I
À la première page de son livre, M. Maurice Bardèche prend la précaution d’affirmer qu’il ne défend pas la cause de l’Allemagne ; pourtant, une lecture attentive permet de se rendre compte qu’il met en doute la plupart des crimes reprochés aux Allemands pendant la dernière guerre, ne retient que ceux qui sont abondamment prouvés, s’interdit de porter un jugement sur ceux qui ont frappé des victimes étrangères parce que, prétend-il, sa juridiction s’arrête à la limite de sa nationalité, et il discute encore ceux qui sont attestés, et souvent encore les excuse, les justifie, et lorsque les coupables ne peuvent présenter d’alibis, il leur cherche, semble-t-il, des raisons susceptibles d’atténuer leur culpabilité.
Qu’il nous soit permis d’inscrire ici une précaution identique à la sienne :
ce n’est pas pour l’accuser, lui, personnellement, ni pour faire chorus avec ceux qui l’ont arrêté à cause de son livre (et dont les griefs ne sont pas de même nature que les nôtres) que nous entreprenons de réfuter ici sa plaidoirie. L’auteur a pris à tâche l’impossible réhabilitation des chefs nationaux-socialistes ; et les arguments que nous opposerons à sa thèse ne seront sans doute pas repris par le ministère public, ni par les autres réfutateurs émanant de partis ou de milieux avec lesquels nous n’avons aucune attache. Dans un autre organe, un rédacteur que nous ne connaissons pas a formulé des objections judicieuses contre la réhabilitation des chefs français de la Milice de Vichy tentée par M. Bruckberger ; ces objections, nous les faisons nôtres, et l’on verra que nous en présentons de semblables contre la réhabilitation des condamnés de Nuremberg audacieusement et imprudemment tentée par M. Bardèche.
Commençons par indiquer que tout ce que dit M. Bardèche n’est pas injuste. Il déclare réprouver les crimes de guerre ; nous aussi. D’ailleurs, « crime de guerre » est un pléonasme ; la guerre étant elle-même une espèce de crime global qui renferme tous les autres, une Somme du crime, en quelque sorte, nous condamnons les crimes de guerre en condamnant la guerre ; le fait que nous réprouvons la tuerie en bloc nous dispense de préciser que nous honnissons l’assassinat en détail.
Nous souscrivons volontiers à des phrases comme celle-ci, cueillie à la page 167 de ce Nuremberg auquel M. Bardèche a donné ce sous-titre inattendu :
« Ou la terre promise », assez bizarrement juxtaposé au titre : « Dans la mesure où l’armée allemande a commis des actes contraires aux lois de la guerre, nous condamnons ces actes et les hommes qui en sont responsables, mais sous la condition qu’on les produise avec les circonstances qui les ont accompagnés, qu’on en recherche les responsables sans esprit de parti, et que de tels actes soient condamnés chez tous les belligérants quels qu’ils soient. »
De même, nous ne voyons rien qui nous heurte, bien au contraire, dans cette déclaration glanée un peu plus loin :
«…À condition que les officiers allemands poursuivis à ce titre seront punis des mêmes peines que les officiers français responsables d’actes analogues en Indochine, avant et après cette guerre, car enfin, pourquoi faudrait-il appeler crime l’incendie d’un pavillon de briques, et peccadille l’incendie de villages en bambous ?»
Le contenu de ces deux citations est fort judicieux, ce n’est pas nous qui y objecterons. Un meurtre et un incendie commis par un Français ne sont pas moins odieux qu’un incendie et un meurtre commis par un Allemand. Il n’y a pas de raison de s’indigner de la répression allemande en France si l’on approuve la répression française à Madagascar. Nous avons d’ailleurs été surpris qu’ayant admis cette comparaison et témoigné ainsi d’une égale commisération pour un Français et pour un sujet colonial M. Bardèche parle ensuite avec tant de dédain raciste des Juifs, des Noirs et des Asiatiques. Mais passons : le droit de critique peut faire manquer au devoir de charité sans que cela soit très grave ; ce n’est pas en cela que nous nous proposons de l’entreprendre.
