I. — Une impression de Congrès
Je me souviens qu’un jour, dans un congrès de pacifistes qui se disaient volontiers « intégraux », les organisateurs avaient invité un parlementaire.
Celui-ci, avec la souplesse qui caractérise ces gens-là, écouta sans sourciller les déclarations, proclamations et appels, tous plus antimilitaristes les uns que les autres ; puis, la parole lui étant accordée pour clore les débats, il abonda dans le sens des congressistes.
Ensuite, dans le privé, il évoqua la situation et révéla qu’il savait, de bonne source, que Hitler se disposait à attaquer la Tchécoslovaquie. Les événements ultérieurs prouvèrent qu’il était bien renseigné ; or, à cette époque-là, l’engagement de Hitler de laisser les Tchèques tranquilles était tellement formel que l’annonce d’un tel reniement suscita une légitime indignation.
Mais ce qui me jeta dans la plus grande perplexité, ce fut d’entendre les chefs du congrès déclarer que si Hitler faisait une chose pareille, cette fois la mesure serait comble, et le moment venu de « montrer de la fermeté ».
Ces mots : « montrer de la fermeté », prononcés par ces pacifistes qui venaient de réclamer le désarmement, m’ont procuré un malaise que, depuis dix ans, je n’ai pu oublier. « Montrer de la fermeté » cela ne signifie rien, sinon menacer de faire la guerre ; et avec quoi ? avec une armée et des canons, évidemment. C’est-à-dire que ces pacifistes auraient pu dire tout aussi clairement :
« En ce moment, nous luttons contre l’armée et nous la supprimerions s’il était en notre pouvoir de le faire ; mais, si telle ou telle circonstance nous y oblige, nous serons partisans de menacer de faire la guerre demain au moyen d’une armée que nous combattons actuellement, avec des armements que nous voudrions détruire aujourd’hui. »
Langage inepte, attendu qu’une armée ne s’improvise pas en vingt-quatre heures ; et que si l’on pense se décider à faire la guerre au Jour de l’An, ce n’est pas à partir de Noël qu’il convient de s’y préparer. Toute guerre se prépare en temps de paix.
Quand on s’est ménagé les moyens de faire la guerre, cela ne signifie pas obligatoirement qu’on la fera, encore que la tentation l’emporte souvent sur la prudence ; mais quand on envisage de la faire peut-être, il faut la préparer sûrement. Rien, donc, n’est plus ridicule que de se résoudre à la « fermeté » (possible seulement si l’on en a les moyens), après avoir démantelé tout moral guerrier et boycotté toute préparation physique, propres à répondre à cette éventualité.
Certes, ces pacifistes étaient sincères ; ils voulaient la paix et s’opposaient à ce qui la mettait en péril dans leur propre pays ; mais du moment qu’ils admettaient l’obligation de lutter par les armes, seuls instruments connus de fermeté internationale, contre les bellicistes étrangers, leurs proclamations contre les-dites armes devenaient autant d’inconséquences.
Si l’on se refuse à avoir une armée, et ils avaient affirmé ce refus tout au long de leur congrès, il faut renoncer à s’en servir ; si l’on accepte d’utiliser son armée in extremis, comme un pis-aller regrettable, mais nécessaire, la première condition est d’en avoir une. Il est donc stupide de réclamer l’abolition du service militaire, ce qu’ils avaient fait en public, si l’on consent à faire la guerre dans six mois, ou même de menacer de la faire, cette menace n’ayant quelque chance d’être prise au sérieux qu’autant qu’elle correspond à un minimum de réalité, et l’on sait qu’un pays sans armée ne peut pas faire la guerre.
« Désarmons totalement, mais si l’on attaque nos alliés, défendons-les de toutes nos forces » Voilà un mot d’ordre qui ferait bien rire. C’est pourtant ce que paraissaient s’écrier les chefs de ce congrès pacifiste, après la révélation du parlementaire.
Mot d’ordre qui n’est pas même un reniement, et pas seulement un non-sens : c’est une malhonnêteté. Il est malhonnête d’accepter que soient envoyés à la guerre des gens qu’on a préalablement désarmés, à qui l’on a inspiré l’horreur des fusils et des champs de bataille. Je préfère un instructeur de recrues, qui n’envoie les jeunes gens à la boucherie qu’après leur avoir appris à se défendre et les avoir lestés de cartouches et de chauvinisme, à un tribun pacifiste qui admet que l’on soit ferme devant le provocateur étranger, même s’il ne l’admet que dans un cas sur mille, et qui, au préalable, a vitupéré contre les crédits militaires et adressé des messages de sympathie aux objecteurs de conscience.
