La Presse Anarchiste

Rimbault et la désintégration

à pro­pos du livre d’Etiemble : « Le mythe de Rim­baud », tome I, Genèse du Mythe (Gal­li­mard).

« J’ai ten­du des cordes de clo­cher à clo­cher ; des guir­landes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. »

S’inscrivant en faux contre la thèse de Valé­ry : « si une pièce ne contient que “poé­sie”, elle n’est pas construite ; elle n’est pas poème », Etiemble, et il ne fait pas de doute que c’est lui qui met dans le mille, avant de citer le texte des « Illu­mi­na­tions » qu’on vient de relire ici, écri­vait : « Qua­train, Fleurs, Aube, Parade, Being Beau­teous, qui sont… des poèmes, ne contiennent que poé­sie ; quatre vers suf­fisent, dix lignes, une phrase…» (« Rim­baud », par Etiemble et Y. Gau­clère, édi­tion de 1950).

Cette « phrase » (« Phrases » est le titre du cha­pitre où elle figure), peut-être devi­ne­ra-t-on tout de suite que, si j’ai tenu à la mettre en tête des pré­sentes lignes, c’est pour aver­tir que l’équation posée par leur titre, « Rim­baud ou la dés­in­té­gra­tion », n’implique pas chez moi l’intention, que je trou­ve­rais gro­tesque, de déclen­cher contre Rim­baud une attaque dans le genre de celle naguère lan­cée par Roger Caillois par­lant, à pro­pos de la « tri­ni­té » Rim­baud-Lau­réa­mont-Mal­lar­mé, de « (cette) confré­rie taci­turne d’Alchimistes solen­nels » dont il nous invi­tait à « dis­si­per la nuée » qui l’entoure.

Ce sont d’autres nuées aux­quelles s’en prend Etiemble, et c’est sur un autre plan que se situe l’« attaque » – mon Dieu, il faut bien avouer que c’en est une, au moins contre le rim­bal­disme – que j’oserai, timi­de­ment, esquis­ser tout à l’heure.

Les nuées contre les­quelles Etiemble part en guerre dans la « Genèse du Mythe », ce sont les innom­brables inter­pré­ta­tions plus ou moins déli­rantes, plu­tôt plus que moins, qu’hagiographes, bio­graphes et cri­tiques (?) n’ont ces­sé de don­ner de l’œuvre et de la per­sonne de Rim­baud, depuis les faus­saires en bigo­te­rie (Isa­belle, P. Ber­ri­chon, Clau­del) jusqu’aux doc­teurs ès kab­ba­lisme (René­ville) et – au moins un temps, mais aujourd’hui l’on se méfie en haut lieu – aux exé­gètes sta­li­niens de la poé­sie enga­gée. L’énorme volume, 530 pages in-octa­vo, est tout sim­ple­ment une biblio­gra­phie, et en même temps, vu le dérè­gle­ment (autre­ment géné­ra­li­sé que celui des sens) de nos modernes jugeottes, un sot­ti­sier. Dans une espèce de prière d’insérer, Etiemble en dit lui-même : « Les biblio­gra­phies, d’ordinaire, ça ne se lit pas. Il m’a donc sem­blé piquant d’en écrire une, et de la vou­loir amu­sante. » Et l’invraisemblable, c’est qu’il a réus­si. Ce diable de bou­quin, qu’on peut prendre par n’importe quel bout, on n’arrive pas à le quit­ter. La palme du mar­rant y revient sans hési­ta­tion pos­sible à l’orgie d’insanités sus­ci­tées par le faux de « La Chasse spi­ri­tuelle ». À quel point d’hystérie, il n’y a pas d’autre mot, les que­relles autour de Rim­baud peuvent ame­ner tels esprits graves et même capables de sym­pa­thie humaine, c’est ce que prouve trop bien, entre autres, cer­taine lettre adres­sée par Mau­rice Nadeau à une dame qui, à bien juste titre, ne par­ta­geait pas ses éton­nantes illu­sions sur l’authenticité de « La Chasse » : « Pucelle ; putain, ou demi-vierge ? En tout cas vous devez avoir une sacrée sale gueule. » En véri­té, on croit rêver. Et là-des­sus la dame en ques­tion de publier sa pho­to, en pré­ci­sant qu’elle est « mariée, mère d’un enfant et bien­tôt de deux ». Ô pays de Vol­taire !… Mais trêve de rigo­lade. L’intérêt pro­fond de cette immense enquête est de nous faire sai­sir sur le vif ce qu’il y a de gogo dans l’esprit contem­po­rain. Mala­die d’autant plus grave qu’elle est loin d’être seule­ment lit­té­raire. Nazisme, sta­li­nisme, et tant d’autres ‑ismes encore, l’homme moderne, faute d’un vrai centre, d’une vraie pen­sée ou d’une vraie mys­tique (car si les mythes sont à débou­lon­ner, les valeurs aux­quelles on croit, – et nous rejoi­gnons ici une dis­cus­sion déjà sou­le­vée dans les pré­cé­dents numé­ros de « Témoins » –, c’est bien autre chose), oui, faute de savoir où il en est, l’homme moderne ne demande qu’à croire à n’importe quoi. Or, mieux qu’on ne l’a jamais fait en quelque domaine que ce fût, le livre d’Etiemble nous le montre et démontre à pro­pos de Rim­baud, ou plus exac­te­ment des contre­fa­çons qui ont fini par occu­per sa place dans la plu­part des consciences. Méthode s’il en fut salu­taire, et que l’on vou­drait voir appli­quée à tous les autres mythes, his­to­riques et sociaux par exemple, dont nos pauvres cer­velles risquent de plus en plus d’être fina­le­ment obnubilées.

