Nous n’avons jamais donné à la lutte de classes une valeur absolue. Cela ne signifie pas que nous mettions la classe ouvrière sur le même plan que les classes bourgeoise ou capitaliste, les exploités au même rang que les exploiteurs. Mais il y a, au fond des idées libertaires, un humanisme qui déborde la question des catégories sociales. Nous savons que le progrès de l’humanité a été, autant et peut-être plus que le résultat de la lutte de classes, le fruit des efforts des hommes qui, au long des siècles, ont apporté le plus possible de culture, de lumière, et qui ont combattu pour la liberté.
Or, dans l’immense majorité des cas, ces hommes n’appartenaient pas aux classes pauvres, ou ils n’ont pas été inspirés par des mobiles de classe. Les penseurs, les poètes, les chercheurs et les artistes grecs, moins deux ou trois exceptions, dont celle d’Homère est discutable, appartenaient aux classes privilégiées, ou en sortaient. La Renaissance et la lutte contre le fanatisme, l’obscurantisme religieux et l’oppression de l’Église, la Réforme n’ont pas et ne pouvaient pas être l’œuvre du peuple. La Révolution française qui, malgré ses limitations inévitables à cette époque, fut un événement formidable, dont les bienfaits répercutent encore dans une bonne partie du monde, a été l’œuvre presque exclusive de la bourgeoisie. Et, au cours du XIXe siècle, la bourgeoisie révolutionnaire, progressiste et sincèrement démocratique, fut une réalité telle que Proudhon dédiait « aux bourgeois », qui avaient su se battre pour le progrès de l’humanité, un de, ses livres les plus profonds.
Ni Marx, issu d’une famille petite bourgeoise, ni Engels, capitaliste fabricant de drap n’étaient des prolétaires, et il est piquant de voir les partisans apparemment acharnés de la lutte de classes faire remonter à ces deux hommes tout le socialisme, et par conséquent tout le contenu de cette lutte de classes. Bakounine et Kropotkine n’étaient pas non plus des prolétaires : le premier appartenait à la noblesse, le deuxième descendait — c’est pourquoi il était prince — de la dynastie des Rurik, fondateurs du trône moscovite. Et les hommes qui, appartenant à la classe prolétarienne, s’élevèrent à la hauteur de phares, guidant ou s’efforçant de guider les peuples — Fourier, Proudhon, Élisée Reclus lui-même, fils d’un pasteur aux modestes ressources — quoiqu’ils luttaient avant tout pour les classes pauvres et opprimées, étaient poussés par un sentiment humain, beaucoup plus que par un sentiment de classe.
L’expérience a prouvé que la lutte de classes est insuffisante pour assurer le progrès social. D’abord, elle n’a pas eu, dans l’histoire, l’importance qu’on veut trop souvent lui donner. Les révoltes d’esclaves des civilisations antiques ont été peu fréquentes et très limitées, et encore ignorons-nous dans quelle mesure elles n’ont pas été inspirées, ou guidées par des individualités supérieures, issues ou non des classes privilégiées. Les révoltes des serfs du moyen âge, particulièrement celles d’Allemagne et d’Angleterre, ont découlé des prédications de l’aile gauche des réformateurs religieux — Wicleff, Thomas Munzer et Jean Huss, par exemple — et conduites par des hommes qui, pour la plupart, n’étaient pas d’extraction populaire.
Mais ces luttes, auxquelles nous nous sentons rattachés et dont nous sommes les continuateurs, ont-elles eu plus d’influence, pour le progrès social, que l’œuvre de Darwin, dégageant l’esprit humain de sa gangue religieuse, lui ouvrant de nouveaux horizons, et contribuant à déterminer dans la vie pratique un nouveau comportement des hommes ; que l’œuvre de Roger Bacon qui, en fondant, en plein moyen âge, la science expérimentale, lui avait montré magnifiquement le chemin ? Ou que celle de Galilée, de Copernic, de Kepler, de Newton, qui, en dépeuplant les cieux de Dieux, d’anges et d’archanges, ont ouvert l’infini à la pensée humaine ? Et, en allant au fond des choses, l’œuvre des encyclopédistes, le combat opiniâtre d’un Voltaire quand tant de gens du peuple s’amusaient encore à voir rouer les hérétiques, n’ont-ils pas contribué à réveiller la conscience populaire, comme l’a fait plus tard l’œuvre du bourgeois Karl Marx, qui appliquait au problème social la méthode que le bourgeois Darwin avait appliquée à la biologie ?
