Toute révolution sociale sérieuse, profonde, mettant l’économie au service de l’homme (alors qu’elle est au service de l’argent) exige la socialisation des moyens de production et d’échange, la répartition égalitaire des moyens d’achat et implique l’affaiblissement du mobile de l’intérêt strictement individuel.
Or, pour les économistes de l’école libérale, ce mobile est le seul qui puisse entretenir le fonctionnement régulier de la machine productrice. Sa suppression entraînerait un désastre irréparable, la civilisation sombrant dans la misère générale. Il y aurait dans l’homme un individualisme foncier auquel on ne parviendra jamais à le soustraire, qui le pousserait à chercher à peu près uniquement son avantage personnel comme fruit de son labeur et de sa fatigue. C’est cette tendance qui aurait provoqué le formidable effort de l’économie moderne. Ce ressort supprimé, on serait garanti contre le danger d’une crise de surproduction…
Si telle était la vérité, l’humanité serait maudite puisque condamnée à piétiner éternellement aux frontières de l’abondance : d’une part, l’abondance ne saurait être réalisée que grâce au mobile du profit personnel tendant les muscles et excitant les cerveaux ; et, d’autre part, le profit n’est possible que dans la rareté. Pas de profit dans l’abondance, pas d’abondance sans profit. Pour éviter de sombrer dans la misère résultant de l’élimination du profit, les hommes seraient dans la nécessité inexorable de le ressusciter artificiellement en organisant la rareté par des destructions systématiques, par le boycottage des inventions, par des guerres anéantissant périodiquement les excédents de travailleurs et de stocks. Perspectives réjouissantes !
I. — Expériences concluantes ?
Un tel pessimisme est-il fondé ?
Il est bien vrai que, sous le signe du profit personnel, la machine productrice a fonctionné tant bien que mal jusqu’à l’heure actuelle. Mais les progrès n’auraient-ils pas été autant sinon plus rapides sous le signe de l’intérêt collectif ? Il faudrait, pour trancher le débat, des expériences sérieuses et loyales d’économie distributive égalitaire. Ces expériences ont-elles été réalisées ?
Ne tirons pas de conclusions générales de la solidité des communautés familiales et des communautés religieuses. On prétendrait qu’il est chimérique de vouloir appliquer à tout le corps social des formes d’économie que rendent faciles des liens étroits d’affection ou la profondeur de la foi.
Les essais décevants tentés à une toute petite échelle ne peuvent avoir plus de valeur indicative. Pendant la période d’adaptation des esprits à des conditions de vie entièrement nouvelles, les colons se heurtent à des obstacles presque insurmontables : nature souvent hostile, outillage insuffisant, tracasseries systématiques des États au sein desquels se poursuivent des expériences pouvant devenir dangereuses par leur valeur exemplaire, soumission obligatoire à des lois limitant étroitement les initiatives. Beaucoup de travail pour de maigres résultats, voilà qui n’est point fait pour entretenir l’enthousiasme de ceux qui s’embarquent pour ces « Icaries ». Faillites quasi inévitables « comme pour l’élevage de la truite hors d’une eau courante et bien fraîche ». L’échec de ces minuscules tentatives ne préjuge en rien de celui d’expériences conçues à une échelle beaucoup plus vaste, poursuivies en toute indépendance avec, au départ, des ressources abondantes, des énergies immenses, un machinisme puissant.
Comme type d’expérience désastreuse, on cite parfois l’U.R.S.S. qui dut, dit-on, inaugurer la N.E.P. devant l’insuccès du communisme intégral et la famine conséquente. Récusons cet exemple. L’économie distributive égalitaire n’a jamais été établie par les bolcheviks et, l’eût-elle été que, de l’échec, on ne pourrait rien conclure en général. La production s’était effondrée avant la révolution d’Octobre, au milieu des ruines de la guerre de 1914 – 1917. Les expéditions, entretenues à grands frais par le capitalisme mondial, avaient achevé de tout détruire. Depuis, on connaît l’actif formidable de l’économie soviétique. Mais ce bilan résulte de l’emploi de procédés semblables à ceux du capitalisme. Le stakhanovisme n’est pas d’invention russe. Les primes au rendement existaient et existent partout. Et l’on savait déjà par l’exemple des pays de l’Europe occidentale, de l’Amérique, du Japon, que le capitalisme libéral, comme le capitalisme d’État, est capable de produire : il suffit de ne pas ménager le matériel humain.
