La Presse Anarchiste

Lectures

Un ami a beau me dire que nous avons beau­coup aimé l’un et l’autre, de Louis Guilloux, une nou­velle parue jadis dans une revue (« Europe ? – mais alors « Europe » pas encore tout à fait ce qu’elle est deve­nue), « Ange­li­na », dit-il, je n’en ai pas moins l’impression, obom­brée d’un sen­ti­ment de culpa­bi­li­té, d’avoir igno­ré jusqu’ici l’œuvre d’un écri­vain qui, main­te­nant, me paraît, au contraire, devoir s’imposer à l’attention des esprits libres. – Il y a quelques semaines, je n’aurais pas écrit ces der­niers mots. « Le sang noir », ce grand suc­cès de Guilloux avant la guerre, et que je viens seule­ment de lire (je ne pré­tends pas tou­jours à l’actualité), est assu­ré­ment un bou­quin très fort, mais gâté, dans sa seconde par­tie, par un expres­sion­nisme que l’on condam­ne­rait volon­tiers si l’on ne devait pas se dire qu’il faut bien qu’un grand écri­vain apprenne à deve­nir lui-même. Et pour quelques-uns des ouvrages plus récents dont je viens de prendre connais­sance, « Le Pain des rêves » et, sor­ti cette année, « Par­pa­gnac­co », je n’ai pas encore (mais ceci n’est point un juge­ment) exac­te­ment trou­vé le fil, le pre­mier me sem­blant, jusqu’à nou­vel ordre, ver­ser un peu trop dans la for­mule « popu­liste », et le second, mal­gré cet immense avan­tage à mes yeux d’être en grande par­tie cen­tré sur « la ville incom­pa­rable » (Venise), n’ayant pas encore trou­vé en moi un esprit assez délié pour en entre­voir la véri­table inten­tion. Il fau­dra que je revienne sur tout cela. Je ne le dis pas par poli­tesse, j’entends parce que je sais que Guilloux est un ami de mes amis, mais bien parce qu’entre-temps j’ai lu aus­si deux autres de ses livres, « Absent de Paris » et « Le jeu de patience », qui, sur­tout le second, me poussent à oser décla­rer que nos lettres n’ont peut-être rien pro­duit d’aussi vigou­reux depuis Mal­raux, mais qui témoigne en même temps d’une ins­pi­ra­tion beau­coup plus humaine. – Je ne dirai ici que deux mots – et c’est beau­coup trop peu – du roman-chro­nique « Le jeu de patience ». D’abord, je crus que l’on était en droit d’être quelque peu aga­cé par la tech­nique mor­ce­lée, ciné­ma­to­gra­phique, de l’ouvrage. Mais non, elle est cette fois non pas un pro­cé­dé choi­si pour com­plaire à la mode, mais jus­ti­fié par l’objet même du livre, – le moyen le plus authen­tique de nous faire par­ti­ci­per à la plon­gée dans le temps qu’a vou­lue Guilloux. Pas une plon­gée unique, et uni­que­ment sub­jec­tive, comme chez Proust (dont d’ailleurs c’était abso­lu­ment le droit, et son chef‑d’œuvre n’est pas en cause), mais dans les temps divers qui, à notre époque de tra­gé­dies et de hontes, furent notre des­tin à tous. Le chro­ni­queur – il vit à Saint-Brieuc – qui est cen­sé écrire ces pages, en brûle une bonne par­tie le jour de l’arrivée des Alle­mands dans la ville. Et puis, il les recons­ti­tue, en en ajou­tant de nou­velles, et il en résulte une jux­ta­po­si­tion de pas­sés plus ou moins pas­sés et de pré­sent, d’où se dégage, avec le sen­ti­ment sourd et constant de l’écoulement irré­ver­sible de la vie, la conscience de plus en plus impé­ra­tive des devoirs qu’elle impose à qui­conque refuse les mythes men­son­gers dont nous cre­vons, depuis la non-inter­ven­tion de ce pauvre Blum, à l’époque de la guerre d’Espagne, jusqu’aux men­songes vichys­sois et à leurs suc­cé­da­nés actuels, y com­pris ceux-là mêmes qui pré­tendent en être tout le contraire. On évoque, encore une fois, Proust (une « recherche du temps per­du », mais enri­chie du sens social), et aus­si Joyce, – seule­ment, un Joyce… com­pré­hen­sible ; de même que j’ai éga­le­ment pen­sé à Ita­lo Sve­vo, mais à un Sve­vo qui serait au fait de nos pro­blèmes. – La fin du livre, tou­te­fois, reste en deçà, du moins c’est ce que j’ai trou­vé, de ce qu’elle aurait dû être pour qu’il fût per­mis de mettre car­ré­ment l’œuvre au rang des plus grands Mal­raux ou de cet épi­sode polo­nais de Sper­ber (« … qu’une larme dans l’océan ») dans lequel je signa­lais naguère, à côté de l’œuvre médi­ta­tive de Camus, la pro­messe d’un redres­se­ment pos­sible de la créa­tion lit­té­raire contem­po­raine. Non que les der­niers cha­pitres soient infi­dèles à la véri­té des per­son­nages et de leurs des­tins indi­vi­duels, mais le grand drame col­lec­tif où ils bai­gnaient – et nous, nous sommes tou­jours dans le bain – perd, semble-t-il, de sa pré­sence. Au fait, cela tient sans doute à la date du livre, sor­ti en 1949. À ce moment-là, Guilloux hési­tait pro­ba­ble­ment sur un point à être lucide, les soli­da­ri­tés de la Résis­tance jouant encore à plein, même envers leurs exploi­teurs mos­co­vites. J’en ver­rais la preuve dans le silence que Guilloux chro­ni­queur, qui montre par­tout ailleurs le reten­tis­se­ment des évé­ne­ments dans la vie de ses per­son­nages, s’est impo­sé sur le pacte Rib­ben­trop-Molo­tow. À croire qu’il n’a pas eu lieu… Mais je veux m’assurer que, depuis [19]49, Guilloux a levé dans son esprit ce tabou regret­table. – Quoi qu’il en soit de ces deux réserves d’ordre si dif­fé­rent, « Le jeu de patience » est une très grande chose, et fraternelle.

[/S./]

La Presse Anarchiste