Le confusionnisme oratoire et dialectique appartient à ce royaume vague et flou des idées abstraites que Stirner veut voir se briser sur son individu comme une folle houle sur un brise-lames de granit.
II. — Des pacifistes guerriers aux guerriers pacifistes
Le souvenir de ce petit fait m’a poursuivi pendant dix ans, et bien souvent je l’ai évoqué, médité, revécu. J’en suis arrivé à penser qu’il est impossible de concilier des principes abstraits absolus avec des événements circonstanciels et relatifs. C’est en vain que vous essayerez d’adapter ces principes à ces événements, ou ces événements à ces principes : tentez-le, et le moindre vent, le moindre séisme, jettera bas votre laborieuse démonstration.
Il faut avoir le courage d’en convenir, de ne pas dire toujours : « Mes idées sont excellentes, j’ai raison pour hier, pour aujourd’hui et pour demain, ici et là-bas, sans cesse et partout, et les faits corroborent l’excellence de mes idées, et mes idées s’appliquent universellement aux faits. » Il faut avoir le courage de ne pas dire cela, car cela n’est pas vrai.
Les hommes qui ont fabriqué la bombe d’Hiroshima se considèrent comme des pacifistes. Par une extermination inouïe, en détruisant une ville énorme avec toute sa population, ils ont fait finir instantanément une guerre qui, sans ce coup de tonnerre, se fût peut-être prolongée encore deux ans et eût tué deux fois plus de monde. Le général allemand qui préconisa cette « guerre totale » que Hitler, plus tard, érigea en système stratégique, se considérait comme un pacifiste ; car il posait en principe qu’une guerre mollement conduite, empêtrée d’humanitarisme, durerait inutilement cinq ans et ferait mourir dix millions d’hommes, alors qu’une guerre foudroyante, qui horrifie et terrifie, une guerre sans merci, ayant le massacre pour but et l’épouvante pour loi, ne durerait que six mois et ne tuerait que quelques centaines de milliers d’hommes, les populations criant grâce devant un déchaînement aussi apocalyptique.
Ce qui fait que les partisans allemands de la « guerre totale », et les partisans américains de la bombe d’Hiroshima, excipant du bénéfice en vies humaines par lequel se solde leur recours à la violence extrême, se donnent à la fois pour des partisans de la fermeté (certes, ils le sont!) et… pour des amis de la paix.
En 1940, les Allemands disaient aux Français : « Nous avons fait pendant six semaines une guerre inexorable, et maintenant c’est fini ; sans la guerre inexorable, la guerre durerait encore. » En 1946, les Américains ont dit aux Japonais : « Nous avons tué cent-cinquante mille hommes avec une bombe atomique, et la paix a été signée tout de suite ; sans la bombe atomique, nous nous battrions encore. » Forts de cette économie de gens massacrés, les guerriers inflexibles se croient sincèrement des pacifistes.
« Je fais la guerre », disait Clemenceau ; et beaucoup de Français ont applaudi à sa « fermeté », qui, en rendant la guerre plus terrible, semblait devoir la raccourcir. « Plus on en tue, et plus la fin de la guerre se rapproche », disaient les nettoyeurs de tranchées ; et ces gens attribuaient par là une vertu pacifiste à leur fermeté guerrière.
C’était la même fermeté dont parlaient les chefs pacifistes que j’évoquais en commençant. En puissance, elle avait la même vertu.
En ce moment même, en 1949, il y a des gens assoiffés de paix qui souhaiteraient que la guerre éclatât tout de suite, parce que, pensent-ils, l’un des deux blocs est actuellement dans un état de supériorité incomparable par rapport à l’autre, de sorte que six mois de guerre en 1949 nous en éviteraient peut-être cinquante dans quelques années d’ici, le temps qui passe ayant tendance à équilibrer les avantages. Ces partisans de la fermeté croient fermement – qu’en sacrifiant la paix aujourd’hui pour six mois on lui rendrait un grand service futur, car un tel sacrifice la garantirait pour l’avenir. Dès qu’on envisage l’éventualité d’être ferme sur le plan international, c’est à ces situations, c’est à ces paradoxes qu’on aboutit. L’homme qui se suicide à trente ans en usant de toute sa fermeté est assuré de ne pas souffrir à soixante ans d’une lente vieillesse et d’une incurable agonie.
