La Presse Anarchiste

Lectures

Mar­cel Proust : « Contre Sainte-Beuve » (Gal­li­mard)

Léon Pierre-Quint : « Proust et la stra­té­gie lit­té­raire » (Cor­rêa)

Léon Pierre-Quint n’a pas tort de pen­ser, comme il me l’écrivait récem­ment, que son petit livre, dont il nous donne aujourd’hui une réédi­tion aug­men­tée, dépasse sen­si­ble­ment son titre. Non seule­ment il nous montre Proust accep­tant cou­ra­geu­se­ment, lui si malade, l’effort indis­pen­sable pour faire à son œuvre la place qui lui revient dans le monde, mais en outre il nous fait sai­sir ce moment infi­ni­ment pré­cieux de l’éclosion de la chry­sa­lide, lorsque « la Recherche » est déjà ache­vée, mais par la faute de et « grâce » à la guerre, doit subir le retard qui lui per­met­tra de prendre l’extension que l’on sait. Et puis : « À l’occasion, écrit Léon Pierre-Quint, de la publi­ca­tion de “Jean San­teuil”, d’un voyage à Illiers ou d’un anni­ver­saire de l’auteur, je m’efforce de me conten­ter de vœux super­fi­ciels et sans consé­quence, pour ne pas être entraî­né mal­gré moi, à nou­veau, dans le bou­le­ver­sant uni­vers prous­tien. Mais qu’un ami me demande : “Qui est ce parent silen­cieux héber­gé par vous ?” – sou­dain, je découvre l’intime étran­ger qui a pris place en moi, je le regarde et je m’écrie : “Qu’il agrandi !”»

Envers « Proust et la stra­té­gie lit­té­raire », j’ai encore une autre dette de recon­nais­sance. Lorsque le livre m’est par­ve­nu, j’étais dans la lec­ture du « Contre Sainte-Beuve » de Proust, et cette lec­ture, je vais dire pour­quoi dans un ins­tant, ne mar­chait pas. En me replon­geant dans les années de la chry­sa­lide éclose, le livre de L. Pierre-Quint m’a, dans ma lec­ture du Sainte-Beuve, dépan­né et du même coup per­mis de me rendre mieux compte de ce qui m’y avait arrê­té jusque-là.

Ce qui m’arrêtait, bien sûr ce n’étaient point les admi­rables pages sur Ner­val, dont j’ai déjà par­lé ici, ni la si pro­fonde concep­tion de la créa­tion lit­té­raire, non plus que la fin de non-rece­voir oppo­sée à la méthode cri­tique, pré­ten­du­ment scien­ti­fique, de Sainte-Beuve. Toutes choses sur les­quelles il fau­drait s’étendre, – mais tant d’autres en pour­ront par­ler mieux que moi. Tan­dis que ce qui m’arrêtait, cela vaut peut-être la peine d’être dit.

Je m’explique. Dans le Sainte-Beuve, nous trou­vons déjà tout expli­ci­tée la fameuse dis­tinc­tion prous­tienne, qui pro­cède cer­tai­ne­ment de Berg­son, entre la mémoire invo­lon­taire et la mémoire de l’intelligence. Et même la célèbre « made­leine » vient, dès ce livre, l’illustrer. Mais pré­ci­sé­ment, ce n’en est que l’illustration. L’essentiel n’est encore que la théo­rie seule. Plus tard seule­ment, Proust l’incarnera (la made­leine, les clo­chers de Mar­tin­ville, les pavés inégaux), et de la décou­vrir nous-mêmes dans la chair de l’œuvre, nous en res­te­rons illu­mi­nés pour tou­jours. Tan­dis qu’énoncée ain­si tout abs­trai­te­ment, la « thèse », tout d’un coup, me parut courte. La mémoire, la mémoire seule serait l’axe de toute notre vraie vie inté­rieure et de l’art ? Moi-même je l’ai cru long­temps, et j’ai même publié un recueil de poèmes qui s’intitule (un peu ridi­cu­le­ment, au fond) « Mémo­rables », auquel je regret­tai après coup de n’avoir pas don­né pour épi­graphe le vers de Péguy : « Quand tout s’éclairera des flammes de mémoire ».

Je ne suis pas du tout, comme Camus le dit de lui-même, un homme sans mémoire, pas assez peut-être. Mais si inti­me­ment qu’elle me retienne, la mémoire, qui n’est au bout du compte que le réser­voir, la conser­va­trice de notre conscience super­fi­cielle, ne sau­rait pré­tendre à repré­sen­ter notre centre vrai. Je n’ai jamais sen­ti cela si fort qu’au cours d’une pro­me­nade noc­turne dans les ali­gne­ments de Car­nac. Sous la lune, les hautes pierres me par­laient un lan­gage que j’entendais sans le com­prendre. Quand, un peu plus tard, je me cou­chai à l’auberge, je m’imaginais bien n’avoir eu qu’une impres­sion de beau­té. Je n’étais qu’un tou­riste comme un autre, un homme, tou­riste ou pas tou­riste, comme les autres, c’est-à-dire étran­ger à sa dou­leur la plus pro­fonde. Mais lorsque, vers trois heures du matin, je m’éveillai dans la chambre de hasard, la dou­leur était là, son tour­ment, son bien­fait. Et je ne pus m’empêcher de pen­ser que les men­hirs des ali­gne­ments, où un peuple dis­pa­ru avait, sous pré­texte de reli­gion, exté­rio­ri­sé les forces les plus secrètes de son être, avaient, cette nuit-là, réveillé en moi le secret. Mémoire ? Oui et non, et plu­tôt non que oui, – à moins de don­ner à ce mot le sens qu’il n’a ni chez Proust ni chez Berg­son, son sens pla­to­ni­cien de décou­verte de ce qu’au plus pro­fond de nous, à notre insu, nous sommes.

Et si, par le miracle de l’incarnation de l’« idée » dans une œuvre, l’incomparable créa­tion prous­tienne n’en est assu­ré­ment point dimi­nuée, je ten­drais à pen­ser aujourd’hui que la théo­rie que Proust lui a don­née pour base est à une vision plus com­plète de l’esprit ce que la cris­tal­li­sa­tion sten­dha­lienne est aux déjà plus vives clar­tés qu’a com­men­cé de jeter sur l’amour et sur la vie de l’âme en géné­ral la psy­cho­lo­gie dite des profondeurs.

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