L’égalité économique – combinée avec la sagesse démographique – doit normalement donner lieu à la généralisation du bien-être grâce à la pleine expansion de la technique permettant une production croissante avec un travail humain de plus en plus réduit. On aboutirait rapidement à une civilisation quantitative : abondance pour tous, loisirs pour tous.
Avec quel aristocratique dédain on écarte parfois de telles perspectives ! Préoccupations mesquines, dit-on, « matérialisme » sordide, indigne du « roseau pensant » qu’est l’homme ! La vraie civilisation ne doit-elle pas satisfaire, avant tout, les besoins du cerveau et du cœur – et non ceux du ventre ?
N’empêche qu’il est des nécessités vitales auxquelles le plus pur spiritualisme ne peut se soustraire et qui conditionnent toute activité, même les méditations sur les problèmes métaphysiques les plus abscons. Prétendre échapper à toute servitude matérielle est une chimère. « Qui veut faire l’ange fait la bête. » « Jésus lui-même, remarque Duboin, eut soin de multiplier les pains avant d’aller prêcher sur la montagne. »
Des moralistes vivant dans l’opulence vaticinent les charmes de la pauvreté. Pourvus de superflu, ils prêchent l’austérité à ceux qui manquent du nécessaire. Toute discussion avec eux est inutile : il suffirait de les parquer dans des camps où, sans leur refuser aucune compensation spirituelle, on leur ferait vivre la vie idéale qu’ils prônent jusqu’à l’aveu public et éclatant de leur tartuferie.
Des aspirants sincères à la sainteté restreignent volontairement leurs besoins matériels au strict indispensable, considèrent l’ascétisme comme la condition de la libération spirituelle et savourent d’âpres plaisirs d’ordre spéculatif dans leurs guenilles. Il ne saurait être question de les brimer, d’imposer le confort à qui le déteste ou de contraindre qui que ce soit à mortifier la mortification. Liberté absolue de faire carême et de coucher sur des grabats si l’on croit obtenir ainsi le triomphe de l’esprit sur la matière. Mais ces heureux « pauvres en esprit » sont infiniment rares, du moins dans notre Occident. Pour l’humanité moyenne, la civilisation quantitative rend possible la civilisation qualitative la plus haute.
— O —
LA VIE SPIRITUELLE. – Malgré l’hypocrisie des formules de la morale officielle, personne n’ignore que l’unique règle de conduite de la plupart des hommes est la recherche de la fortune et des jouissances qu’elle permet. C’est le triomphe intégral du matérialisme le plus sordide. Les biens de la terre méritent si peu d’être conquis ! Mais comme ce sont les seuls dont on soit sûr, on dissipe sa vie en efforts pour les acquérir et les conserver. « Les convoitises que la bourgeoisie reproche au prolétariat, qui donc en donne l’exemple, sinon la bourgeoisie elle-même ? Pourquoi met-elle tant d’âpreté à accroître ses richesses ? Pourquoi ne renonce-t-elle à quelque part de ses privilèges que si elle y est contrainte ? Et pourquoi s’ingénie-t-elle aussitôt à les retrouver et à les augmenter ? » Est-ce pour accéder à une vie supérieure de l’esprit ? Juste le contraire, en général. La fortune a déterminé à toutes les époques, un furieux appétit de sensualité exaspéré jusqu’à la folie dans les civilisations décadentes. Les perversions du Bas-Empire, de Byzance, de la Régence, du Directoire, des sociétés contemporaines ne sont que l’exagération monstrueuse des tares chroniques qui infectent les classes dirigeantes des pays civilisés. Autour des puissants qui règnent sur le monde de la politique et des affaires, s’agitent les éternels courtisans, les intrigants, les favorites, la foule des valets prêts à servir n’importe quel maître. « Une véritable franc-maçonnerie du vice relie entre eux les opiomanes, les cocaïnomanes, les morphinomanes. L’excès de bien-être dont est gorgée la bourgeoisie oisive pousse les repus au sybaritisme, puis à la perversion. » On court après des exigences de plus en plus anormales, sans parvenir à émoustiller les sens aux spectacles ignominieux. Les chancres pullulent : saphisme, pédérastie, flagellation, maisons de voyeurs, chambres et jardins des supplices, multiplication des claques, voilà les aspects de nos sociétés aux sommets de la hiérarchie ! « Les polices déambulent avec le sourire devant les rideaux transparents des persiennes demi-closes et le peuple crève à suer l’or éparpillé dans ces orgies. »