Nous avons dit que M. Bardèche, encore qu’il s’en défende, a donné l’impression de vouloir innocenter les bourreaux, et son plaidoyer nous heurte surtout quand il s’attache à dénoncer le procès de Nuremberg comme une erreur judiciaire à l’égard des chefs nationaux-socialistes.
M. Bardèche use d’un procédé troublant dans son argumentation justificative. Quand il prend la défense des soldats ou des subalternes, il dit : « Ils ne sont pas coupables, car ils étaient couverts par les ordres reçus en exécution desquels ils ont dû commettre des atrocités qu’ils réprouvaient en leur âme et conscience» ; et quand il prend la défense des chefs, il dit : « Ils sont innocents, car ils n’ont jamais ordonné les atrocités commises à leur insu dans des camps dont ils ignoraient les horreurs. »
On voit que les deux termes de cet artificieux plaidoyer se contredisent et s’excluent ; ou bien les chefs ont commandé les crimes au corps défendant des exécutants malgré eux ; ou bien les subalternes les ont commis à l’insu des chefs. À la vérité, les deux cas se sont produits indépendamment les uns des autres. Il est probable que les destructeurs d’Oradour-sur-Glane ont agi sans consulter l’état-major du Führer, et que la plupart des crimes du même ordre furent improvisés ; mais quand des régions entières du front Est furent rasées et dépeuplées, quand des centaines de milliers, quand des millions d’hommes mouraient dans les camps, il est impossible que les dirigeants nationaux-socialistes ne l’aient point su, et même qu’ils n’aient point donné d’ordre autorisant l’accomplissement de ces massacres.
Certaines troupes ont sans doute obéi à regret à des chefs sanguinaires, de même que certains chefs ont été dans l’ignorance des excès commis par leurs troupes. Mais il ne pouvait s’agir à la fois des mêmes troupes et des mêmes chefs.
À la vérité, toutes les armées en guerre, tous les états-majors, tous les gouvernements belligérants, commettent des crimes dans la responsabilité desquels, ils sont quelquefois solidaires depuis le plus humble soldat jusqu’au généralissime le plus inaccessible. Cela, d’ailleurs, M. Bardèche le reconnaît.
Vouloir innocenter les gouvernants du IIIe Reich et leurs gauleiters est une erreur. Ils n’ont été les martyrs que de leur propre férocité. Nous ne sommes donc plus ici d’accord avec M. Bardèche ; et nous serons en désaccord avec lui sur quelques autres points que nous allons passer en revue.
II
M. Bardèche estime que le tribunal de Nuremberg n’avait pas qualité pour les juger, fussent-ils coupables ; et il lui dénie cette qualité pour différentes raisons. En voici d’abord deux :
1° Pour qu’un juge soit habilité à sévir contre un criminel, il convient que ce juge n’ait pas, lui aussi, quelque crime à se reprocher ; or, les gouvernements qui avaient délégué à Nuremberg des juges et des procureurs ont à se reprocher des crimes semblables à ceux qu’ils ont poursuivis et sanctionnés ;
2° La guerre étant une épreuve de force entre deux parties en désaccord, celui-ci se trouve tranché dès l’instant où l’une des parties a obtenu la victoire, et c’est un additif immoral et non convenu à la règle du jeu, un prolongement inadmis du jeu lui-même, que le jugement forcément partial du vaincu par le vainqueur après que les armes ont décidé.
Ces deux raisons de répudier Nuremberg sont peut-être pleines de logique. Il se peut bien qu’on puisse mettre dans le même sac …les juges, les jugés, les égorgeurs mêlés avec les égorgés… (Victor Hugo, Légende des Siècles.) et il se peut bien aussi que de mettre à mort des têtes augustes, des gens ayant régné, des potentats hier habitués à commander au bourreau et aujourd’hui surpris d’avoir à passer par ses mains, rompe inopportunément, aux yeux de certains, avec l’ancien usage de mansuétude envers les tyrans disgraciés.