Cela dit, qui concerne le mythe de Rim­baud (et ce livre-ci d’Etiemble ne pré­tend pas trai­ter d’autre chose), la vraie, la seule ques­tion reste encore à résoudre, celle même du sens authen­tique de l’œuvre et de sa por­tée pour nous qui, sans que cela signi­fie grand-chose sinon sim­ple­ment l’écoulement irré­ver­sible du temps, venons de fran­chir la date du cen­te­naire. Au fait si ; cette date nous invite à nous deman­der avec un sur­croît d’insistance jusqu’à quel point ce double héri­tage – l’œuvre et l’exemple de Rim­baud – il nous faut aujourd’hui l’accepter pure­ment et sim­ple­ment, – ou sous béné­fice d’inventaire ?

Dans son pré­cé­dent ouvrage déjà men­tion­né, le « Rim­baud » écrit en col­la­bo­ra­tion avec Yas­su Gau­clère, Etiemble a cer­tai­ne­ment rai­son quand il affirme que le mes­sage de Rim­baud n’est ni chré­tien (Ber­ri­chon, Clau­del, etc.) ni chré­tien-non-chré­tien (P.-J. Jouve) ni révo­lu­tion­naire (Rim­baud vou­lut non point la fin de l’ordre éta­bli, mais bel et bien la fin du monde) ; et il a éga­le­ment rai­son lorsque, se fiant uni­que­ment à la seule cri­tique valable, la cri­tique interne, celle des textes, il ne consent à voir dans la plus haute poé­sie de Rim­baud qu’un appren­tis­sage et une maî­trise de « voyant », ce que Valé­ry appe­la l’«incohérence har­mo­nique », ou encore, en termes res­sor­tis­sant au domaine for­mel, cette « irri­ta­tion volon­taire de la fonc­tion du lan­gage », « point extrême, paroxys­tique », après lequel « il ne pou­vait plus faire que ce qu’il a fait, – fuir ».

Seule­ment si, comme le dit encore Etiemble, la poé­sie, pour Rim­baud, après avoir été une fin, est deve­nue un com­men­ce­ment, le com­men­ce­ment (je brûle les étapes) d’une conver­sion à une sorte de tech­no­cra­tie (à vous, mon cher Rou­nault !), à une tech­no­cra­tie qui s’est tra­duite dans son cas (un mot qu’Etiemble n’aime guère) par la pra­tique du vol (les primes tou­chées avant les déser­tions), du chan­tage (Ver­laine), du métier de négrier – drôle de « devoir » à se choi­sir –, nous fau­dra-t-il faire notre pro­fit de cette leçon-là ?

Je sais : vous quit­tez la poé­sie, va-t-on me dire, et vous allez, au bout du compte, mora­li­ser comme les Ber­ri­chon et consorts.

Pas du tout. Je ne quitte aucu­ne­ment la poé­sie de Rim­baud. On nous a assez dit sa haine de l’humain. Or, sa poé­sie, c’est, dans la mesure pré­ci­sé­ment où elle est sou­ve­raine, la même chose.