Au bas de l’échelle, c’est l’obsession du pain quotidien. Dans les milieux naïvement honnêtes, ou l’on persiste à vouloir gagner sa vie honorablement, le travailleur, après sa journée d’atelier ou de bureau, souvent augmentée d’heures supplémentaires, n’a guère le goût de la méditation. Où en a‑t-il fait l’apprentissage ? Ses distractions consistent surtout en bricolages utilitaires, en séances de cinéma ou en stations au bistrot – même pendant les éphémères périodes de congés payés. Ailleurs, et de plus en plus, c’est le débrouillage par tous les moyens, le gangstérisme légal ou illégal, la préoccupation constante des coups à préparer pour se procurer « le fric ». La jeunesse et même l’enfance atteintes par l’exemple tout-puissant de la psychose générale, n’ont, elles aussi, qu’une préoccupation ; la conquête des biens extérieurs ; les plus timides suivent les filières administratives ; les plus audacieux deviennent de précoces hors-la-loi. Comment veut-on que, dans de telles conditions, ne se dessèchent pas les âmes et ne soit pas refoulée toute velléité de rêverie ou d’activité désintéressée ?
Supposons réalisée l’égalité des conditions. Du coup, la plupart des névroses, du « monde ou on s’ennuie » guérissent par l’obligation saine d’un travail léger et régulier pour tous, par la fin automatique du pouvoir corrupteur de l’or prodigué, par la chute verticale de la prostitution vénale. D’où la nécessité absolue de s’adapter à des distractions plus saines (lectures, sports, voyages, création artistique…) ou de périr (une épidémie de suicides serait d’ailleurs une excellente purge sociale par élimination des éléments les plus malsains).
Pour l’ensemble des hommes, plus de souci du lendemain. Plus de calculs mesquins pour devenir riche ou le rester ou l’être davantage. Libération d’activités mentales qui, aujourd’hui canalisées vers des buts exclusivement pratiques, peuvent désormais s’exercer dans des domaines nouveaux : arts, littérature, poésie, musique, sciences, philosophie, métaphysique. La vitalité élémentaire se transpose sur un plan de moins en moins grossier. La vie tend à se sublimer. Loin de sombrer dans le matérialisme, la société égalitaire doit normalement évoluer vers une activité spirituelle de plus en plus intense, désintéressée et féconde. Evolution d’autant plus rapide que disparaîtraient vite, tués par le spleen, la plupart de ceux pour qui le but de la vie est le profit personnel.
Les Églises perdraient fatalement la fraction de la clientèle riche qui abrite ses coffres-forts derrière les interprétations élastiques de commandements divins. L’apostolat n’aurait plus le soutien de moyens financiers puissants, ni l’appui des gouvernements alliés aux prêtres (les privilégiés ont rarement joué le jeu dangereux de la guerre au cléricalisme dans le but de détourner l’attention de la lutte des classes). Les Églises perdraient aussi une partie de leur clientèle pauvre : les malheureux se pliant au conformisme par intérêt. Mais ce serait pour le plus grand bien des religions épurées, débarrassées de tout opportunisme politique ou social. Plus de faux croyants. Le sentiment religieux continuerait à vivre dans beaucoup d’âmes, entretenu par l’énigme de la Création que la science n’est pas près de résoudre, dans l’impossibilité de connaître rationnellement le pourquoi du Cosmos et ses fins dernières, bien des esprits continueraient à accepter les réponses de la Révélation et de la Foi. En outre, même si le bien-être est garanti à tous, les douleurs inévitables restent suffisamment lourdes pour qu’on cherche des consolations – illusions peut-être, mais qu’importe ! – dans « la vieille chanson qui berça la misère humaine ». Il n’est pas de bonheurs sans amertume (ne serait-ce que parce qu’on sait qu’ils doivent finir) et, le Royaume de Dieu n’étant pas de ce monde, la tendance à le projeter au-delà de la vie terrestre ne disparaîtra pas de sitôt…
Ainsi, l’égalité de conditions créerait le milieu le plus favorable au plein développement de toutes les virtualités de la vie intérieure. L’avènement de la Cité égalitaire coïnciderait avec un prodigieux épanouissement de toutes les formes de l’Esprit.