À ces deux raisons, nous ne répondrons pas par des arguments propres à les réfuter selon une dialectique rigoureuse. Nous dirons seulement ceci :
1° Les juges ne nous importent guère, car les jugés ne nous intéressent pas ; Ribbentrop et Goering auraient-ils été jugés par le Diable en personne, nous n’y prendrions pas garde ; les hommes d’État et les chefs d’armée qui furent condamnés à Nuremberg, même s’ils le furent parce que leur sort était fixé par d’autres chefs d’armée et d’autres hommes d’État aussi impurs, aussi nuisibles qu’eux, ne nous inspirent aucune pitié, et ce qui est advenu de leur personne nous laisse insensibles et froids ; en condamnant l’État, la guerre et l’armée, nous avons anticipé sur la sentence qui les a frappés ;
2° Nous ne voyons aucun inconvénient à ce qu’à l’issue d’une guerre les gouvernants vainqueurs fassent périr les gouvernants vaincus ; après une hécatombe de plusieurs millions d’innocents, cela ne fait en somme qu’un petit nombre de morts en plus, et généralement coupables ceux-là. Si l’incertitude de gagner la guerre, et la conviction de mourir pendus s’ils la perdent, pouvaient les faire hésiter avant, ce serait peut-être un salutaire répit qui nous en exempterait.
Si les meneurs de peuples deviennent aussi sévères les uns envers les autres qu’ils le furent dans le passé à l’égard de ceux qu’ils gouvernaient, la punition des majestés déchues pourrait être le commencement de la sagesse pour les majestés régnantes, encore que des précédents fameux n’autorisent que médiocrement cet espoir.
En effet, il est beaucoup plus fréquent que M. Bardèche ne feint de le supposer que les vainqueurs jugent les vaincus. Le général Franco, fait mourir l’un après l’autre, en Espagne, les antifascistes qui lui ont résisté et qu’il a défaits ; les trotskistes ont été jugés en Russie après l’écrasement de leur faction ; les grévistes des mines du Nord sur qui M. Jules Moch a remporté une glorieuse victoire ont été poursuivis devant les tribunaux et incarcérés ; et sans remonter à Alexandre, qui fit passer au fil de l’épée les habitants de Tyr dont il venait de s’emparer, sans parler des Albigeois, sans rappeler la mise à mort de Vercingétorix et l’exil de Napoléon, combien de combattants, à qui le sort des armes avait été contraire, ont subi la loi du plus fort et le vae victis, que le verdict de Nuremberg, à l’instar de celui qui frappa Jeanne d’Arc, a seulement paré de solennité judiciaire et de procédurière hypocrisie ! Sommaire ou formaliste, c’est la même justice, et il n’y a entre ses deux manifestations que la différence qui paraît entre le jugement de Louis XVI et l’exécution de Nicolas II.
Donc, sur ces deux points-là, l’impossibilité où nous sommes de nous apitoyer sur le sort des comparants et des condamnés nous empêche d’objecter à l’appel de la cause, au réquisitoire et à la condamnation, quand bien même on nous prouverait qu’ils ne furent que manœuvre, vindicte et arbitraire — comme dans la justice de classe qui sert d’arme aux vainqueurs de la lutte sociale quotidienne.
III
Laissons de côté sans les discuter certains points qui nous entraîneraient trop loin. « Les millions de morts slaves ou juifs ne nous importent pas, explique en substance M. Bardèche, car, si malheureux que cela puisse être, ce n’est pas à nous, Français, de réclamer, pour ces morts qui ne nous sont rien, une réparation que ni le peuple juif, ni les nations slaves, ne paraissent disposés à demander, et nous n’allons pas, pour une cause qui regarde d’autres que nous, laisser s’aggraver un différend franco-allemand que je considère comme déjà trop grave, et le laisser s’éterniser quand il n’a duré que trop. »
C’est en substance ce que dit M. Bardèche. Bien entendu, ce n’est pas nous qui proposerons d’élargir l’abîme que trois guerres ont ouvert entre le peuple allemand et le peuple français. Surtout, il faut éviter de nouveaux litiges entre eux ; l’Europe sera mal pacifiée, et son atmosphère irrespirable, et la paix précaire, tant qu’il subsistera entre eux une division savamment entretenue ; quelle erreur serait-ce, que de leur préparer une guerre éternelle dans l’avenir sous prétexte que les guerres du passé les ont dressés l’un contre l’autre ! Si l’oubli des offenses reçues est un sacrifice, je crains bien que ce ne soit précisément ce sacrifice-là qui doive être offert à la paix ; la paix mérite de très grands sacrifices, et celui-ci doit lui être fait, sinon aucune paix ne sera possible.