Cette argumentation est très en faveur. De nombreuses personnes de bonne foi ne disent-elles pas : « On a eu tort de signer la paix à Munich en 1938 ; si, à ce moment-là, au lieu de temporiser aux applaudissements des pacifistes, on avait sauté à la gorge de Hitler, celui-ci aurait été écrasé en quelques semaines, et une guerre de six années eût été épargnée au monde. Lorsqu’on admet l’éventualité de se montrer ferme, c’est-à-dire d’avoir recours à la force, il faut profiter, pour le faire, du moment où l’on est le plus fort, et non choisir celui où l’on est le plus faible. »
Si vous acceptez de discuter de l’opportunité diplomatique, historique, militaire. et d’y associer vos principes pacifistes, je vous défie de sortir avec honneur d’un tel débat. Vous ne passerez jamais de plain-pied du domaine des idées à celui des faits, et vous aurez l’impression de quitter la terre ferme pour les sables mouvants.
Nous en reparlerons tout à l’heure.
III. — Le pacifisme de guerre froide
Je fais une différence entre les naïvetés inconscientes d’un certain pacifisme nébuleux, mais désintéressé, et les pièges intentionnels d’une certaine exploitation du pacifisme politisé. Je ne confonds pas le pacifisme indépendant, sincère, qui est l’expression spontanée, subversive, libertaire de ceux qui sont rebelles au fait de la guerre comme à l’idée de la guerre, avec le pacifisme, oppositionnel aux yeux des uns, officiel aux yeux des autres, qui n’est en réalité qu’un aspect, une phase, un épisode de la guerre froide, donc un prélude à la guerre elle-même. Non, je ne fais pas cette confusion, je fais cette différence.
Il n’en reste pas moins que voici une nouvelle variété de pacifistes, ceux qui, estimant par avance que la menace gît d’un seul côté, désignent par avance l’agresseur, par avance la victime, et proclament d’avance, après avoir maudit la guerre et juré de mettre tout en l’œuvre pour l’empêcher, que, si elle éclate malgré tout, ils se rangeront du côté du bloc seul inoffensif selon eux, et le défendront par les armes, et feront la guerre avec lui.
De ces prises de position résulte une phraséologie particulière. On assiste à des meetings pacifistes à cent pour cent où des orateurs chantent les louanges guerrières d’un général « ami du peuple » et font acclamer par des salles délirantes ses victoires militaires et ses vertus de grand capitaine. On entend proférer des condamnations sans appel contre la guerre, édictées dans l’enthousiasme d’un pacifisme oratoire par des députés qui, demain, s’ils deviennent des hommes de gouvernement, nous embrigaderont comme soldats. La plupart de ces tribuns donnent pour base à leur pacifisme, pour preuve et pour garantie de leur amour sans borne de la paix, le rôle vaillant qu’ils ont joué et la part glorieuse qu’ils ont prise dans les guerres passées, dont ils sont fiers immodérément. Au cours de manifestations pacifistes grandioses, destinées, assurent-ils, à faire reculer la guerre, et ponctuées de leurs discours où la guerre est dénoncée comme une horreur et comme une canaillerie, ils arborent les décorations qu’ils ont gagnées dans celle d’hier, et défilent derrière les drapeaux qu’ils nous sommeront de défendre demain.
Le monde est divisé en deux camps, l’un qui se flatte d’avoir, en instaurant une société nouvelle, découvert le secret de la paix et affirme que l’autre veut lui faire la guerre ; l’autre qui se targue, en vertu de sa vieille et vénérable civilisation, d’avoir accordé aux hommes la liberté et accuse le premier de vouloir leur réimposer l’esclavage. Il y a du vrai de part et d’autre, et quiconque est de bonne foi ne peut le nier. Or, de part et d’autre. il y a des hommes prêts à courir aux armes pour le salut de cette vénérable civilisation et pour celui de cette société nouvelle, et ces hommes crient tous qu’ils veulent la paix, peut-être tous la souhaitent-ils en effet, mais ni d’un côté ni de l’autre ils ne sont disposés à laisser les fusils au râtelier, les canons dans les arsenaux, les uniformes au magasin, et, n’acceptant de renier aucune des satisfactions qu’ils tirent de leurs prouesses passées, ils sont prêts, sur un ordre — ou sur un mot d’ordre — à peindre de leur sang sur le mur de l’Histoire la fresque épique de leurs exploits futurs. Ils soufflent la guerre et la paix en bons zélateurs de Janus bi-front.