L’ART. – Quel merveilleux spectacle offre la société présente aux amateurs de pittoresque ! La masure de la campagne, la lèpre du faubourg, le chemineau pouilleux, le clochard haillonneux… Verrues qui font mieux apprécier le confort des villas, la splendeur des palais, l’élégance des zazous et des cocottes du monde et du demi-monde. Quelle affreuse humanité suant l’ennui que celle d’où auraient disparu ces tares et qui n’offrirait aux regards, au lieu des contrastes actuels, qu’une uniforme et morne médiocrité ! Combien de chefs‑d’œuvre inspirés, en art comme en littérature, par ces oppositions entre le luxe flamboyant et la misère cyniquement étalée ! Sans l’inégalité de conditions, on n’aurait ni le « Mendiant » de Murillo, ni « Les Misérables » de Hugo…
Du vrai dans tout cela. Mais faut-il conserver précieusement crasse et guenilles pour permettre à de nouveaux Richepin ou Rictus de pondre quelques vers argotiques ou à de nouveaux Callot de buriner de dantesques eaux-fortes ? Pourquoi artistes, romanciers, poètes ne trouveraient‑ils pas l’inspiration ailleurs que dans nos Cours des Miracles ? L’égalité de conditions ne saurait tuer la vocation artistique ou littéraire. Jusqu’à présent, chaque civilisation, chaque génération a apporté quelque richesse nouvelle à l’héritage commun. Depuis l’homo sapiens décorant les grottes préhistoriques, l’instinct artistique a perduré, s’est développé, raffiné. Quant au langage poétique – qui est l’expression spontanée de la pensée émue – il est né avec les premières joies, les premières douleurs : le rythme, la rime, l’image continueront à traduire la force des émotions, l’exaltation des sentiments, la violence et la profondeur des passions. Et la musique, jaillissant toujours de cette source inépuisable qu’est le cœur humain, bercera ou exaltera les générations nouvelles comme elle berça ou exalta nos ancêtres. Quel que soit le milieu social, « tant que l’homme ne mourra pas, les plus belles facultés de l’homme peuvent-elles mourir ? »
Jusqu’ici, les préoccupations matérielles ont étouffé en partie les tendances désintéressées. Il suffirait d’un milieu délivrant l’individu de l’insécurité du lendemain pour assister à une floraison merveilleuse. Davantage de créateurs malgré la disparition de l’esprit de lucre. Car pas un chef‑d’œuvre n’a été conçu et réalisé dans un but uniquement mercantile. Ceux qui ont produit en vue des richesses et des honneurs ont pu avoir du talent, mais leurs créations ne sont pas de premier ordre. Le génie n’a pas besoin de l’appât des millions pour concrétiser ses rêves dans une statue, un tableau ou un poème. Certes, il faut vivre et l’on ne saurait contester le rôle bienfaisant des mécènes dans l’évolution intellectuelle de l’humanité. Virgile, les grands artistes italiens de la Renaissance, les écrivains français du XVIIe siècle et même quelques philosophes du XVIIIe ont pu travailler en toute sérénité grâce à Auguste, aux Médicis ou aux Sforza, à Louis XIV ou à d’opulents fermiers généraux. Toutefois, quelques mécènes somptueux et généreux ne font pas oublier les légions de riches indifférents à la détresse des créateurs mourant de faim sur leurs chefs‑d’œuvre. Pour un Rubens ou un Boileau, combien de Millet ou de Chatterton ? Combien de génies demeurés en friche pour n’avoir pas trouvé les conditions sociales nécessaires à leur développement ? Il faut un hasard frôlant le miracle pour qu’il y ait rencontre du génie et du mécène. Que la société soit le mécène universel garantissant à tous la vie matérielle en échange d’un petit effort et l’on verra se multiplier les œuvres. Beaucoup d’ivraie sans doute à côté du bon grain dans cette production surabondante. Qu’importe ! Le temps se chargera de faire le tri et, comme nul talent ne sera brutalement étouffé d’avance, les lettres et les arts ne pourront rien perdre à ces poussées anarchiques et fécondes.