Admettons donc qu’il n’entrait pas dans le rôle du procureur français de demander justice pour les Juifs et pour les Slaves : admettons-le pour n’avoir pas à discuter plus avant ; mais admettrons-nous en même temps que les chefs nationaux-socialistes étaient innocents des crimes dont il s’agit, sous prétexte que, juridiquement, l’accusation n’avait pas qualité pour leur en demander raison ?
Il faut tout de même manifester un minimum de bonne foi. Comment se fait-il que M. Bardèche, si étroitement français qu’il refuse de s’intéresser aux victimes quand elles sont juives, consente à s’intéresser aux assassins, bien que ceux-ci soient allemands ? Si son nationalisme l’éloigne de toute pitié envers les innocents, d’où vient qu’il l’autorise à tant de compassion à l’égard des coupables, en dépit du fait que les uns comme les autres doivent être pour lui des étrangers ? Refusant de s’indigner des persécutions antisémites, parce que, Français avant tout, elles ne le concernent pas, comment peut-il s’indigner avec autant de véhémence du jugement de Nuremberg qui, rendu contre des Allemands, ne devrait pas — de son point de vue propre, non du nôtre — le concerner davantage ?
Adoptant sa manière de penser les choses et de présenter les faits, nous pourrions, nous, tout aussi bien, restreindre notre horizon à notre idéologie comme il a circonscrit le sien à sa nationalité, et nous permettre cependant les mêmes échappées de complaisance ; rien ne nous empêcherait alors de dire : « De même que ces victimes nous indiffèrent parce qu’elles avaient le Talmud pour loi, de même ces inculpés nous laissent froids parce qu’ils avaient la croix gammée pour drapeau. Nous nous moquons de savoir si le ministère public était constitué régulièrement, s’il s’est abstenu de réclamer réparation de certains crimes ; s’il a, au contraire, réclamé réparation de crimes qui ne concernaient pas sa juridiction et n’étaient pas de son ressort, et même si tout cela n’était qu’une parodie de justice, ou qu’une ‘espèce d’aventure de guerre arrivée en marge des champs de bataille ».
En nous refusant à considérer comme « étranger » quoi que ce soit « qui soit humain », nous nous plaçons sur le terrain, tout différent, où se plaçaient les antimilitaristes qui défendaient le capitaine Dreyfus ; pour nous, les étrangers, ce sont les bourreaux ; nos compatriotes, ce sont les victimes ; et la défense de l’homme, c’est la défense des victimes contre les bourreaux. Et c’est un abus de mots que vouloir nous faire considérer les chefs nationaux-socialistes, les compagnons d’Adolf Hitler, comme des victimes, sous prétexte que le bourreau les a pendus, ou sous prétexte que le bourreau lui-même, ou ses chefs, méritaient la corde, ce qui, pour l’instant, n’est pas en question.
IV
M. Bardèche combat le principe, appliqué à Nuremberg, de la responsabilité collective. Il consent à ce que soient jugés et punis individuellement les auteurs d’actes de cruauté qui ont été identifiés et confondus, et si ce désir est sincère, il a été en partie exaucé, puisque des nazis, des S.S., des feldgendarmes et autres tortionnaires ont expié ; mais il n’admet pas que la partie engage le tout et que la collectivité soit responsable pour l’individu.