La liste serait interminable des savants et des penseurs, des lutteurs — Louis Blanc, Blanqui, Barbès, Lassalle, Garibaldi, toute cette admirable jeunesse aristocratique russe qui « allait au peuple » pour le réveiller et l’éduquer — des écrivains : Victor Hugo, Eugène Sue, Zola, Anatole France, Gorki, Tolstoï, Dostoïevski, Blasco Ibanez, et tant d’autres, la liste serait interminable, dis-je, de tous ces hommes d’élite qui ont éveillé et guidé la conscience humaine ; de tous ces penseurs religieux ou non — un Lamennais ; un Edgard Quinet — qui ont apporté un effort utile à l’évolution heurtée, complexe de l’humanité.
D’autre part, si nous examinons les modifications de la structure sociale de la société, nous constatons que, dans les nations les plus modernement organisées, le problème des classes est loin de présenter le tableau net, la démarcation rectiligne et l’évolution stricte que Marx et ses continuateurs socialistes ou syndicalistes, ont affirmé.
Il y a bien longtemps que, s’opposant à l’étroitesse doctrinaire des marxistes qui nous accusaient d’être des métaphysiciens parce que nous tenions compte de la complexité des faits alors qu’ils avaient tout résolu d’une façon simpliste, les anarchistes ont annoncé ce qu’enfin on a dû reconnaître explicitement ou implicitement : c’est que le nombre des véritables travailleurs, des véritables exploités diminue, et que celui des parasites et des exploiteurs augmente. Kropotkine écrivait dans La Conquête du Pain, publiée en 1885 :
« Aujourd’hui, à mesure que se développe la capacité de produire, le nombre des oisifs et des intermédiaires augmente d’une façon effroyable. Tout au rebours de ce qui se disait autrefois entre socialistes, que le capital arriverait à se concentrer en un si petit nombre de mains qu’il n’y aurait qu’à exproprier quelques millionnaires pour rentrer en possession des richesses communes, le nombre de ceux qui vivent aux dépens du travail d’autrui est toujours plus considérable. »
Et il donnait, pour la France et l’Angleterre, des chiffres que Tcherkesof ne tardait pas à confirmer dans sa brochure fondamentale Pages d’Histoire socialiste.
Élisée Reclus lui-même, qui, s’il n’était pas économiste, étudiait largement et complètement la vie sociale, signalait le même fait dans l’Homme et la Terre. Il concluait qu’en fin de compte, le problème social devrait se résoudre, non pas du point de vue des classes, mais de celui de la conscience humaine.
Il n’y a donc pas, dans cette attitude, une seule position socialiste, ou éthique. C’est la réalité même des faits qui s’impose. Et, dans les faits sociaux, où les classifications économiques, culturelles, éthiques s’enchevêtrent, se chevauchent, et agissent dans toutes les classes, cette réalité déborde la stricte limitation classiste.
Soit inintelligence, soit ignorance qui restreignent les élans créateurs et limitent l’audace, soit sentiments, tempérament grégaires et stagnants, il est certain que de nombreuses fractions de la classe ouvrière ne tendent pas à la révolution. Et non seulement le sous-prolétariat, le millénaire fellah d’Égypte, le malheureux journalier ou paysan du sud de l’Italie, mais ce qui est plus grave, le travailleur bien rétribué de la société capitaliste.
L’Institut Gallup fit, aux États-Unis, il y a quelque temps, une enquête auprès des travailleurs de la ville et des champs. Soixante-dix pour cent espéraient pouvoir élever leur condition dans le régime « de la libre entreprise » capitaliste. On a pu voir, dans les années 1929 – 1932, où la crise avait causé aux chômeurs une situation terrible, qu’ils se morfondaient, mendiaient du travail et du pain, mouraient comme des mouches, mais ne songeaient nullement à renverser le capitalisme. Et leurs syndicats n’eurent pas même le courage de proposer les palliatifs qu’apporta Roosevelt.
Et c’est que, contrairement à ce qu’affirmait le pédantesque « scientifisme » marxiste, non seulement il n’y a pas prolétarisation de la bourgeoisie, mais au contraire, embourgeoisement du prolétariat. Embourgeoisement matériel et moral. La dernière guerre peut avoir interrompu, par les désastres qu’elle a causés, cette évolution, surtout au point de vue matériel. Le sens général n’en est pas moins un fait qui se poursuivra.
