé­dant moins de 10 hec­tares ne détiennent que 27 % des pro­prié­tés et 2 300 000 pos­ses­seurs d’un hec­tare n’ont que 4 % de l’ensemble. Le ralen­tis­se­ment de zèle ne por­te­rait donc que sur 125 du sol. En Angle­terre, en Alle­magne, aux États-Unis, au Cana­da, en Argen­tine, où la petite pro­prié­té est inexis­tante, la dimi­nu­tion d’activité, dans ce sec­teur res­treint, ne serait pas visible à la loupe. De plus, la pro­prié­té lil­li­pu­tienne impli­quant — sauf le jar­di­nage — des pro­cé­dés de culture archaïques et rudi­men­taires, dis­pa­raî­trait rapi­de­ment, rem­pla­cée par des formes de pro­prié­té col­lec­tive per­met­tant l’utilisation des machines, la sélec­tion des semences, l’emploi ration­nel des engrais et four­nis­sant des ren­de­ments bien plus éle­vés pour un moindre tra­vail humain. En France, 8 mil­lions d’agriculteurs plus ou moins rou­ti­niers ne réus­sissent pas à faire vivre 40 mil­lions d’habitants ; aux U.S.A., 8 mil­lions de tra­vailleurs agri­coles, sans s’éreinter à la tâche, pro­duisent pour 145 mil­lions de com­pa­triotes et exportent des sur­plus consi­dé­rables de den­rées ali­men­taires. De sorte qu’au lieu d’être réduite, la pro­duc­tion devrait être nor­ma­le­ment accrue, même si l’on envi­sage le sacri­fice de quelques maigres champs arra­chés aux rocailles, grands comme des mou­choirs de demoi­selle et d’où le pay­san ne peut tirer de quoi vivo­ter qu’au prix d’un labeur exténuant.

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La qua­si-tota­li­té des ouvriers et pay­sans des nations « civi­li­sées » forme aujourd’hui les légions de sala­riés tri­mant, sans pers­pec­tive de pro­fit per­son­nel, sous la férule d’un patro­nat tout-puis­sant. Et ici une dimi­nu­tion de zèle n’est guère à craindre, car le zèle est inexis­tant. Certes, pour obte­nir un ren­de­ment accru, on sus­cite l’émulation et un sur­croît de bonne volon­té par le tra­vail aux pièces et les primes ou par l’abandon aux sala­riés d’une faible par­tie des béné­fices. Il ne fau­drait pas tou­te­fois sur­es­ti­mer l’efficacité de pareils moyens. L’effort humain doit se plier au rythme de la machine. Le zèle ne peut impor­ter que dans les métiers non méca­ni­sés, de plus en plus l’exception. À quoi sert le zèle du mois­son­neur de la com­bine ou du rouage vivant de la chaîne indus­trielle ? Il est vrai qu’on peut accé­lé­rer, dans une cer­taine mesure, le rythme de la machine. La norme peut pro­vi­soi­re­ment être éle­vée, mais les coups de col­lier se paient fata­le­ment par un ralen­tis­se­ment ulté­rieur d’activité. Si la main‑d’œuvre est plé­tho­rique, ce flé­chis­se­ment est mas­qué par la mise au rebut impi­toyable et rapide du maté­riel humain usé. N’insistons pas sur la mons­truo­si­té de ce pro­cé­dé uti­li­sé à tous les âges depuis les Pha­raons consom­mant des masses d’esclaves pour éle­ver les Pyra­mides jusqu’aux Soviets concur­ren­çant le colos­sal amé­ri­cain grâce à un inépui­sable réser­voir de forces vivantes. Dans les condi­tions habi­tuelles, quand l’appât du pro­fit pro­longe l’effort d’une manière anor­male, le sur­me­nage abou­tit à une chute du ren­de­ment collectif.