Evidemment, c’est là correctement raisonner ; on ne peut reprocher un crime qu’à qui le commet ou l’ordonne ; un crime commis par un vigneron, un nègre, un gymnaste, un titulaire de la médaille de sauvetage, un unijambiste, ne rejaillit point sur l’honnête communauté des vignerons, des nègres, des gymnastes, des sauveteurs médaillés et des invalides à jambe de bois. Dieu fut injuste en condamnant toute l’humanité pour la faute d’Adam et le crime de Caïn, et en 1949 aucun des gouvernements dont les soldats occupent l’Allemagne ne parle plus (c’était bon pour la propagande de Londres en 1943) de châtier ce pays du premier homme jusqu’au dernier et jusqu’à la consommation des siècles pour les abominations du sieur Himmler.
Toutefois, nous ferons observer à M. Bardèche que cette mesure, ce sang-froid qui président à notre jugement, et qui font que nous préférerions le suspendre sur une tête coupable plutôt que de le laisser s’abattre sur une tête innocente, les brutes sanguinaires qui ont fait tant de mal à l’Europe ne nous en ont pas toujours donné l’exemple. Certes, j’ai été témoin, pour ma part, d’occasions où les Allemands, ayant eu des hommes tués, ont renoncé à exercer des représailles qui eussent été conformes aux « lois de la guerre» ; mais je sais aussi, et j’ai vu, des cas où ils ont massacré des malheureux sans défense. Cela est le fait de toutes les armées, soit, et il faudrait exterminer toutes les nations, si chaque nation devait payer pour tous les crimes de ses armées. La responsabilité collective, considérée sous cet angle, est inconcevable.
Tellement inconcevable que les préjugés chauvins tels que l’ostracisme envers les prisonniers allemands, se sont dissous progressivement, au point qu’en 1949, même dans des clubs très patriotes, des « travailleurs libres » jouent au football en compagnie de coéquipiers qui, en 1944, tiraient au coin des bois sur les territoriaux en débandade ; si ces Allemands étaient exempts de contagion nazie, ce n’est que justice à leur égard, et s’ils en avaient été contaminés, cette rééducation ne peut pas leur faire de mal, sans parler du profit qu’en peuvent tirer les Français de leur côté.
Raisonnerons-nous de même à l’égard des chefs, des personnalités influentes, des membres importants et agissants du parti national-socialiste allemand ? Nous y reviendrons tout à l’heure.
L’autre jour, j’ai vu passer un ménage allemand dans la rue ; il était sympathique et souriant ; une fillette le devançait en gambadant, appelant ses parents dans sa langue natale, et c’est toujours amusant d’entendre un enfant s’exprimer dans une langue étrangère. La fillette semblait heureuse, et les passants disaient :
— Ce sont des gens comme d’autres ! Comme c’est drôle !
Eh ! non, ce n’est pas là une chose singulière : c’est au contraire tout naturel. Il faut qu’une éducation inepte ait profondément perverti vos esprits pour que vous soyez surpris de trouver dans ces étrangers des gens semblables à vous. Que vous vous étonniez des différences qui vous apparaissent entre eux et vous, voilà ce que nous comprendrions sans peine ; et non pas que vous trouviez extraordinaires vos similitudes. Plus vous vous apercevrez que vous avez de points communs, plus vous serez prompts à rejeter la tentation ou l’offre de vous entre-exterminer. C’est là ce que nous vous dirons toujours au sujet des peuples qui vivent en d’autres contrées de la planète, qu’il s’agisse de ceux-ci ou de ceux-là, et sans nous dissimuler que ces peuples ne sont pas parfaits, qu’ils ont envers vous les mêmes préjugés que vous envers eux, qu’ils ont besoin, eux aussi, de faire le même effort sur eux-mêmes pour vaincre leurs préventions pareilles aux vôtres, et de reconnaître leurs erreurs et leurs crimes dont les vôtres sont quelquefois la réplique, et de faire un mea culpa qu’on pourrait aussi, en bien des cas, vous conseiller !
