J’en tombais récemment d’accord avec Max Hochwälder (l’auteur de « Sur la terre comme au ciel »), notre ami Manès Sperber n’a pas fini de nous enthousiasmer. « … qu’une larme dans l’océan », j’ai déjà eu la joie de l’écrire ici, attesta, chez Sperber romancier, une maîtrise créatrice rarement atteinte par un artiste de nos jours. Aujourd’hui, Sperber historien et philosophe se révèle égal à l’écrivain. Le fragment de son prochain livre, publié par « Preuves » (numéro de décembre) sous le titre très marxien de « Misère de la psychologie » est l’étude la plus sûre qu’il m’ait été donné de lire sur Freud. Sans méconnaître un instant la grandeur de l’auteur de « l’Interprétation des rêves », l’adlérien Sperber montre lumineusement, en analysant l’inventeur de l’analyse, que « Freud a mis une partie de l’Ancien Testament en psychologie comme on met un poème en musique ». Mais je sais, il est ridicule, quand on n’est pas spécialiste, de vouloir parler de ces choses. Et cependant je tiens à mentionner le texte en question, parce qu’il est d’une grande portée générale : il contribue à nous délivrer du préjugé pseudo-scientifique, mécaniste, qui, par l’intermédiaire de Marx comme de Freud, ou plus exactement du marxisme et du freudisme, grève tant de débats actuels (?
) d’une hypothèque dix-neuvième siècle. La liberté de la pensée et la liberté tout court sont en jeu dans l’œuvre de critique par l’approfondissement entreprise par des penseurs de l’information et du niveau de Sperber.
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Je reviens encore sur le n°43 de « la Tour de feu » (septembre), dont m’avait échappé le bel essai de Pierre Boujut « De Jarnac à Kapfenberg » mais que je m’empressai de lire lorsque Boujut m’eut envoyé une coupure de la « Neue Zeit » de Graz, où son texte était en partie reproduit et chaleureusement commenté. Récit émouvant du retour de l’auteur aux lieux de sa captivité de prisonnier de guerre parmi cette population autrichienne si fraternellement humaine. Pour la réalisation de la vraie paix, P. Boujut rêve de l’« alliance des villages ». Comment ne pas y adhérer de cœur ? Mais d’esprit, – c’est une autre affaire, comme je l’ai écrit au poète de la Charente : même animé par des sages d’une plus grave honnêteté que Giono, un mouvement de ce genre n’est-il pas appelé à n’être qu’un autre Contadour ?
Objection, au fond, de nature « politique » et peut-être dictée aussi par mon essence parisienne. Ce qui n’empêche pas que ce mouvement-là, on est bien content qu’il existe, et surtout les hommes qui en font partie.
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On ne peut pas seulement voir avec le cœur, hélas… Il faut aussi, et avant tout, voir clair, comme dit excellemment R. Hagnauer dans « la Révolution prolétarienne » de janvier, où il donne précisément ce titre à un « Propos de fin d’année » que l’on voudrait pouvoir citer intégralement : « … Aujourd’hui, la “cohue” se nourrit d’une invraisemblable bouillie et s’habille au bric-à-brac de haillons passés… Voir clair d’abord. Penser clair. Parler clair… On pourrait se contenter de cette devise. »
Dans le même article, Hagnauer, mettant lui-même en pratique cette devise du voir clair, relève on ne peut plus justement l’accès d’antiaméricanisme moutonnier dont Paul Rassinier – de qui l’ami A. P. loue ici même à bon droit « le Retour d’Ulysse » – a été victime, en un article de « Défense de l’homme ». Il paraît, selon le Rassinier de ce mauvais jour-là, que les Américains nous ont colonisés. Oui, Madame. Comme le remarque Hagnauer : ils nous ont colonisés « en nous fournissant (plan Marshall) les moyens de briser nos chaînes forgées par le déficit de notre balance commerciale ». Et Hagnauer ajoute ironiquement : « Rassinier a raison. N’épousons plus les querelles américaines comme ces nigauds d’ouvriers berlinois qui se firent tuer en juin 1953 simplement pour du corned beef et du chewing gum ! »
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Autre essai de voir clair – mais essai seulement –, d’une émouvante et tragique sincérité, le « Suis-je un Africain ? » de Richard Wright, dans « les Lettres nouvelles » de décembre. Récit du voyage en Gold Coast du grand écrivain noir de l’Amérique du Nord. Témoignage remarquable sur la synthèse du tribaldisme et de la politique moderne réalisée là-bas par le meneur du parti néo-communiste de l’indépendance. Témoignage aussi sur la difficulté qu’éprouve Wright à se débarrasser de ses garde-fous rationalistes qu’encombre encore un marxisme attardé. Il note bien : « Ces mêmes danses, glissantes, faites d’ondulations, ne les avais-je pas déjà vues ? Mais si, bon Dieu, en Amérique… » Mais cela ne l’empêche pas d’écrire un peu plus loin : «… j’étais certain d’un “fait” – aussi certain que de ma propre existence – à savoir que c’était seulement dans le cadre social, dans le milieu où vivait un homme (et donc, veut dire Wright, non point dans sa race) que l’on pouvait trouver la justification de ce qu’il était. » C’est moi qui ai souligné le mot « fait », tant il est évident qu’il masque son contraire : une pétition de principe. Que Wright se défende du « mysticisme » de la race, comme on le comprend et comme on l’approuve. Mais ne pas voir les faits est grave ; et il est encore plus grave d’appeler « un fait » notre cécité volontaire.