D’ailleurs, les oscil­la­tions dues aux efforts anor­maux et aux fatigues consé­quentes ne peuvent être qu’imperceptibles, car, dans les nations tech­ni­que­ment évo­luées, la quan­ti­té de tra­vail humain incor­po­ré dans les pro­duits est déjà deve­nue infime — même compte tenu de la construc­tion et de l’entretien de l’outillage. Com­pa­ra­ti­ve­ment aux kilo­watts four­nis par la vapeur, l’électricité, les hydro­car­bures, la puis­sance mus­cu­laire compte pour si peu ! La France est loin d’être ration­nel­le­ment équi­pée. Pour­tant, en 1939, elle dis­po­sait en machines fixes de 75 mil­lions de CV, ce qui est l’équivalent de 750 mil­lions d’ouvriers, puisque la puis­sance four­nie par cha­cun de ceux-ci est, en moyenne, de 110 de CV. En 1850, l’énergie méca­nique était à peine les 6100 de l’énergie totale uti­li­sée, l’énergie ani­male repré­sen­tant les 79100 et l’énergie humaine les 15100. En 1948, l’énergie méca­nique était les 94100, l’énergie ani­male les 3100 et l’énergie humaine les 3100. Une dimi­nu­tion éven­tuelle du tra­vail mus­cu­laire est donc lar­ge­ment récu­pé­rable par le plein emploi de ces muscles d’acier infa­ti­gables, par l’utilisation maxi­mum du poten­tiel tech­nique présent.

La grève per­lée des cer­veaux est-elle plus à redou­ter que celle des muscles ? Dans notre régime inéga­li­taire, beau­coup de demi-intel­lec­tuels (aspi­rants tech­ni­ciens ou admi­nis­tra­teurs) tra­vaillent moins par goût que dans l’espoir de par­ve­nir à une situa­tion sociale supé­rieure. Sans la pers­pec­tive de solides avan­tages maté­riels, il y aurait sans doute moins de can­di­dats aux grandes écoles et l’effort intel­lec­tuel glo­bal ris­que­rait fort de se ralen­tir… Défi­cience qui devien­drait invrai­sem­blable avec une orga­ni­sa­tion ration­nelle du tra­vail et des études.

Mais — même dans la socié­té actuelle — la sup­pres­sion du pro­fit indi­vi­duel ne pour­rait guère influer sur le zèle des cher­cheurs. Le génie inven­tif est voca­tion. Peu de vrais savants ont la bosse du mer­can­ti­lisme. Ils n’exploitent pas leurs décou­vertes. Au contraire, en géné­ral, ils sont exploi­tés, dans leur acti­vi­té céré­brale, comme les tra­vailleurs manuels dans leur acti­vi­té mus­cu­laire. Qui ose­rait sou­te­nir que c’est la cupi­di­té des savants qui a sur­tout per­mis l’asservissement des forces naturelles ?

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En revanche, la course aux béné­fices per­son­nels a engen­dré des ini­tia­tives dont les fins égoïstes n’ont pas empê­ché des réper­cus­sions socia­le­ment utiles. Durant tout le XIXe siècle, la fièvre du gain a lan­cé les capi­ta­listes dans une concur­rence effré­née res­pon­sable de la misère pro­lé­ta­rienne, du sang ver­sé dans les grèves, les révo­lu­tions, les guerres impé­ria­listes, mais féconde en un sens, puisqu’elle a contri­bué à aug­men­ter le ren­de­ment des terres, à ouvrir à l’industrie et au com­merce des contrées jusqu’alors inex­plo­rées ou inex­ploi­tées et, par suite, à accroître les pos­si­bi­li­tés de bien-être pour tous. Y aurait-il eu même fécon­di­té de résul­tats sans séquelles de crimes, si la struc­ture sociale avait sup­pri­mé le mirage des for­tunes indi­vi­duelles à acqué­rir ? Il n’est point sûr que non. Objec­ti­ve­ment, tou­te­fois, on doit recon­naître l’activité créa­trice du jeune capi­ta­lisme conqué­rant du siècle dernier.