Aux pays de capitalisme privé prédominant, l’actionnarisme est un fait qui s’étend de plus en plus. Dans son livre Loocking Forward, Roosevelt signalait qu’il y avait, aux États-Unis, vingt-deux millions d’actionnaires des compagnies de chemin de fer. D’autres industries accusaient aussi des chiffres imposants. Ce qu’on appelle l’épargne, et qui se manifeste par des achats d’actions, d’obligations, de bons du Trésor, etc., est un fait qui tend de plus en plus à se développer dans les pays de grand capitalisme. Et cela, d’une part, lie et confond matériellement, quoique à des degrés relatifs, mais véritables, les exploiteurs et les exploités, mais surtout détruit chez ces derniers la volonté de changer un régime auquel ils se lient de cette façon.
Ensuite, et quoique puisse en dire une propagande démagogique qui, en fin de compte, s’avère stérile et ne fait que tromper ceux qui s’en servent, il est certain que, dans l’ensemble, la situation matérielle des exploités s’améliore. Les travailleurs européens vivent moins bien maintenant qu’en 1939, mais ils vivent beaucoup mieux qu’en 1848. De plus, ils travaillent moins d’heures, et, souvent, moins intensément. Les allocations familiales, les secours de chômage, toute la législation sociale ont contribué à améliorer leur sort. Et, car cela coïncide avec les intérêts de l’État, cette tendance ne fait que se développer.
C’est une des principales raisons, la plus importante peut-être, pour lesquelles on assiste au fléchissement de la volonté et de l’initiative révolutionnaires des travailleurs. Mais en même temps on peut constater que la nécessité de changer la structure sociale du monde et les rapports de la société s’impose de plus en plus à des hommes faisant partie des couches sociales non prolétariennes, et généralement non paupérisées.
Dans leur majorité, ces hommes souffrent moins que de nombreux travailleurs manuels. Mais l’observation des monstruosités engendrées par la société actuelle — crise de 1929 – 1939, fascisme, guerre mondiale, misère d’après-guerre, crise actuelle renaissante quand toutes les énergies disponibles devraient être insuffisantes pour reconstruire le monde — les fait conclure qu’une telle société est absurde, criminelle, et doit être transformée. C’est une conclusion d’intelligence et de conscience. Et si nous pouvions établir un pourcentage, nous verrions que la proportion de ces hommes non prolétariens ni prolétarisés suit aujourd’hui, par rapport à celle des véritables prolétaires, une courbe croissante.
Il va sans dire que, entre l’ouvrier qui croit au capitalisme, et le technicien appartenant aux classes moyennes qui veut le supprimer, nous sommes avec l’homme des classes moyennes ; qu’entre le paysan traditionaliste, attaché aux vieux préjugés et croyant à la nécessité des maîtres, et l’intellectuel libre qui s’efforce de trouver les normes d’une société meilleure, nous sommes avec l’intellectuel.
Mais, plus encore, nous avons toujours placé la conception et le sens de l’humain au-dessus de la conception et du sens des classes, parce que nous connaissons bien l’humanité. Nous savons qu’en général, intrinsèquement, un homme en vaut un autre. Nous savons que les circonstances, plus que leurs conditions personnelles, déterminent l’attitude des hommes ; que presque toujours l’ouvrier antibourgeois se conduirait comme le bourgeois s’il était né dans la classe qui l’exploite ; et que le privilégié combattrait le privilège s’il en était victime. Et comme les partisans du régime qui les favorise sont si nombreux qu’il est insensé de vouloir les faire disparaître ; qu’après une révolution il faudrait bien vivre avec eux en les arrachant à leurs privilèges comme on arracherait les prolétaires arriérés à leur misère, ce qui est sensé, ce qui est humain, c’est de comprendre dans la mesure du possible, et d’agir en conséquence.
Nous voulons supprimer les classes, et pour cela nous nous adressons d’abord à la classe qui nous semble avoir le plus d’intérêt à atteindre ce but. Mais il est des esclaves qui s’habituent à leurs chaînes. Et il est des non-esclaves qui veulent les en libérer. Au-dessus des classes, et pour tous les hommes, nous marchons avec ceux qui poursuivent la justice sociale, non pas au nom d’une classe, mais au nom supérieur de la conscience humaine.
Gaston Leval