Le drame, c’est que tous, tant que vous êtes, vous ne faites jamais connaissance autrement qu’avec un uniforme sur le dos ; et à ce moment-là, il vaudrait beaucoup mieux pour vous que vous ne fissiez pas connaissance, car alors vous n’êtes plus des hommes, vous n’êtes plus « des gens comme d’autres », vous êtes devenus des monstres, ou des brutes, ou des imbéciles. Avec un uniforme sur le dos, vous êtes devenus, ou bien le robot automatique des froids calculateurs à l’âme polytechnicienne, ou bien l’exécuteur passif des avocats parlementaires appelés aux hautes destinées des républiques laïques, ou bien le soudard déchaîné des grands fanatiques de l’histoire.
Aucun aveuglement ne nous dissimule les qualités du peuple allemand, que les autres peuples ont intérêt a connaître, ni ses défauts ni ses erreurs, que, dans son propre intérêt, le peuple allemand doit consentir à s’entendre énumérer. Dans la seconde guerre mondiale, les crimes reprochés à l’Allemagne ne sont pas imputables collectivement au peuple ; s’ils sont imputables à l’armée, c’est dans la mesure où l’on peut accuser une armée d’être criminelle (a‑t-elle donc une autre mission que celle de tuer?). Mais ils sont surtout, ils sont presque exclusivement imputables au Parti. C’est le Parti, sa mystique de la race, sa xénophobie exacerbée, son dogmatisme étroit, son messianisme illuminé, qui sont à l’origine des atrocités folles, de celles qui confondent l’imagination et plongent l’esprit dans la stupeur. Leçon tragique ! Papiste ou huguenot, guelfe ou gibelin, ou de quelque terminologie philosophique ou confessionnelle que vous vous réclamiez, c’est à ces excès morbides, à ces extravagantes aberrations, que vous conduira dans le crime le funeste esprit partisan, si vous vous laissez entraîner par les factions au nom d’un credo ancien ou nouveau, Talmud ou Mein Kampf, Kapital ou Koran, quand bien même serait pure et limpide la source qui a donné naissance à l’impétueux torrent d’intolérance et d’exaltation.
Cette responsabilité-là, elle appartient collectivement aux promoteurs du national-socialisme. Quand nous luttions, avant la guerre, pour le rapprochement du peuple français et du peuple allemand dans leur intérêt mutuel, nous n’avons jamais manqué de faire ressortir aux Allemands le danger que l’idolâtrie vouée à un dictateur pouvait faire courir au peuple qui s’y abandonnait. Le fait que ces puissants personnages d’un régime terrible sont morts ne nous réconcilie pas avec eux. Pourrions-nous les ressusciter que nous ne le ferions pas, et si, après la chute de Franco, quelqu’un prétendait l’absoudre et le réhabiliter, nous tiendrions le même langage, encore que la nocivité du potentat espagnol n’ait point débordé ses frontières et acquis l’envergure internationale comme celle des hommes de Berlin.
Empressons-nous de préciser que nous restreignons cette controverse au sujet particulier du livre de M. Bardèche et que nous nous abstenons d’élargir le débat tout à fait volontairement. En effet, si nous soutenons que les chefs nationaux-socialistes étaient coupables, nous n’entendons point par là qu’ils sont les seuls coupables ; peut-être ne sont-ils pas même les principaux coupables. Les premiers responsables des crimes de guerre, ce sont les responsables de la guerre ; or, à moins d’adopter le point de vue unilatéral du vainqueur ou du vaincu, il est impossible, sans une documentation complète et impartialement recueillie, de procéder à l’établissement lumineux de ces responsabilités, et il est à peu près impossible également de réunir cette documentation et de faire ce procès, les belligérants n’ayant pas l’objectivité requise pour que leur intégrité soit hors de soupçon, et les neutres ayant intérêt à s’abstenir de tout jugement comme ils se sont abstenus de toute participation.