Mais, en vieillis­sant, le capi­ta­lisme est pré­ci­sé­ment deve­nu l’ennemi de la fécon­di­té puisqu’il ne peut main­te­nir les béné­fices qu’en s’opposant à l’abondance. Tra­vaillant uni­que­ment pour le pro­fit, on se borne aux entre­prises ren­tables, sou­vent même immé­dia­te­ment ren­tables, et ce ne sont pas tou­jours les plus utiles à la col­lec­ti­vi­té. Sans se pré­oc­cu­per des besoins des hommes, on pro­duit seule­ment dans la limite de moyens d’achat insuf­fi­sants. On sabote ou l’on n’emploie qu’au ralen­ti les mer­veilles tech­niques, on étouffe les inven­tions nou­velles parce qu’elles sont l’arrêt de mort des entre­prises pré­sentes et qu’elles déter­minent un renou­vel­le­ment trop rapide, trop oné­reux, de l’outillage de plus en plus dif­fi­cile à amor­tir. Limi­ta­tion de pro­duc­tion, des­truc­tion sys­té­ma­tique de maté­riel et de mar­chan­dises utiles, efforts gas­pillés en maté­riel de guerre dis­tri­bué gra­tui­te­ment et ne satu­rant pas les mar­chés, ruines accu­mu­lées par les guerres elles-mêmes, voi­là les fruits de mort du pro­fit. Des éco­no­mistes ortho­doxes ont même le cynisme de pré­co­ni­ser le retour à l’outil (pour­quoi gar­der l’outil, d’ailleurs?) soi-disant pour conser­ver intact ce qu’ils disent être le mobile essen­tiel de l’activité pro­duc­trice : le pro­fit. Et pour­tant, s’il est une véri­té incon­tes­table, c’est bien le fait que le pro­fit, d’accélérateur, est deve­nu frein, un frein qu’il est indis­pen­sable de des­ser­rer si l’on veut impri­mer un nou­vel élan à la machine. L’ennemi n°1 de la pro­duc­tion est aujourd’hui le libre jeu des ini­tia­tives en vue du pro­fit personnel…

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Le grand res­sort de l’activité utile de l’immense majo­ri­té des hommes n’est pas, n’a jamais été la fal­la­cieuse espé­rance du pro­fit. Les tra­vailleurs ont été cour­bés sous le joug de tâches abru­tis­santes par la force bru­tale (l’esclave était atta­ché au métier et le serf à la glèbe) ou, sous une appa­rente libé­ra­tion juri­dique, par l’inexorable néces­si­té de vivre. Les for­mi­dables richesses accu­mu­lées dans les temps de sagesse pré­voyante, gas­pillées ou détruites aux jours de folie, ont été obte­nues par le labeur de for­çats rivés au champ ou à l’atelier par le besoin. La contrainte du besoin est le vrai res­sort de la machine productrice.

III. — Et demain ?

Elle conti­nue­rait à peser (long­temps du moins) sur une huma­ni­té libé­rée de ses ser­vi­tudes sociales, mais non de ses besoins. Il fau­drait bien pro­duire pour consom­mer. Mais, contrai­re­ment au pré­sent et au pas­sé, la contrainte du tra­vail pèse­rait sur tous. Serait-elle plus abo­mi­nable parce que géné­ra­li­sée ? Contrainte morale qui ne pour­rait deve­nir contrainte phy­sique que dans le cas de défaillance volon­taire catas­tro­phique. Que pen­ser de l’éventualité d’une telle défaillance ?

L’homme est natu­rel­le­ment pares­seux, affirme-t-on. Erreur évi­dente si l’on appelle paresse le dégoût de l’action, car le besoin d’agir est l’une des plus fortes ten­dances pri­maires. Chaque être doit nor­ma­le­ment dépen­ser une cer­taine quan­ti­té d’énergie. Il est pares­seux au-delà de cette dépense, jamais en deçà. Quan­ti­té variable sui­vant les indi­vi­dus et, pour le même indi­vi­du, sui­vant le moment. Quant au pares­seux pur, il n’existe pas. Tout vivant a le goût d’une acti­vi­té cor­res­pon­dant à ses apti­tudes et à ses forces.