On pourrait faire état des réalisations communistes libertaires en Ukraine de 1917 à 1921, sous l’inspiration de Makhno, et en Espagne de 1936 à 1939 — et observer que ces communautés ne sont pas mortes économiquement de la suppression du profit individuel (bien au contraire!). Il fallut employer la force militaire pour les liquider du dehors : l’armée rouge pour celles de l’Ukraine, les brigades de Lister pour celles d’Aragon. Admettons cependant que leur courte existence ne permette pas de tirer des conclusions définitives.
N’insistons pas non plus sur les essais de vie communautaire qui se poursuivent en Palestine depuis 1909. Le Neghev a vu se multiplier les oasis grâce à un labeur acharné dont le ressort est loin d’être le profit uniquement individuel.
Mais si nous consentons à ne pas tenir compte du triple succès d’Ukraine, d’Aragon, de Palestine, on est obligé d’admettre, en revanche, qu’il n’y a pas eu dans l’humanité techniquement évoluée d’expérience concluante condamnant l’économie sans profit. Les rudiments de communisme qu’on trouve dans les sociétés primitives et barbares n’ont rien de comparable à ce que l’on pourrait obtenir dans les pays industriellement équipés.
À défaut d’expériences probantes, examinons donc la question d’après la raison et le bon sens. Est-il vraisemblable que, sans le mobile de l’intérêt personnel, l’humanité coure aujourd’hui le risque de sombrer dans une crise de sous-production et de misère ?
II. — Le grand ressort aujourd’hui
La baisse de la production semble devoir être inévitable dans le secteur de la toute petite propriété artisanale et agricole.
L’artisan qui, dans les centres ruraux surtout, travaille souvent sans ouvriers, ne compte guère les heures de « boulot » et il lui arrive de faire des journées doubles, ce qui ne se produirait guère sans le supplément de bénéfice qui en résulte. Ainsi une fraction d’activité serait sans doute perdue pour la collectivité. Aux époques où l’artisanat était florissant, cette perte eût été très sensible. Mais aujourd’hui, dans les pays du cheval-vapeur, le petit atelier a été presque totalement éliminé par la manufacture et la grande usine. L’artisan libre est noyé dans l’armée innombrable des ouvriers salariés : quelques centièmes de l’effectif total. Les heures supplémentaires qui risquent d’être perdues dans ce secteur ne sont rien par rapport aux milliards d’heures fournies dans la grande industrie.
Le paysan-propriétaire qui exploite un lopin de terre avec sa famille, sans aide étrangère, peine lui aussi jusqu’à la limite de ses forces et même au-delà. Sans le profit escompté, il est probable que son amour du travail serait bien refroidi. Dans les contrées où la petite propriété foncière est la règle, on pourrait craindre une chute sensible de la production. Mais, tout comme l’artisanat, cette forme de propriété s’amenuise de jour en jour. Même dans les pays où le sol est extrêmement divisé, elle ne représente plus qu’un faible pourcentage des terres cultivées. En France, 85 % des exploitants possédant moins de 10 hectares ne détiennent que 27 % des propriétés et 2 300 000 possesseurs d’un hectare n’ont que 4 % de l’ensemble. Le ralentissement de zèle ne porterait donc que sur 1⁄25 du sol. En Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis, au Canada, en Argentine, où la petite propriété est inexistante, la diminution d’activité, dans ce secteur restreint, ne serait pas visible à la loupe. De plus, la propriété lilliputienne impliquant — sauf le jardinage — des procédés de culture archaïques et rudimentaires, disparaîtrait rapidement, remplacée par des formes de propriété collective permettant l’utilisation des machines, la sélection des semences, l’emploi rationnel des engrais et fournissant des rendements bien plus élevés pour un moindre travail humain. En France, 8 millions d’agriculteurs plus ou moins routiniers ne réussissent pas à faire vivre 40 millions d’habitants ; aux U.S.A., 8 millions de travailleurs agricoles, sans s’éreinter à la tâche, produisent pour 145 millions de compatriotes et exportent des surplus considérables de denrées alimentaires. De sorte qu’au lieu d’être réduite, la production devrait être normalement accrue, même si l’on envisage le sacrifice de quelques maigres champs arrachés aux rocailles, grands comme des mouchoirs de demoiselle et d’où le paysan ne peut tirer de quoi vivoter qu’au prix d’un labeur exténuant.