Simplicité, d’ailleurs, que de croire qu’on ne puisse faire la guerre au nom de la paix ; tout prétexte est bon pour faire la guerre, même le culte de l’Idole Paix. Vingt siècles ont été ensanglantés par des armées qui se prétendaient des légions du Christ, le symbole même de la concorde et de la fraternité. À peine délivrée des Anglais, l’Inde sanctifie Gandhi assassiné et les Hindous s’entre-exterminent au nom de l’apôtre qui les a libérés, et qui fut l’incarnation même du pacifisme. L’homme est un être si paradoxal et si compliqué qu’il est capable de partir en guerre au nom du principe qu’il combat. Le portrait de Staline trône partout là où Tito parle, et pourtant Tito a trahi Staline, et Staline a excommunié Tito, et si demain la guerre dresse Belgrade contre Moscou, c’est au nom du stalinisme et en invoquant Staline qu’on se battra des deux côtés (Satan, peut-être, invoquait Dieu quand il se leva contre Lui); et les soldats de cent guerres en Europe se battaient au nom du même Dieu ; rien ne s’oppose à ce que les soldats d’une guerre moderne se battent les uns contre les autres au nom du même homme, puisque ce sont des hommes de chair que l’on sacre dieux de nos jours, en ce siècle trop profane pour croire à des Immatériels. Ils peuvent se battre, aussi, épris du même principe : la Liberté, la Révolution, la Civilisation, la Démocratie, la Paix…
Et c’est pourquoi, brandissant les trophées des luttes vécues, portant crânement leurs brisques et traînant glorieusement leurs mutilations, ils revendiquent la paix en des manifestations monstres, jurant sur l’autel de la Paix de combattre pour elle jusqu’à leur dernière goutte de sang, de lui sacrifier leur vie, leur fortune, leurs enfants, de la protéger, les armes à la main, contre ses ennemis éternels, eux, ses amis et ses défenseurs de toujours ! Et c’est pourquoi ils entonnent des hymnes à la paix, en marchant au pas cadencé derrière des drapeaux qui sont les emblèmes de la guerre, et prêts à accueillir, aux accents de marches martiales, les troupes de choc motorisées de l’armée de leur choix ! Et c’est pourquoi ils s’acharnent à vouloir pacifier la terre sans abjurer aucune des erreurs morales qui ont été la cause de sa désolation !
IV. — Comment procède l’angoisse kropotkinienne
Qui de nous, j’entends de ceux qui sont le plus fermement et le plus anciennement convaincus, n’a jamais été le jouet d’une méditation de ce genre :
« Je n’éprouve aucune tendresse pour des démocraties de droite ou de gauche où l’injustice crie, où la corruption pue, où le scandale éclate quotidiennement au grand jour, et aucune admiration pour des dictatures de gauche ou de droite, où l’injustice se tait, où la corruption est inodore, où le scandale n’a pas besoin d’exister à l’état distinct, puisque la dictature en elle-même constitue un scandale permanent. Donc, aucun-choix entre elles, aucun parti à prendre dans leur querelle. Pourtant, s’il me fallait absolument choisir mon milieu sans que je puisse opter en faveur d’un tiers système, il va sans dire que je me prononcerais pour vivre dans la démocratie plutôt que sous la dictature, attendu que si toutes les deux m’inspirent des griefs égaux, la première m’autorise à les exprimer dans une certaine mesure, tandis que la seconde me contraint à les étouffer totalement ; or, à souffrance égale, un patient bâillonné est plus misérable qu’un patient qui peut se lamenter. Cette médiocre préférence me fera nécessairement désirer que, dans une guerre entre une démocratie et une dictature, ce soit la démocratie qui l’emporte. Mais si je souhaite la victoire d’un parti, est-il honnête de ne pas prendre ma part de celle-ci, et si je souhaite la déconfiture du parti adverse, ne serai-je pas un lâche en n’aidant pas à sa défaite et en laissant à d’autres le soin d’y travailler et le risque d’y concourir ? »
Lequel d’entre nous n’a point été parfois occupé en son esprit par cette dispute intellectuelle ? On condamne trop légèrement, d’un côté comme de l’autre, ceux qui l’ont résolue dans les faits, en prenant une attitude, ou en adoptant telle autre attitude opposée. Ce doute, trop de « purs » répugnent à le confesser. Ils ont tort, car il faut tout dire. Ce doute, après tout, c’est le doute de Kropotkine. Il l’a finalement dissipé en signant le « Manifeste des Seize ». Il s’est écrié : « Eh bien ! oui, j’aime mieux la démocratie française que le centralisme prussien, et puisqu’ils se font la guerre, je prends parti pour la France. »
Dès lors, son choix était fait, toute perplexité lui était épargnée, il avait conjuré en s’y abandonnant le tourment intime du scrupule et de la contradiction. Libertaire, il n’admettait que la création libre, indépendante de l’État ; dans la démocratie, il discernait des activités spontanées et naturelles, tandis que sous la dictature il voyait la totalité de l’initiative humaine subordonnée au pouvoir ; donc, la démocratie, si éloignée fût-elle de son idéal, lui paraissait plus proche de celui-ci que la dictature : partisan momentané du moindre mal, il pensait servir la cause de l’affranchissement définitif et de l’émancipation complète en se rangeant du côté des gouvernements le moins despotique contre le groupe d’États le plus centralisés. Encore qu’on pût lui faire observer que, parmi les gouvernements dont il prenait ainsi le parti, deux au moins, le russe et le français, l’avaient longtemps emprisonné et à jamais exilé, il avait l’impression de servir la liberté totale qui n’existait nulle part en soutenant, dans le conflit qui les opposait, un régime où il apercevait une lueur de liberté contre un autre qui n’en laisserait, croyait-il, subsister aucune trace après son triomphe. À ces considérations s’ajoutait pour lui cette conviction, que les Allemands compromettaient la liberté par leur docilité à la tyrannie (dont certes, ils ont donné trop de preuves), tandis que les Français avaient témoigné de leur aptitude à vivre libres par une inclination réitérée à la révolte contre l’injustice (inclination qui s’est, depuis longtemps, émoussée jusqu’à disparaître).