Le tra­vail, il est vrai, dif­fère du jeu spon­ta­né en ce qu’il est acti­vi­té dis­ci­pli­née. Cette dis­ci­pline ne peut être obte­nue que par un effort de volon­té ou par l’action de mobiles exté­rieurs. De sérieux moyens coer­ci­tifs sont indis­pen­sables pour obli­ger l’homme à dépen­ser, tous les jours, plus que son quan­tième d’énergie dans un labeur rebu­tant, mal rétri­bué, fait à contre-cœur parce que ne cor­res­pon­dant à aucune vel­léi­té de voca­tion. Le serf atte­lé à l’araire, le com­pa­gnon lié seize heures par jour au métier, l’enfant beso­gnant onze heures consé­cu­tives dans les pre­mières manu­fac­tures, et même le for­çat d’aujourd’hui, simple rouage de la chaîne, répé­tant les mêmes gestes durant des années, ne pou­vaient ou ne peuvent que haïr leur bagne et aspi­rer à l’évasion. S’il s’agit au contraire de dis­ci­pli­ner une faible frac­tion d’activité nor­male, il est clair qu’on n’aura pas besoin de recou­rir aux grands moyens.

Ceux que hante la peur d’une misère géné­ra­li­sée dans une socié­té éga­li­taire et liber­taire rai­sonnent comme si l’humanité en était encore à l’âge de l’outil. Ils ne tiennent pas compte de la mul­ti­pli­ca­tion de sa puis­sance par les pro­grès de la tech­nique. La machine auto­ma­tique, par l’intense pro­duc­tion qu’elle peut assu­rer, va au-devant des besoins au prix d’efforts sans cesse dimi­nués. La tech­nique per­met­trait, dans un cadre social exploi­tant toutes ses pos­si­bi­li­tés, de « rem­pla­cer le labeur-châ­ti­ment par la légère ser­vi­tude d’un tra­vail de plus en plus court, de moins en moins pénible ». Mise au ser­vice de tous, elle affran­chi­rait l’homme de l’obligation sécu­laire des tra­vaux for­cés. Les plus anciens uto­pistes en ont eu l’intuition puisque, dans leurs construc­tions idéales de cités heu­reuses, ils ont fait une large place au machi­nisme qui en était encore à ses pre­miers bal­bu­tie­ments. La science, en effet, devrait per­mettre de libé­rer les des­cen­dants d’Adam du ter­rible ana­thème : « Tu gagne­ras ton pain à la sueur de ton front»… ou du front des autres.

À la fin du siècle der­nier, Kro­pot­kine esti­mait que trois heures de labeur quo­ti­dien suf­fi­raient pour obte­nir un large bien-être géné­ral. Pour le Brain Trust amé­ri­cain, le confort uni­ver­sel pour­rait être acquis avec quatre heures par jour, deux jours par semaine, de 25 à 45 ans. Sans comp­ter les pers­pec­tives ouvertes par la domes­ti­ca­tion de forces nou­velles : houille bleue des océans, cha­leur ter­restre, force gra­vi­fique, forces intra-ato­miques, for­mi­dable réser­voir d’énergie latente dont l’utilisation pour­rait presque tota­le­ment déchar­ger les hommes des tra­vaux rebu­tants et mul­ti­plier les pro­duits sans vio­len­ter les tem­pé­ra­ments les plus lymphatiques.