D’accord : « Rim­baud a su décou­vrir les “pierres pré­cieuses qui se cachaient”, un peu au hasard, par le monde ; il a su aus­si les débar­ras­ser de leur gangue, et les ser­tir, abso­lu­ment pures, sur une mon­ture invi­sible. » (Etiemble et Gau­clère, id.)

Mais si vrai que cela soit, je me refuse, quant à moi, à voir seule­ment dans Rim­baud une réci­dive, encore que plus mariole, des « Emaux et Camées ». Sans doute, on a déjà écrit pas mal d’âneries, au nom de la psy­cha­na­lyse, sur les textes de Rim­baud. Et cepen­dant, une inter­pré­ta­tion seule­ment pic­tu­rale et pit­to­resque, comme celle d’Etiemble, de ces « visions », ne sau­rait rem­pla­cer, si quelque jour on savait digne­ment l’entreprendre, leur lec­ture à la lumière de la psy­cho­lo­gie des pro­fon­deurs. Non plus qu’un exa­men sérieux de ces mêmes textes ne devrait pou­voir se pas­ser – que l’on songe à tant de pages cen­trées sur les drames de nos cités en délire – d’une autre « ana­lyse », bien dif­fé­rente, entre­prise en fonc­tion d’une non moins autre psy­cho­lo­gie, au reste encore à peine consti­tuée (sauf sous sa forme naïve, dite mar­xiste), – celle des intui­tions sociales qu’impliquent si sou­vent (et d’ailleurs géné­ra­le­ment de façon incons­ciente) les œuvres des vrais et grands poètes, en ce sens-là vrai­ment visionnaires.

Sous cette sur­face écrite (et non écrite : l’écrit com­porte des silences), oui sous cette sur­face (Etiemble m’accordera qu’une bonne cri­tique des textes n’exige pas de lire un texte seule­ment en lui-même, mais aus­si en fonc­tion de celui qui l’écrit), il y a la machine à créer, ou, pour employer une expres­sion sar­trienne excep­tion­nel­le­ment heu­reuse, il y a la situa­tion du poète. Or, que voyons-nous ? Refus (vis-à-vis de soi-même) de la sodo­mie (mal­gré le bien-fon­dé de la consta­ta­tion, Rim­baud lui oppose, écrit Etiemble, « une indi­gna­tion qui ne trompe pas »), refus de l’humain, appel de la fin de tout, puis volon­té d’évasion par la voyance, – ce que Rim­baud lui-même appe­la « s’encrapuler » et qu’il faut tra­duire par déshu­ma­ni­sa­tion métho­dique (et prestigieuse !).

En véri­té, Rim­baud, c’est « la bombe » avant la lettre : avant celle de la matière, la dés­in­té­gra­tion de l’esprit.

Comme on com­prend dès lors ce relent de nihi­lisme de toute une cer­taine poé­sie moderne qui s’essouffle à le continuer.

Certes, l’effort « paroxys­tique », pour par­ler encore avec Valé­ry, de sa recherche lui a per­mis d’inventer ou de décou­vrir, et à nous de connaître, une poé­sie « qui ne triche pas », une poé­sie qui n’est que poé­sie. Et pour­tant, ain­si rame­né à lui seul, un tel art (il ne demande d’ailleurs pas mieux) appa­raît désintégré.

Il ne demande pas mieux, mais l’« inven­teur », en par­tant pour le désert, et le tra­fic (hélas !), l’a fina­le­ment désa­voué : une dés­in­té­gra­tion de plus, en somme ; une sorte de réac­tion en chaîne…

Plus fidèle à Rim­baud que Rim­baud lui-même, puisse la poé­sie vivante d’aujourd’hui, ou d’un plus ou moins proche ave­nir, lui rendre meilleure jus­tice, et plus féconde ; je veux dire : puisse-t-elle oser, non point oublier, ni renier cet art incom­pa­rable et si fré­né­ti­que­ment accom­pli qu’il n’est plus que réduit à soi, dés­in­té­gré, cou­pé de l’homme et du monde, mais au contraire en rete­nir, sans plus de vaine et défor­mante ido­lâ­trie, la haute leçon ful­gu­rante, et, si quelque jour la force en était accor­dée à de nou­veaux cher­cheurs, le réin­té­grer à l’humain.

[/​J. P. S./]

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