Puisqu’un apôtre de la fraternisation internationale, de la révolution prolétarienne, de la liberté universelle, aussi éclairé, aussi perspicace que Kropotkine, montrant une telle assurance de principes, pratiquant un humanisme aussi cultivé et aussi large, a pu, placé devant les faits, se déclarer partisan de la « fermeté » contre Guillaume II en faveur des « démocraties » alliées, il est bien naturel que des militants obscurs qui, sans avoir les mêmes lumières, étaient sollicités par les mêmes mirages, aient pu douter, et louvoyer, et chanceler quelquefois, pauvres consciences en détresse ballottées par la vague et enlevées par le tourbillon.
Et pourtant, où cela menait-il ? Impossible de faire la guerre sans conscription et sans armée, d’avoir une armée sans chefs, des chefs sans le commandement suprême de l’État. C’était la ruine du système même de Kropotkine. À la révolution russe, celui-ci s’étonnait que, le sachant anarchiste, on lui eût offert un siège dans le gouvernement. Mais à supposer que c’eût été un État bourgeois qui lui eût fait la même offre en 1914, sa souscription au « Manifeste des Seize » lui eût fait un devoir d’accepter. Kropotkine à Paris ministre de la guerre en 1914, c’eût été Clemenceau.
Mais le citoyen obscur ne se voit pas offrir de siège au gouvernement pour y diriger la stratégie d’une guerre démocratique contre le pouvoir absolu ; il se voit imposer sous peine de mort un uniforme de soldat de deuxième classe, un fascicule de mobilisation, un matricule et une feuille de route. Il n’a pas le choix de signer ou non un manifeste pour ou contre la guerre. On lui a certes inculqué par la propagande la notion de l’existence des dictatures, des menaces qu’elles font peser sur lui et du devoir impérieux qu’il a de défendre contre elles des régimes qui, quelque imparfaits qu’ils soient, s’attribuent tout de même, par rapport à elles, des mérites supérieurs. Quand on juge qu’il est assez persuadé par tous les arguments, en avant ! Tous, alors, sont d’accord pour lui remettre un fusil afin qu’il se montre « ferme », aussi bien ceux qui l’y ont encouragé toujours que ceux qui, toujours, se sont efforcés de l’en dissuader, et l’on est consterné de voir Kropotkine du même avis que Poincaré.
La crise de conscience dont souffrent les pacifistes, toutes les perplexités de leur caractère inquiet, sont résumées et contenues dans le scrupule kropotkinien qui pourrait s’exprimer ainsi : « Je lutte pour un état de choses qui guérisse le monde de la guerre et de l’oppression, mais si la guerre éclate néanmoins, ne devrai-je pas m’associer à celui des belligérants dont le triomphe nous rapprochera de cet état de choses et me laissera le plus de liberté pour en hâter l’avènement ? — et, ces deux belligérants futurs m’étant d’ores et déjà connus, pour lequel dois-je éventuellement opter en conséquence de ces considérations et en vertu de ce choix ? — lequel me donne le plus de garanties, le plus d’espoir ? »
En dépit de la propagande et de la contrainte, beaucoup sentent au fond d’eux-mêmes que, s’ils ont médité le grand doute de Kropotkine, il n’est pas résolu pour autant ; beaucoup éprouvent que consentir à une guerre, c’est les accepter toutes, que c’est accepter avec elles toutes les suites criminelles qui en découlent et l’anéantissement de l’individu, qui, citoyen, n’est pas grand’chosc, mais qui, soldat n’est plus rien du tout. Le soldat de la démocratie n’a pas un seul droit, pas un seul avantage de plus, qu’un soldat de la dictature, et si l’on considère l’histoire, on constate qu’il en est conscient, puisque celle-ci témoigne que le soldat républicain ne se bat pas mieux que le soldat totalitaire, quand d’aventure il ne se bat pas plus mal.