Les socié­tés actuelles exigent de cer­tains une dépense anor­male d’efforts dis­ci­pli­nés et tolèrent pour d’autres le gas­pillage de toutes les forces en des acti­vi­tés désor­don­nées socia­le­ment inutiles. Une pareille dis­tri­bu­tion des tâches n’est guère apte à enflam­mer le zèle de ceux qui sup­portent tout le poids de la pro­duc­tion. Leur pro­pen­sion à la paresse est, non seule­ment expli­cable — sans faire inter­ve­nir le péché ori­gi­nel — mais par­fai­te­ment jus­ti­fiée. Sup­po­sons que l’on étale le tra­vail « utile » sur l’ensemble de la popu­la­tion valide, mas­cu­line tout au moins. Com­bien de bras et de cer­veaux ne récu­pé­re­rait-on pas ! Chô­meurs volon­taires (ren­tiers et com­bi­nards), ouvriers spé­cia­listes du grand luxe, fabri­cants de comp­teurs de toutes caté­go­ries, chi­mistes, ouvriers, manu­ten­tion­naires des innom­brables spé­cia­li­tés phar­ma­ceu­tiques et de pro­duits de beau­té, voya­geurs de com­merce, pla­ciers, repré­sen­tants, com­mis­sion­naires, spé­cia­listes de la publi­ci­té, comp­tables, contrô­leurs de tous genres, véri­fi­ca­teurs, encais­seurs, per­son­nel des assu­rances, des banques, huis­siers, avoués, notaires et clercs, per­son­nel des finances, domes­tiques, gens de mai­son, ministres, par­le­men­taires, pré­fets, sous-pré­fets, poli­ciers, magis­trats, sol­dats de toutes armes et de tous grades, ouvriers, ouvrières, employés des usines de guerre et des arse­naux, gardes-fron­tières et doua­niers… Avec cette main‑d’œuvre (au moins 5 mil­lions de per­sonnes en France), com­ment craindre la durée exces­sive du ser­vice social ? Si tout le monde tra­vaillait uti­le­ment, la part de tra­vail de cha­cun pour­rait être for­mi­da­ble­ment réduite. Pour obte­nir, même des plus pares­seux, cette minime contri­bu­tion à l’œuvre com­mune, croit-on qu’il serait indis­pen­sable, le mobile du pro­fit per­son­nel écar­té, de mena­cer les réfrac­taires du knout ou du régime jockey ?

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Ce qui, pour la masse des pro­duc­teurs, rend aujourd’hui le tra­vail pénible, ce n’est pas uni­que­ment sa durée inhu­maine ou la conscience de l’inutilité de l’emploi, c’est encore le sen­ti­ment qu’a le tra­vailleur d’être exploi­té, c’est-à-dire de tra­vailler un peu pour lui-même et beau­coup pour les para­sites de son tra­vail. Un effort sup­plé­men­taire risque de se tra­duire par le chô­mage. Dans la meilleure hypo­thèse, cet effort pro­fite sur­tout aux inter­mé­diaires qui pul­lulent entre le pro­duc­teur et le consom­ma­teur. L’espoir d’un pro­fit indi­rect est trop aléa­toire pour entre­te­nir le zèle ou même la conscience pro­fes­sion­nelle. La ten­dance à « la res­quille » est tout à fait régu­lière dans un milieu social qui offre pour devise : « Débrouillez-vous aux dépens les uns des autres. »

Mais si l’exploitation de l’homme par l’homme prend fin, si le tra­vail cesse d’être une inven­tion à l’usage exclu­sif des imbé­ciles et devient une obli­ga­tion uni­ver­selle, le pro­duc­teur sera sti­mu­lé dans l’accomplissement de sa tâche par l’exemple de tous et par la preuve tan­gible de la dis­pa­ri­tion du para­si­tisme. Le devoir de contri­buer à une œuvre com­mune éga­le­ment pro­fi­table à tous s’imposera aux consciences les plus élastiques.

Quant aux débrouillards impé­ni­tents, ils en seront réduits à camou­fler leur paresse au lieu de s’en glo­ri­fier. Pré­sen­te­ment, le riche oisif est envié, admi­ré, adu­lé. Ces mani­fes­ta­tions sont à l’adresse du por­te­feuille. On a d’ailleurs réus­si à per­sua­der les gens que le capi­ta­liste est aus­si indis­pen­sable que le tra­vailleur. Sup­po­sons balayée des esprits cette aber­ra­tion de l’utilité du para­site, l’oisiveté sys­té­ma­tique devient la pire des tares dans un monde qui n’est vivant que par le tra­vail. L’homme valide qui, dans une socié­té juste, refu­se­rait de four­nir sa petite quote-part d’ouvrage tout en pro­fi­tant du labeur des autres, serait vite enve­lop­pé d’une atmo­sphère de mépris qui l’isolerait dans une soli­tude morale insup­por­table, car nous sommes « des ani­maux sociables ». À défaut d’autres mobiles plus nobles, le réfrac­taire au tra­vail pui­se­rait dans la crainte d’une répro­ba­tion géné­rale la volon­té de réagir contre lui-même.