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Également dans « les Lettres nouvelles » (février), un texte d’Henry Miller, « La terre des miracles ». Sur Lourdes. « Vous me direz que c’était une drôle d’idée d’aller à Lourdes… » Heureusement que Miller l’a eue, cette drôle d’idée-là. L’évocation de cette mômerie commercialisée dans le surmoche, ça ne peut pas se raconter. Citons : « En face de l’hôtel Golgotha, l’hôtel d’Irlande… L’Irlande est le dernier refuge du poète dans le Monde occidental. Alors vive saint Patrick, et à bas le pape. Que le règne de l’anarchie arrive, dit sainte Brigitte, et alors par Dieu, les Irlandais feront une anarchie aussi bonne qu’ils font le whisky… »
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Du journal de Julien Green (« Nlle NRF », janvier) : « Une longue lettre d’une dame de province à l’écriture fine et rageuse pour me faire honte d’avoir écrit que le plus grand péché était le péché contre la charité et non le péché contre la pureté. “Alors vous absolvez le péché d’impureté ? Que faites-vous, monsieur, des fœtus pleurants qu’on jette au feu ?” Toute la lettre serait à citer », ajoute J. Green, mais qui ne se demande pas si la littérature pieuse à laquelle il emploie parfois son talent ne contribue pas à entretenir le maboulisme des lectrices de province et autres…
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Sans vouloir marcher dans les plates-bandes de Morvan, qui nous parle plus haut des derniers « poèmes » d’Aragon, je m’en voudrais de ne pas offrir à la délectation morose du lecteur l’alexandrin que, rendant compte desdits « poèmes » dans « la Nlle NRF » de janvier, un certain Jean Grosjean déclare être « un beau vers » :
Si ce que je pensais que dans mes yeux vous lûtes…
Faut croire qu’on n’a jamais que les laudateurs qu’on mérite.
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Dieu sait pourquoi « Rivarol » (20 janvier) qualifie « les Mouches » de Sartre de pièce giralducienne. Mais le même journal n’a pas tort de relever que chez les bien-pensants de gauche et assimilés, personne ne les rappelle, pour ne pas avoir à préciser qu’elles furent créées sous l’Occupation. À ce sujet, en voici une bien bonne. La guerre battait son plein. Mais à Zurich, le « Schauspielhaus », scène alors glorieuse et qui maintenait la culture allemande libre, voulut aussi jouer « les Mouches » pour l’esprit de liberté qu’y manifestait leur auteur, ce Français dont seulement quelques-uns savaient déjà le nom. Ma femme fut chargée de les traduire. Mais le théâtre n’en possédait qu’un exemplaire passé en contrebande, et dont il avait besoin : Un soir, au café, j’aperçois un célèbre marchand de tableaux de Genève, ancien éditeur, qui dînait avec un de mes amis. Je ne fais qu’un bond jusqu’à leur table : « Pardon, monsieur, pourriez-vous (je savais que le gars passait souvent la frontière en douce) nous procurer, pour le théâtre d’ici, un exemplaire des « Mouches » de Sartre, qu’on a récemment données à Paris ? – Paris, monsieur, me répliqua le bonhomme évidemment pris de vin, cette ville, pour moi, n’existe plus ! » Je jugeai inutile de parler raison à mon ivrogne et je l’avais déjà oublié lorsque, un peu plus tard, et bien qu’il marchât difficilement et plutôt en zigzag, le gaillard se planta devant ma table et me salua démonstrativement à l’allemande en faisant claquer les talons. Comme je l’ai dit le lendemain à l’ami qui l’accompagnait, ou plutôt le soutenait, et qui sur le moment ne savait plus où se mettre : « Il a eu de la veine d’être saoul ; sinon, à présent, il serait probablement à l’hôpital… » Je ne me doutais pas que les ex-partisans du pacte de Moscou imiteraient aujourd’hui cet énergumène à leur manière, en écrivant des… papiers tue-mouches. – J’ajoute qu’on finit par avoir un texte, que la pièce fut jouée et électrisa les intellectuels antitotalitaires. Car si « les Mouches » sont une mauvaise pièce, elles sont encore du bon Sartre. Il y a bien longtemps de cela…
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Parmi les trop rares articles suscités jusqu’à présent par le livre de Brupbacher, « Socialisme et Liberté », je tiens particulièrement à signaler, outre une note de R. H. dans « la Révolution prolétarienne » de janvier, suivie de deux chapitres tirés du livre, le curieux, l’amusant et, quoi qu’en ait pu penser l’ami Monatte qui n’y aura certainement pas trouvé assez de respect envers la vision « prolétarienne » des choses, le très pertinent dialogue, – pertinent à mon avis – publié par Prudhommeaux, sous le titre de « Recommencer », dans « Preuves » (janvier). Le socialisme de Brupbacher y est défini un « socialisme hérétique, celui d’un homme qui n’acceptait point, ni pour lui ni pour les autres, la condition prolétarienne… » On peut ne pas adhérer à ce socialisme-là ; mais que nous ayons affaire ici à la définition la plus exacte de la pensée de Brupbacher, c’est ce qu’il me semble difficile de mettre en doute. Tout comme, personnellement, il me serait difficile de contester que c’est cet aspect-là qui, de cette pensée, n’est pas loin de constituer à mes yeux le mérite essentiel.
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