L’homme qui est conduit de force à la guerre ne contresigne pas de proclamation justifiant la tuerie ; nul ne pense à le lui demander ; c’est là une attitude que, seuls, peuvent songer à prendre ceux qui n’ont pas d’ordre de départ. Il se contente, s’il se laisse conduire, de se taire — ou, tout au plus, de grogner de façon inoffensive, — et s’il essaye de s’y soustraire, en général il ne le crie pas sur les toits. Mais en aucun cas il ne paraphe un quelconque « Manifeste des Seize », qui équivaut, dans son cas tragique, à mourir pour Dantzig !
V. — Revendication du droit de refuser notre concours aux événements qui nous dépassent
Faut-il donc ne voir que les faits et s’interdire d’en dégager une idée, attitude à la portée de n’importe quelle brute, ou ne vivre que dans les idées sans s’intéresser aux faits, ce qui est le propre du rêveur et du schizophrène ? Faut-il planer sur l’empyrée ou se colleter dans l’arène ?
Autant vaudrait demander si l’homme doit vivre en société ou dans la retraite. Ce serait une question stupide. S’il veut tremper son caractère, équilibrer son tempérament, forger sa personnalité, l’homme doit tour à tour se plonger dans la foule pour y acquérir l’expérience et se retirer dans la solitude pour y méditer. Il est donc naturel qu’il ne soit étranger, ni aux idées, ni aux faits. Avec toute l’humilité dont il est bon que s’imprègne une créature faillible, il doit seulement renoncer à faire adhérer étroitement par tous les points de leur surface des plans qui ne sont jamais parfaitement parallèles.
Pour l’homme de la base, de la masse, de l’obscurité, de l’anonymat, pour le pion humain, pour l’homme innocent, irresponsable mais conscient, connaître les faits, les faits qu’on lui annonce et qui sont des faits accomplis sans sa participation et sans son aveu, c’est connaître les pièges, et les connaître est essentiel à qui veut les éviter. Singulière morale individuelle, diront certains. Et la morale internationale, donc, quelle est-elle ? Pourquoi celle de l’individu serait-elle meilleure, ou du moins pourquoi celle-ci ne serait-elle pas en fonction de celle-là ? Pourquoi vouloir associer l’homme innocent à des crimes auxquels il est étranger, que ce soit pour les commettre ou pour les châtier ? Pourquoi exiger qu’il ne soit jamais absent du déroulement de faits dont on prétend qu’ils le dépassent ?
Quelle que soit la réalité de certains faits, quelle que-soit la logique avec laquelle on en discute, quelque respect que m’inspirent les hésitations de ceux qui fléchissent devant cette logique et ces faits, quelque compréhension que je manifeste à l’égard de ceux dont les principes de paix s’effondrent devant l’apparence de raison d’une altitude de fermeté, c’est à ceux qui ne se laissent pas enfermer dans le dilemme, à ceux qui restent sourds, imperméables, inchangeables, incorruptibles, que je garde mon approbation devant le problème de la guerre, parce qu’ils ont choisi un comportement de valeur éternelle, parce que si l’homme de guerre retire de la fierté de faire la guerre parfois, l’homme de paix met son point d’honneur à être en paix toujours. Pourquoi donc, dans l’arène universelle, veut-on contraindre chacun à être gladiateur ?
VI. — Le blé qu’on ne mange pas cette année fera lever celui de l’an prochain
Concevez-vous combien moins ingrate aurait été ma tâche si, au lieu de mettre l’accent sur les antinomies des attitudes absolues et des circonstances déterminées, de l’idéal et du fortuit, j’avais entrepris de rédiger un ardent plaidoyer contre la guerre infâme et pour la liberté du genre humain ? J’ai choisi, au contraire, ce sujet difficile, parce que je me soucie peu, ne faisant plus de propagande, de réitérer des affirmations, même utiles, qui seront réitérées ailleurs plus éloquemment que par moi.
J’aime à louvoyer sur la mer des Doutes, entre la côte des Mirages et le littoral des Lumières, afin d’en chercher les issues et d’y signaler les écueils. Mais je ne pousserai pas plus loin l’image, quelque lyrique que puisse être l’envolée sur laquelle elle me permettrait de conclure. Que désirons-nous ? fuir les mirages, accoster aux lumières, éviter les obstacles sur quoi trébuchent notre logique et nos sentiments, et les erreurs multiples, toutes baptisées vérités, auxquelles conduisent, la raison parce qu’elle est faillible, la foi parce qu’elle est aveugle ; et cependant, la raison est nécessaire pour discuter, et la foi est indispensable pour agir. Prohibera-t-on la discussion parce qu’elle divise les hommes tandis que l’action les réconcilie ? Condamnerait-on l’action parce que la base sur laquelle elle est entreprise n’est pas intégralement rationnelle ? Non, certes.