Les hommes, d’ailleurs — quelques monstres à part — sont por­tés natu­rel­le­ment à l’entraide quand l’entraide s’avère pro­fi­table. Notre jungle sociale où cha­cun est en lutte ouverte ou sour­noise contre tous pro­voque l’épanouissement d’un égoïsme féroce. Il naî­trait, de même, un auto­ma­tisme de la coopé­ra­tion dans une socié­té qui ne serait qu’une immense entre­prise d’entraide mutuelle. L’entraide, jusqu’ici asso­cia­tion d’égoïsmes en vue sur­tout du com­bat — devien­drait, spon­ta­né­ment, asso­cia­tion d’efforts dans le tra­vail. On tra­vaille­rait pour tous aus­si natu­rel­le­ment qu’on tra­vaille aujourd’hui pour soi-même, puisqu’il y aurait har­mo­nie com­plète de l’intérêt per­son­nel et de l’intérêt col­lec­tif, puisque l’égoïsme indi­vi­duel ne pour­rait trou­ver de satis­fac­tion qu’en contri­buant au bien-être de tous.

* * * *

Au sur­plus, il est inima­gi­nable qu’il puisse encore exis­ter des réfrac­taires au tra­vail dans une socié­té égalitaire.

Sans tenir compte des clas­si­fi­ca­tions mathé­ma­tiques de Fou­rier (810 pas­sions humaines, pas une de moins, pas une de plus!), on peut tou­te­fois consta­ter que la diver­si­té des tem­pé­ra­ments, des apti­tudes entraîne la diver­si­té dans les voca­tions pro­fes­sion­nelles. Tel est né pour être peintre, ou sculp­teur, ou musi­cien. Tel autre a un pen­chant incoer­cible pour la méca­nique. Un troi­sième se com­plaît dans les tra­vaux de force. Un autre trouve son plai­sir dans les spé­cu­la­tions mathé­ma­tiques. L’enfant qui n’a de pré­di­lec­tion pour rien est un anor­mal, un malade.

Seule­ment, dans les socié­tés pré­sentes, il faut qu’une voca­tion soit vrai­ment irré­sis­tible pour qu’on obéisse à son impul­sion. L’on choi­sit une pro­fes­sion comme on choi­sit une femme, par conve­nance et pour le pro­fit plus que par goût. Com­ment veut-on qu’ensuite on s’intéresse vrai­ment à une besogne pour laquelle on n’est point fait ? On voit des hommes robustes, débor­dant de force phy­sique, s’ankyloser sur des ronds de cuir pen­dant trente ans dans l’attente de la retraite. Des pro­fes­seurs qui ne demandent à l’Alma Mater que le cou­vert et le vivre gâchent toute leur vie dans le rôle, ingrat de péda­gogue. Au lieu d’être un plai­sir, l’activité pro­fes­sion­nelle est un sup­plice… Ren­de­ment ralen­ti dans le morne ennui d’une vie de bagne. Une seule joie : la paye des fins de semaine ou des fins de mois. Et toutes les mesures d’orientation res­te­ront inef­fi­caces aus­si long­temps que les dif­fé­rences de métier don­ne­ront lieu à des inéga­li­tés d’avantages matériels.