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La quasi-totalité des ouvriers et paysans des nations « civilisées » forme aujourd’hui les légions de salariés trimant, sans perspective de profit personnel, sous la férule d’un patronat tout-puissant. Et ici une diminution de zèle n’est guère à craindre, car le zèle est inexistant. Certes, pour obtenir un rendement accru, on suscite l’émulation et un surcroît de bonne volonté par le travail aux pièces et les primes ou par l’abandon aux salariés d’une faible partie des bénéfices. Il ne faudrait pas toutefois surestimer l’efficacité de pareils moyens. L’effort humain doit se plier au rythme de la machine. Le zèle ne peut importer que dans les métiers non mécanisés, de plus en plus l’exception. À quoi sert le zèle du moissonneur de la combine ou du rouage vivant de la chaîne industrielle ? Il est vrai qu’on peut accélérer, dans une certaine mesure, le rythme de la machine. La norme peut provisoirement être élevée, mais les coups de collier se paient fatalement par un ralentissement ultérieur d’activité. Si la main‑d’œuvre est pléthorique, ce fléchissement est masqué par la mise au rebut impitoyable et rapide du matériel humain usé. N’insistons pas sur la monstruosité de ce procédé utilisé à tous les âges depuis les Pharaons consommant des masses d’esclaves pour élever les Pyramides jusqu’aux Soviets concurrençant le colossal américain grâce à un inépuisable réservoir de forces vivantes. Dans les conditions habituelles, quand l’appât du profit prolonge l’effort d’une manière anormale, le surmenage aboutit à une chute du rendement collectif.
D’ailleurs, les oscillations dues aux efforts anormaux et aux fatigues conséquentes ne peuvent être qu’imperceptibles, car, dans les nations techniquement évoluées, la quantité de travail humain incorporé dans les produits est déjà devenue infime — même compte tenu de la construction et de l’entretien de l’outillage. Comparativement aux kilowatts fournis par la vapeur, l’électricité, les hydrocarbures, la puissance musculaire compte pour si peu ! La France est loin d’être rationnellement équipée. Pourtant, en 1939, elle disposait en machines fixes de 75 millions de CV, ce qui est l’équivalent de 750 millions d’ouvriers, puisque la puissance fournie par chacun de ceux-ci est, en moyenne, de 1⁄10 de CV. En 1850, l’énergie mécanique était à peine les 6⁄100 de l’énergie totale utilisée, l’énergie animale représentant les 79⁄100 et l’énergie humaine les 15⁄100. En 1948, l’énergie mécanique était les 94⁄100, l’énergie animale les 3⁄100 et l’énergie humaine les 3⁄100. Une diminution éventuelle du travail musculaire est donc largement récupérable par le plein emploi de ces muscles d’acier infatigables, par l’utilisation maximum du potentiel technique présent.
La grève perlée des cerveaux est-elle plus à redouter que celle des muscles ? Dans notre régime inégalitaire, beaucoup de demi-intellectuels (aspirants techniciens ou administrateurs) travaillent moins par goût que dans l’espoir de parvenir à une situation sociale supérieure. Sans la perspective de solides avantages matériels, il y aurait sans doute moins de candidats aux grandes écoles et l’effort intellectuel global risquerait fort de se ralentir… Déficience qui deviendrait invraisemblable avec une organisation rationnelle du travail et des études.
Mais — même dans la société actuelle — la suppression du profit individuel ne pourrait guère influer sur le zèle des chercheurs. Le génie inventif est vocation. Peu de vrais savants ont la bosse du mercantilisme. Ils n’exploitent pas leurs découvertes. Au contraire, en général, ils sont exploités, dans leur activité cérébrale, comme les travailleurs manuels dans leur activité musculaire. Qui oserait soutenir que c’est la cupidité des savants qui a surtout permis l’asservissement des forces naturelles ?