Sans railler, donc, ni mépriser, aucune action sincère, aucune discussion loyale, je dirai que ceux d’entre mes contemporains dont je me sens le plus proche, devant le problème de la paix, sont ceux qui ont renoncé à participer à la guerre et se sont promis de rendre leur enrôlement dans un conflit aussi improbable qu’il leur sera possible.
Ceci, d’abord, parce que l’effort de l’individu pour échapper et pour survivre aux cataclysmes sociaux, a quelque chose de sympathique et de méritoire quand ces cataclysmes ont tendance à faucher de plus en plus de victimes. Le salut de l’individu est un article de foi, et son auto-défense un sursaut d’énergie de l’espèce. S’il est un cas où le contrat social apparaît comme un mythe, et le modus vivendi de l’homme avec ses semblables comme une improvisation, c’est bien en cas de guerre. L’issue, ici, n’est pas un passage collectif, qui ne serait ouvert que sur des horizons sanglants, mais un chas d’aiguille individuel où il faut se faufiler.
Ensuite, si l’on voulait élever cette attitude à une valeur d’exemple, ou contester qu’elle en ait une, il suffirait de rappeler que ceux qui ont vaincu à un contre mille, leur cause fût-elle mauvaise, ont toujours séduit et provoqué l’admiration, mais moins encore que ceux qui ont vaincu sans armes. Les pionniers et les missionnaires qui sont descendus les mains nues sur les rivages barbares et inhospitaliers, et qui ont souvent pénétré là où les soldats n’entraient pas, ont toujours émerveillé ceux même qui discutaient et qui répudiaient leur foi. Que cette attitude soit inefficace devant certains fanatismes et certaines haines, cela est probable. Mais dans le cas du machiavélisme individuel qui peut mener au salut, comme dans le cas de l’apostolat individuel qui peut mener au martyre, dans le premier cas qui est clandestin comme dans le second qui est exemplaire, dans l’un comme dans l’autre se situe et se réfugie le véritable pacifisme, considéré, non comme une éventualité flottante subordonnée aux circonstances, mais comme une valeur stable de civilisation.
Quiconque n’est pas homme d’État et n’a charge de gouverner personne, autre que soi-même ; quiconque n’est pas sollicité de se prononcer sur l’utilité d’être « ferme » ou de ne pas l’être, n’a pas à fournir une opinion qu’on ne lui demande pas. Ce qu’il reçoit, lorsque la guerre éclate, ce n’est pas une prière de donner son avis, c’est un ordre de donner son sang ! Un ordre ne se discute pas ; par conséquente je comprends mal que ceux qui, le jour venu, sont simplement tenus d’obéir, fassent des distinctions sur les opportunités.
Seul a de la valeur, ce jour-là, le comportement de celui qui ne se trouve pas entraîné dans le courant, ou ne s’y laisse pas noyer. S’il prétend tenir la violence en échec par son abstention, il a choisi un apostolat, et je m’incline. Mais s’il prétend seulement s’y soustraire par son opportunisme, je ne lui sais pas mauvais gré de ce que son attitude est moins héroïque ; il a peut-être plus de chances d’être imité, et davantage encore d’être vainqueur. Je ne mésestime pas cette victoire, bien au contraire.
L’homme qui veut se défendre et qui mérite qu’on le défende est celui qui, ayant compris l’inanité des querelles internationales, a décidé d’en être indépendant, de s’en exempter, de s’abstenir d’y prendre part ; héroïque ou obscur, du moment qu’il s’est résolu à rompre avec l’usage de la guerre, comme avec une coutume abandonnée au passé et reléguée par lui au même rang que la traite des esclaves ou que les holocaustes païens (et l’on dira un jour : au même rang que les fours crématoires), il appartient déjà, du fait de cette rupture, à une humanité nouvelle, celle qui ne connaîtra que la paix. Prendre une telle décision, c’est le seul moyen de sortir du doute où nous encercleront toujours les prêcheurs de désarmement et de fermeté tour à tour, assez démocrates pour consentir à nous imposer la dictature de la guerre afin de lutter contre celle de la politique.