Que l’on sup­prime ces inéga­li­tés et, spon­ta­né­ment, l’activité pro­duc­trice s’organise sur la base natu­relle de ce que Fou­rier appe­lait « l’attraction pas­sion­née ». Cha­cun sui­vant ses ten­dances, le tra­vail devient dis­trac­tion, plai­sir. « Je songe, disait Ana­tole France, au fabri­cant de pipes que nous montre William Mor­ris dans son beau conte pro­phé­tique, ce sculp­teur ingé­nu qui, dans la socié­té future, fait des pipes d’une beau­té sans pareille parce qu’il les fait avec amour et qu’il les donne et ne les vend pas. »

La sup­pres­sion de pri­vi­lèges maté­riels ne pro­vo­que­rait pas la pénu­rie des tech­ni­ciens plus que celle des vrais artistes… Au contraire : si l’étudiant qui a les capa­ci­tés requises est payé comme pro­duc­teur pen­dant son appren­tis­sage tech­nique, pour­quoi pré­ten­drait-il res­ter manœuvre mal­gré ses apti­tudes et ses penchants ?

Res­tent les tra­vaux rebu­tants et pénibles, mais indis­pen­sables, pour les­quels on ne trou­ve­rait peut-être pas de volon­taires. Tout le monde, en ce cas, y serait astreint pen­dant un temps limi­té — en atten­dant qu’on en charge des robots… ce qui ne tar­de­rait guère.

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Conclu­sion ? Il ne serait pas néces­saire de recou­rir à des moyens coer­ci­tifs anor­maux ni à d’extraordinaires mys­tiques pour plier les hommes, dans une socié­té d’où l’intérêt stric­te­ment indi­vi­duel serait ban­ni, à la dis­ci­pline d’un tra­vail allé­gé par la machine. « Il suf­fit, remar­quait Séve­rac, de ne pas les ima­gi­ner pires que main­te­nant pour conce­voir qu’ils accep­te­raient aisé­ment un tra­vail qui serait court, qui serait utile, conforme aux goûts de cha­cun et qui ne com­por­te­rait aucun sur­tra­vail créa­teur de plus-value. » « Il serait sage, constate éga­le­ment J. Duboin, de confier le pares­seux à un alié­niste, car l’homme qui refuse de tra­vailler en échange d’une exis­tence confor­table et de loi­sirs agréables est un malade qu’il faut soigner. »

On pour­rait donc envi­sa­ger avec confiance « les des­ti­nées d’un régime où cha­cun, par un petit nombre d’heures de tra­vail, se trou­ve­rait assu­ré d’avoir ain­si conquis le droit de vivre pro­pre­ment. » Il ne serait nul­le­ment néces­saire de cher­cher dans les sur­croîts de rétri­bu­tion des motifs sup­plé­men­taires d’émulation et d’encouragement. Pas de catas­trophes éco­no­miques à craindre mal­gré le déclin des mobiles stric­te­ment égoïstes à condi­tion de limi­ter les excé­dents de nais­sances aux pro­grès de la pro­duc­tion… Et ce der­nier pro­blème lui-même ne serait pas inso­luble, la nou­velle socié­té n’ayant besoin ni de chair à tra­vail ni de chair à canon, ni, par suite, de féroces lois anti­con­cep­tion­nelles ou de primes de reproduction.

* * * *

Ain­si, loin de contri­buer à l’accroissement des richesses, le mobile de l’intérêt per­son­nel est, de nos jours, créa­teur de misère. En pro­vo­quant l’accumulation de la mon­naie en cer­taines mains, il écarte du cir­cuit nor­mal de la dis­tri­bu­tion des masses de mar­chan­dises inache­tables par les éven­tuels clients désar­gen­tés et bloque la machine pro­duc­trice. Il empêche par tous les moyens le libre épa­nouis­se­ment de l’abondance puisque la vente des pro­duits et des ser­vices ne peut être pro­fi­table que par la rare­té. Pour l’humanité, voi­ci donc le dilemme : le pro­fit pour cer­tains dans la misère des foules ou l’abondance pour tous dans une éco­no­mie dis­tri­bu­tive sans pro­fit personnel.

Ceux qui tiennent les leviers de com­mande sont cer­tai­ne­ment prêts à détruire de nou­veaux pro­duits, maté­riel et hommes, pour main­te­nir les pro­fits de quelques-uns dans la misère géné­rale. Les peuples, eux, sau­ront-ils choi­sir l’économie sans pro­fit dans l’abondance et impo­ser leur choix ?

Lyg


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