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En revanche, la course aux bénéfices personnels a engendré des initiatives dont les fins égoïstes n’ont pas empêché des répercussions socialement utiles. Durant tout le XIXe siècle, la fièvre du gain a lancé les capitalistes dans une concurrence effrénée responsable de la misère prolétarienne, du sang versé dans les grèves, les révolutions, les guerres impérialistes, mais féconde en un sens, puisqu’elle a contribué à augmenter le rendement des terres, à ouvrir à l’industrie et au commerce des contrées jusqu’alors inexplorées ou inexploitées et, par suite, à accroître les possibilités de bien-être pour tous. Y aurait-il eu même fécondité de résultats sans séquelles de crimes, si la structure sociale avait supprimé le mirage des fortunes individuelles à acquérir ? Il n’est point sûr que non. Objectivement, toutefois, on doit reconnaître l’activité créatrice du jeune capitalisme conquérant du siècle dernier.
Mais, en vieillissant, le capitalisme est précisément devenu l’ennemi de la fécondité puisqu’il ne peut maintenir les bénéfices qu’en s’opposant à l’abondance. Travaillant uniquement pour le profit, on se borne aux entreprises rentables, souvent même immédiatement rentables, et ce ne sont pas toujours les plus utiles à la collectivité. Sans se préoccuper des besoins des hommes, on produit seulement dans la limite de moyens d’achat insuffisants. On sabote ou l’on n’emploie qu’au ralenti les merveilles techniques, on étouffe les inventions nouvelles parce qu’elles sont l’arrêt de mort des entreprises présentes et qu’elles déterminent un renouvellement trop rapide, trop onéreux, de l’outillage de plus en plus difficile à amortir. Limitation de production, destruction systématique de matériel et de marchandises utiles, efforts gaspillés en matériel de guerre distribué gratuitement et ne saturant pas les marchés, ruines accumulées par les guerres elles-mêmes, voilà les fruits de mort du profit. Des économistes orthodoxes ont même le cynisme de préconiser le retour à l’outil (pourquoi garder l’outil, d’ailleurs?) soi-disant pour conserver intact ce qu’ils disent être le mobile essentiel de l’activité productrice : le profit. Et pourtant, s’il est une vérité incontestable, c’est bien le fait que le profit, d’accélérateur, est devenu frein, un frein qu’il est indispensable de desserrer si l’on veut imprimer un nouvel élan à la machine. L’ennemi n°1 de la production est aujourd’hui le libre jeu des initiatives en vue du profit personnel…
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Le grand ressort de l’activité utile de l’immense majorité des hommes n’est pas, n’a jamais été la fallacieuse espérance du profit. Les travailleurs ont été courbés sous le joug de tâches abrutissantes par la force brutale (l’esclave était attaché au métier et le serf à la glèbe) ou, sous une apparente libération juridique, par l’inexorable nécessité de vivre. Les formidables richesses accumulées dans les temps de sagesse prévoyante, gaspillées ou détruites aux jours de folie, ont été obtenues par le labeur de forçats rivés au champ ou à l’atelier par le besoin. La contrainte du besoin est le vrai ressort de la machine productrice.
III. — Et demain ?
Elle continuerait à peser (longtemps du moins) sur une humanité libérée de ses servitudes sociales, mais non de ses besoins. Il faudrait bien produire pour consommer. Mais, contrairement au présent et au passé, la contrainte du travail pèserait sur tous. Serait-elle plus abominable parce que généralisée ? Contrainte morale qui ne pourrait devenir contrainte physique que dans le cas de défaillance volontaire catastrophique. Que penser de l’éventualité d’une telle défaillance ?
L’homme est naturellement paresseux, affirme-t-on. Erreur évidente si l’on appelle paresse le dégoût de l’action, car le besoin d’agir est l’une des plus fortes tendances primaires. Chaque être doit normalement dépenser une certaine quantité d’énergie. Il est paresseux au-delà de cette dépense, jamais en deçà. Quantité variable suivant les individus et, pour le même individu, suivant le moment. Quant au paresseux pur, il n’existe pas. Tout vivant a le goût d’une activité correspondant à ses aptitudes et à ses forces.