Ces abstentionnistes conscients, qu’ils soient déclarés ou clandestins, ces annonciateurs d’une humanité nouvelle ces grains de blé qui prétendent n’être pas mangés cette année, mais se réserver pour la semence de l’an prochain, ne sont encore, direz-vous, que quelques unités ? C’est possible. Mais quand une mutation se produit dans une espèce, ce ne sont, au début, que quelques individus qui en donnent le signal. Quand l’humanité simiesque est devenue l’humanité humaine, croyez-vous qu’en un seul jour tous les mufles de pithécanthropes se soient transformés en visages ? Est-ce instantanément que le nouvel être créé a su se servir de la parole, qu’il a découvert la profondeur de sa pensée, qu’il a inventé l’écriture ? N’a-t-il pas fallu des millénaires à son génie progressivement exercé pour inventorier les merveilles qui l’entourent, percer les mystères qui le dominent, perfectionner sa connaissance, son travail et son confort, méditer sur ses sentiments et ses passions ? Une multitude d’étapes n’a-t-elle pas été nécessaire ?
L’humanité sans guerre, la civilisation sans violence, sera une nouvelle étape de cette intéressante espèce ; elle ne s’annonce que par quelques spécimens imparfaits ; ceux-ci connaîtront longtemps encore les doutes et les réprobations familiers aux apôtres quand les apôtres sont en trop petit nombre ; mais le malaise que durent ressentir les premiers simiens en qui soient apparus les caractères de l’homme, et la raillerie scandalisée de leurs congénères, n’enlèvent rien à l’honneur que leur fit la nature. Ils furent les premiers dans la transition formidable de la faune bestiale au genre humain. Il faut également qu’il y ait des premiers dans la lente substitution d’une humanité pacifique à l’humanité barbare, dans le lent passage de l’univers concentrationnaire à l’univers libéré.
VII. Les fermes résolutions
On m’objectera sans doute que cette évolution n’est pas certaine ; — qu’aventuré en un domaine conjectural je me laisse entraîner à des affirmations gratuites ; — que, pour les besoins de ma cause, je recrée à mon gré la Genèse, une Genèse aussi peu prouvée et aussi nébuleuse que celles qui figurent dans des livres sacrés dont les esprits laïcs dénoncent à bon droit l’ascendant dogmatique et le tort qu’ils font à la science ; — et que, sur le faciès du « kapo » et du garde-chiourme, dans la mâchoire déjetée du tueur, dans le profil infernal des gangsters à l’œil torve, et dans tous les rictus du sadisme contemporain, transparaît constamment la bestialité ancestrale sous le léger vernis de l’humanité civilisée.
Sans capituler tout à fait devant ces objections, je m’inclinerai devant ce qu’elles peuvent contenir de pertinent et de judicieux. Si nous n’allons pas vers la paix, si nous ne progressons pas vers un avenir qui répudiera la violence et pour lequel la guerre sera comme un grand cauchemar dissipé par les lueurs d’une aube sereine et la musicale euphorie d’un réveil resplendissant, alors, nous retombons dans le doute ; et après ?
Ne sommes-nous pas accoutumés à vivre dans l’incertitude de bien plus de choses qu’il n’y en a de scientifiquement explorées ? N’a-t-on pas expérimenté l’électricité et l’énergie de l’atome sans être sûrs qu’elles existaient, ou sans connaître leur nature ? Christophe Colomb ne s’est-il pas élancé vers l’eldorado d’outre-mer, avant qu’il lui fût prouvé que l’océan n’était pas sans limites ? Ne devons-nous pas tous adopter une attitude de croyant ou d’athée, bien que nul d’entre nous ne puisse démontrer que Dieu est, ou n’est point ? Ne nous heurtons-nous pas de toutes parts à la brumeuse muraille du doute, de l’incertain et de l’inconnu ?
Écoutez Roger Martin-du-Gard quand il dit : « Ne pas trop redouter les contradictions. Elles sont inconfortables, mais salubres. C’est toujours aux instants où mon esprit s’est vu prisonnier de contradictions inextricables que je me suis en même temps senti le plus proche de cette Vérité avec majuscule, qui se dérobe toujours. Si je devais « revivre », je voudrais que ce soit sous le signe du doute.»
Et c’est profondément exact. Les plus fermes résolutions sortent des plus profonds débats. Fi de ceux qui affirment sans cesse, qui n’ont jamais connu qu’une route toute droite sans bifurcations, ni carrefours ! Fi de ceux qui prétendent qu’ayant un guide moral ou intellectuel infaillible, ils ne se sont jamais trompés, ni n’ont été tentés de le faire ! Fi de ceux qui ont trouvé et ramassé sur leurs pas la vérité toute faite, la panacée, la pierre philosophale, et n’ayant jamais été troublés par les vastes tempêtes, n’ont pas été rassérénés par les grands apaisements !
Pierre-Valentin Berthier