Dès qu’on essaie d’embrasser le problème tout entier des responsabilités de la guerre, le désaccord est général. L’un accuse le fascisme, l’autre le capitalisme, l’autre le matérialisme, un autre le judaïsme, un autre l’Eglise, un autre les trusts ; un autre accuse les gouvernants qu’il sépare de leurs sujets, tandis qu’un autre rétorque que ce sont ces sujets qui se sont donné ces gouvernants et plaide qu’il y a complicité et solidarité entre le peuple et ses maîtres, entre les exécutants et les chefs ; d’autres envoient promener les grues métaphysiques, les entités, les mythes, pour proclamer que la guerre est un phénomène humain qui ressortit à l’initiative humaine et, par conséquent, à l’humaine responsabilité, et donc qu’il faut chercher les hommes. Là, la difficulté se complique, car cette responsabilité, en admettant qu’on l’ait prouvée et identifiée, se partage la plupart du temps entre plusieurs foyers, puis s’émiette en une foule de responsabilités intermédiaires, pour se diluer finalement dans l’immense et formidable et séculaire responsabilité passive des collectivités soulevées par le dogme, ou conduites par la loi, ou poussées par le fouet, vaste abîme où elle tombe et se perd et devient négative, où elle se transforme en irresponsabilité, à la façon d’un fluide qui change instantanément de signe lorsqu’il se précipite à la masse et s’engloutit dans l’inconnu.
Nous ne saurions donc nous placer sur le même terrain que les juges de Nuremberg pour discuter des responsabilités de la guerre ; mais nous ne pouvons nous placer sous le même angle que M Bardèche pour absoudre les hommes qu’ils ont condamnés. Ils étaient les chefs d’un parti qui détenait tout le pouvoir sur le peuple, et eux détenaient tout le pouvoir sur le parti ; qui dit pouvoir suppose acceptation de responsabilité. Diluée dans le peuple, émiettée dans les rangs du parti, partagée dans les cadres, cette responsabilité, à la tête, se cristallise et devient une chose évidente, presque visible, que les chefs ne peuvent pas nier.
Sans prétendre que tous ses membres, voire même tous ses chefs, ont une part égale, une solidarité sans nuance et sans degré dans les crimes du parti, il convient d’observer que le parti totalitaire est une organisation compacte, où tous les participants sont soudés avec une telle intégrité grégaire qu’il est à peu près impossible d’y discerner une responsabilité individuelle, chacune étant fondue dans une énorme et indivisible responsabilité commune. Quand la foudre s’abat sur une telle construction politique, elle ne peut choisir, elle ne peut dissocier : que ce soit un avertissement pour ceux qui seraient tentés d’en édifier de pareilles dans l’avenir !
Ayant lui-même exercé contre ses adversaires, et même contre des gens inoffensifs, des peines collectives pour des meurtres isolés, le parti national-socialiste avait donné, à son propre jugement et à sa propre condamnation, des précédents tels qu’on peut dire qu’il a subi sa propre loi, celle qu’il appliquait aux autres avant qu’elle lui fût appliquée.
Nous pouvons supposer sans invraisemblance que, si ce parti se reconstituait, il désavouerait les tueries de Ravensbruck et de Mauthausen, exactement comme l’Eglise catholique a désavoué les supplices de l’Inquisition. Que valent ces désaveux tardifs ? C’est du vivant d’Himmler, c’est du temps de Torquemada qu’il eût fallu les signifier.
V
Nous dédaignons aussi de considérer si l’on a fait jouer indûment une rétroactivité contraire à l’usage du droit romain. Quoi ! M. Bardèche s’indigne de ce qu’on ait condamné Keitel pour des actes qui étaient licites au moment où il les a commis, aucune loi internationale ne les interdisant alors, et cette loi ayant été créée pour les besoins du tribunal de Nuremberg ! Mais cette rétroactivité, contraire, certes, au droit romain, et au droit tout court, les nationaux-socialistes l’ont introduite dans le droit allemand dès leur accession au pouvoir, contre les militants de gauche, pour des actes commis par ceux-ci en pleine légalité sous la république de Weimar. Il est exemplaire que qui s’est servi du glaive meure par le glaive ; que M. Guillotin périsse par la guillotine, et M. Keitel par la rétroactivité.