Le travail, il est vrai, diffère du jeu spontané en ce qu’il est activité disciplinée. Cette discipline ne peut être obtenue que par un effort de volonté ou par l’action de mobiles extérieurs. De sérieux moyens coercitifs sont indispensables pour obliger l’homme à dépenser, tous les jours, plus que son quantième d’énergie dans un labeur rebutant, mal rétribué, fait à contre-cœur parce que ne correspondant à aucune velléité de vocation. Le serf attelé à l’araire, le compagnon lié seize heures par jour au métier, l’enfant besognant onze heures consécutives dans les premières manufactures, et même le forçat d’aujourd’hui, simple rouage de la chaîne, répétant les mêmes gestes durant des années, ne pouvaient ou ne peuvent que haïr leur bagne et aspirer à l’évasion. S’il s’agit au contraire de discipliner une faible fraction d’activité normale, il est clair qu’on n’aura pas besoin de recourir aux grands moyens.
Ceux que hante la peur d’une misère généralisée dans une société égalitaire et libertaire raisonnent comme si l’humanité en était encore à l’âge de l’outil. Ils ne tiennent pas compte de la multiplication de sa puissance par les progrès de la technique. La machine automatique, par l’intense production qu’elle peut assurer, va au-devant des besoins au prix d’efforts sans cesse diminués. La technique permettrait, dans un cadre social exploitant toutes ses possibilités, de « remplacer le labeur-châtiment par la légère servitude d’un travail de plus en plus court, de moins en moins pénible ». Mise au service de tous, elle affranchirait l’homme de l’obligation séculaire des travaux forcés. Les plus anciens utopistes en ont eu l’intuition puisque, dans leurs constructions idéales de cités heureuses, ils ont fait une large place au machinisme qui en était encore à ses premiers balbutiements. La science, en effet, devrait permettre de libérer les descendants d’Adam du terrible anathème : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front»… ou du front des autres.
À la fin du siècle dernier, Kropotkine estimait que trois heures de labeur quotidien suffiraient pour obtenir un large bien-être général. Pour le Brain Trust américain, le confort universel pourrait être acquis avec quatre heures par jour, deux jours par semaine, de 25 à 45 ans. Sans compter les perspectives ouvertes par la domestication de forces nouvelles : houille bleue des océans, chaleur terrestre, force gravifique, forces intra-atomiques, formidable réservoir d’énergie latente dont l’utilisation pourrait presque totalement décharger les hommes des travaux rebutants et multiplier les produits sans violenter les tempéraments les plus lymphatiques.
Les sociétés actuelles exigent de certains une dépense anormale d’efforts disciplinés et tolèrent pour d’autres le gaspillage de toutes les forces en des activités désordonnées socialement inutiles. Une pareille distribution des tâches n’est guère apte à enflammer le zèle de ceux qui supportent tout le poids de la production. Leur propension à la paresse est, non seulement explicable — sans faire intervenir le péché originel — mais parfaitement justifiée. Supposons que l’on étale le travail « utile » sur l’ensemble de la population valide, masculine tout au moins. Combien de bras et de cerveaux ne récupérerait-on pas ! Chômeurs volontaires (rentiers et combinards), ouvriers spécialistes du grand luxe, fabricants de compteurs de toutes catégories, chimistes, ouvriers, manutentionnaires des innombrables spécialités pharmaceutiques et de produits de beauté, voyageurs de commerce, placiers, représentants, commissionnaires, spécialistes de la publicité, comptables, contrôleurs de tous genres, vérificateurs, encaisseurs, personnel des assurances, des banques, huissiers, avoués, notaires et clercs, personnel des finances, domestiques, gens de maison, ministres, parlementaires, préfets, sous-préfets, policiers, magistrats, soldats de toutes armes et de tous grades, ouvriers, ouvrières, employés des usines de guerre et des arsenaux, gardes-frontières et douaniers… Avec cette main‑d’œuvre (au moins 5 millions de personnes en France), comment craindre la durée excessive du service social ? Si tout le monde travaillait utilement, la part de travail de chacun pourrait être formidablement réduite. Pour obtenir, même des plus paresseux, cette minime contribution à l’œuvre commune, croit-on qu’il serait indispensable, le mobile du profit personnel écarté, de menacer les réfractaires du knout ou du régime jockey ?