Ni la rétroactivité des lois, ni la responsabilité collective n’est un concept romain, non plus qu’un concept chrétien ; à cette observation de M. Bardèche, nous ajouterons que nous ne les considérons pas davantage comme un concept démocratique. Et moins encore comme un concept libertaire ! Mais quand les chefs nationaux-socialistes ont-ils invoqué ces concepts, quand se sont-ils placés sous leur sauvegarde ? N’avaient-ils pas déclaré la guerre à l’idéologie traditionnelle pour substituer à ces concepts de nouveaux concepts relevant d’autres réalités ou d’autres mythes ? En définitive, si c’est une loi hitlérienne qu’on a appliquée à Nuremberg, si c’est une sentence hitlérienne qu’on y a prononcée, il est peut-être paradoxal qu’elles l’aient été par ceux qui ont vaincu Hitler, mais le fait qu’elles le furent contre les hitlériens enlève à cette critique la majeure partie de son importance. Ce nouveau droit qu’ils voulaient millénaire aura duré juste autant qu’eux.
Nous lisions, hier encore, le récit d’un survivant de Majdanek ; de tels témoignages n’ont pas obligatoirement le pouvoir de rendre prosémite un nationaliste occidental indifférent au sort des Juifs et des « Asiates» ; mais ils interdisent toute possibilité de réhabilitation des hommes qui ont été condamnés à Nuremberg.
Tous les hommes sensibles détestent, évidemment, ces mises à mort avec mises en scène, ces gibets, ces étalages de cadavres, même lorsque ce sont les cadavres de ceux devant qui, la veille, tout tremblait. Il faut d’ailleurs reconnaître que M. Bardèche cherche à convaincre, mais renonce à émouvoir. Il a compris, probablement, que s’il n’emportait pas notre absolution, il ne devait pas essayer de requérir notre pitié. Il a bien fait. Quelque provision de pitié que nous eussions, et quelque désir que nous éprouvions de n’en refuser à personne, c’est la faute, des grands dictateurs si nous n’en avons plus pour eux, car ils ont causé tant d’infortunes et de détresses que nous n’en aurons pas assez pour ceux qu’ils ont désespérés.
Si la procédure a été boiteuse, si la forme n’a pas été respectée, c’est bien regrettable ; mais combien il est plus regrettable que, sans forme aucune, sans nulle procédure, des millions d’hommes aient été abattus en rase campagne, réduits à mourir dans les parcs concentrationnaires, asphyxiés de la main des tueurs dans les chambres à gaz, sans avoir de juges pour les juger, de procureurs pour les mettre en accusation, ni d’avocats pour les défendre !
Enfin, si le procès des vaincus n’est, comme le soutient M. Bardèche, qu’une demi-justice, et si le procès des vainqueurs reste à faire, si la moitié des assassins demeurent en liberté, si le non-lieu dont bénéficient les gagnants de la guerre laisse l’équité insatisfaite, qu’y pouvons-nous ?
Ce n’est pas nous qui avons inventé Nuremberg ; nous n’y avons été ni légistes, ni juges, ni avocats, ni accusateurs, ni témoins ; nous ne sommes que des membres obscurs du public international. Nous sommes là dans une jungle où les mœurs des fauves nous inquiètent, parce que notre vie et notre sécurité en dépendent, mais où nous n’avons pas à discuter les lois qu’ils s’appliquent entre eux et que nous n’avons point édictées. Si leurs lois évoluent, si leurs tribunaux ne sont pas réguliers, c’est bien déplorable pour le petit gibier que nous sommes et qui n’a que trop d’expérience de ces tribunaux et de ces lois ; mais, habitués à trembler pour nous, nous nous taisons lorsque ce sont les maîtres de la jungle qui s’appellent les uns les autres à la barre et qui constatent à leur détriment cette même injustice et cette même inflexibilité dont nous les accusons si souvent. Nous écoutons le verdict ; nous disons : « Les tigres ont jugé les loups.»
Nous ignorons si, un jour, on jugera les tigres, après quels horribles désastres, quelles nouvelles épouvantes sans nom, ce jugement interviendra, et nous ne savons pas qui le rendra. Mais d’ores et déjà nous nous posons la question de savoir où sera alors la « terre promise », et ce que les Bardèche de l’avenir pourront bien penser de ce nouveau Nuremberg.
Pierre-Valentin Berthier