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Ce qui, pour la masse des producteurs, rend aujourd’hui le travail pénible, ce n’est pas uniquement sa durée inhumaine ou la conscience de l’inutilité de l’emploi, c’est encore le sentiment qu’a le travailleur d’être exploité, c’est-à-dire de travailler un peu pour lui-même et beaucoup pour les parasites de son travail. Un effort supplémentaire risque de se traduire par le chômage. Dans la meilleure hypothèse, cet effort profite surtout aux intermédiaires qui pullulent entre le producteur et le consommateur. L’espoir d’un profit indirect est trop aléatoire pour entretenir le zèle ou même la conscience professionnelle. La tendance à « la resquille » est tout à fait régulière dans un milieu social qui offre pour devise : « Débrouillez-vous aux dépens les uns des autres. »
Mais si l’exploitation de l’homme par l’homme prend fin, si le travail cesse d’être une invention à l’usage exclusif des imbéciles et devient une obligation universelle, le producteur sera stimulé dans l’accomplissement de sa tâche par l’exemple de tous et par la preuve tangible de la disparition du parasitisme. Le devoir de contribuer à une œuvre commune également profitable à tous s’imposera aux consciences les plus élastiques.
Quant aux débrouillards impénitents, ils en seront réduits à camoufler leur paresse au lieu de s’en glorifier. Présentement, le riche oisif est envié, admiré, adulé. Ces manifestations sont à l’adresse du portefeuille. On a d’ailleurs réussi à persuader les gens que le capitaliste est aussi indispensable que le travailleur. Supposons balayée des esprits cette aberration de l’utilité du parasite, l’oisiveté systématique devient la pire des tares dans un monde qui n’est vivant que par le travail. L’homme valide qui, dans une société juste, refuserait de fournir sa petite quote-part d’ouvrage tout en profitant du labeur des autres, serait vite enveloppé d’une atmosphère de mépris qui l’isolerait dans une solitude morale insupportable, car nous sommes « des animaux sociables ». À défaut d’autres mobiles plus nobles, le réfractaire au travail puiserait dans la crainte d’une réprobation générale la volonté de réagir contre lui-même.
Les hommes, d’ailleurs — quelques monstres à part — sont portés naturellement à l’entraide quand l’entraide s’avère profitable. Notre jungle sociale où chacun est en lutte ouverte ou sournoise contre tous provoque l’épanouissement d’un égoïsme féroce. Il naîtrait, de même, un automatisme de la coopération dans une société qui ne serait qu’une immense entreprise d’entraide mutuelle. L’entraide, jusqu’ici association d’égoïsmes en vue surtout du combat — deviendrait, spontanément, association d’efforts dans le travail. On travaillerait pour tous aussi naturellement qu’on travaille aujourd’hui pour soi-même, puisqu’il y aurait harmonie complète de l’intérêt personnel et de l’intérêt collectif, puisque l’égoïsme individuel ne pourrait trouver de satisfaction qu’en contribuant au bien-être de tous.
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Au surplus, il est inimaginable qu’il puisse encore exister des réfractaires au travail dans une société égalitaire.
Sans tenir compte des classifications mathématiques de Fourier (810 passions humaines, pas une de moins, pas une de plus!), on peut toutefois constater que la diversité des tempéraments, des aptitudes entraîne la diversité dans les vocations professionnelles. Tel est né pour être peintre, ou sculpteur, ou musicien. Tel autre a un penchant incoercible pour la mécanique. Un troisième se complaît dans les travaux de force. Un autre trouve son plaisir dans les spéculations mathématiques. L’enfant qui n’a de prédilection pour rien est un anormal, un malade.
Seulement, dans les sociétés présentes, il faut qu’une vocation soit vraiment irrésistible pour qu’on obéisse à son impulsion. L’on choisit une profession comme on choisit une femme, par convenance et pour le profit plus que par goût. Comment veut-on qu’ensuite on s’intéresse vraiment à une besogne pour laquelle on n’est point fait ? On voit des hommes robustes, débordant de force physique, s’ankyloser sur des ronds de cuir pendant trente ans dans l’attente de la retraite. Des professeurs qui ne demandent à l’Alma Mater que le couvert et le vivre gâchent toute leur vie dans le rôle, ingrat de pédagogue. Au lieu d’être un plaisir, l’activité professionnelle est un supplice… Rendement ralenti dans le morne ennui d’une vie de bagne. Une seule joie : la paye des fins de semaine ou des fins de mois. Et toutes les mesures d’orientation resteront inefficaces aussi longtemps que les différences de métier donneront lieu à des inégalités d’avantages matériels.
Que l’on supprime ces inégalités et, spontanément, l’activité productrice s’organise sur la base naturelle de ce que Fourier appelait « l’attraction passionnée ». Chacun suivant ses tendances, le travail devient distraction, plaisir. « Je songe, disait Anatole France, au fabricant de pipes que nous montre William Morris dans son beau conte prophétique, ce sculpteur ingénu qui, dans la société future, fait des pipes d’une beauté sans pareille parce qu’il les fait avec amour et qu’il les donne et ne les vend pas. »
La suppression de privilèges matériels ne provoquerait pas la pénurie des techniciens plus que celle des vrais artistes… Au contraire : si l’étudiant qui a les capacités requises est payé comme producteur pendant son apprentissage technique, pourquoi prétendrait-il rester manœuvre malgré ses aptitudes et ses penchants ?
Restent les travaux rebutants et pénibles, mais indispensables, pour lesquels on ne trouverait peut-être pas de volontaires. Tout le monde, en ce cas, y serait astreint pendant un temps limité — en attendant qu’on en charge des robots… ce qui ne tarderait guère.
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Conclusion ? Il ne serait pas nécessaire de recourir à des moyens coercitifs anormaux ni à d’extraordinaires mystiques pour plier les hommes, dans une société d’où l’intérêt strictement individuel serait banni, à la discipline d’un travail allégé par la machine. « Il suffit, remarquait Séverac, de ne pas les imaginer pires que maintenant pour concevoir qu’ils accepteraient aisément un travail qui serait court, qui serait utile, conforme aux goûts de chacun et qui ne comporterait aucun surtravail créateur de plus-value. » « Il serait sage, constate également J. Duboin, de confier le paresseux à un aliéniste, car l’homme qui refuse de travailler en échange d’une existence confortable et de loisirs agréables est un malade qu’il faut soigner. »
On pourrait donc envisager avec confiance « les destinées d’un régime où chacun, par un petit nombre d’heures de travail, se trouverait assuré d’avoir ainsi conquis le droit de vivre proprement. » Il ne serait nullement nécessaire de chercher dans les surcroîts de rétribution des motifs supplémentaires d’émulation et d’encouragement. Pas de catastrophes économiques à craindre malgré le déclin des mobiles strictement égoïstes à condition de limiter les excédents de naissances aux progrès de la production… Et ce dernier problème lui-même ne serait pas insoluble, la nouvelle société n’ayant besoin ni de chair à travail ni de chair à canon, ni, par suite, de féroces lois anticonceptionnelles ou de primes de reproduction.
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Ainsi, loin de contribuer à l’accroissement des richesses, le mobile de l’intérêt personnel est, de nos jours, créateur de misère. En provoquant l’accumulation de la monnaie en certaines mains, il écarte du circuit normal de la distribution des masses de marchandises inachetables par les éventuels clients désargentés et bloque la machine productrice. Il empêche par tous les moyens le libre épanouissement de l’abondance puisque la vente des produits et des services ne peut être profitable que par la rareté. Pour l’humanité, voici donc le dilemme : le profit pour certains dans la misère des foules ou l’abondance pour tous dans une économie distributive sans profit personnel.
Ceux qui tiennent les leviers de commande sont certainement prêts à détruire de nouveaux produits, matériel et hommes, pour maintenir les profits de quelques-uns dans la misère générale. Les peuples, eux, sauront-ils choisir l’économie sans profit dans l’abondance et imposer leur choix ?
Lyg