En même temps, le public capable de comprendre et de sentir s’élargira, l’absence de soucis utilitaires permettant aux âmes de s’ouvrir largement aux émotions esthétiques et poétiques. L’amour de tout ce qui enchante le cœur et l’esprit deviendra général. Il faudra non pas fermer les musées et les bibliothèques, mais les agrandir et les multiplier si l’on veut satisfaire les inclinations artistiques des hommes automatiquement cultivées dans un monde d’où la laideur serait, autant que possible, exclue.
Quant à la qualité des œuvres, on pourrait avoir toute confiance. La production est subordonnée aujourd’hui aux fantaisies des acheteurs éventuels. D’où les compressions, les refoulements, les déviations qui ont mutilé les plus beaux talents. Dans la société égalitaire, l’écrivain et l’artiste n’auront plus à se plier aux préjugés, à composer avec des traditions. Plus de sujets interdits, plus d’élans brisés par la crainte des conséquences. Plus de littérature et d’art rampants ou châtrés. La spontanéité de la création ne peut manquer de donner, à côté d’œuvres médiocres, des œuvres maîtresses. « L’art, remarque Séverac, n’aura vraiment cette pleine liberté qu’il ne cesse de réclamer avec raison que lorsque l’artiste ne sera plus contraint soit de ruser avec la société en y obtenant quelque sinécure, soit de vouloir vivre de ses travaux, ce qui l’oblige, trop souvent, à suivre le goût du public et la mode plus que son talent. »
Jusqu’à la critique qui est susceptible de devenir un guide désintéressé. Aujourd’hui, la clientèle riche afflue autour des productions signalées par une réclame tapageuse qui ne met pas nécessairement en vedette ce qu’il y a de mieux. La critique ne peut avoir de valeur qu’à la condition de n’être pas détournée de la sincérité par des arrière-pensées de lucre – ce qui n’est possible que dans une société où le nivellement économique ne laisse aucune place à ces arrière-pensées.
Pourquoi également l’équivalence des conditions entraînerait-elle la disparition des artisans qui fignolent avec amour des poteries, des faïences, des meubles, donnant ainsi à des objets utiles un cachet artistique supplémentaire ? La clientèle des snobs millionnaires ou milliardaires serait remplacée par celle des amoureux d’art qui n’hésiteraient pas à sacrifier une faible partie de leur bien-être matériel pour orner leurs demeures de belles choses. L’aisance affinerait les goûts et la répartition équitable des moyens d’achat élargirait immensément la clientèle des artisans-artistes. D’ailleurs, pourquoi les objets standard lancés à profusion par la machine devraient-ils être caractérisés par la grossièreté ? Pourquoi ne viserait-on pas au maximum de beauté ? Loin de tuer les arts mineurs, la société égalitaire pourrait faire profiter les masses des conceptions esthétiques des grands ébénistes, des grands céramistes, des grands ferronniers.
LE LUXE. – La plupart des réformateurs sociaux ont vitupéré contre le luxe. Pour Thomas More, l’or et l’argent devraient uniquement servir à la fabrication de pissoires et de chaînes pour criminels. On sait la haine de Rousseau pour tout ce qui n’est pas strictement conforme aux exigences d’une vie très simple. Ce n’est pas seulement le rigorisme religieux, c’est aussi l’esprit d’équité révolté par le contraste entre le faste des uns et la misère des autres qui explique et justifie les discours enflammés contre le luxe. Tant que les produits indispensables ne peuvent pas être fournis à tous en abondance, certaines fabrications devraient être laissées, comme les œuvres d’art, aux initiatives individuelles ou associées que permettent les loisirs. « Tel trousseau exige autant de travail que cent autres de matière solide et durable. Une société qui l’exclurait de sa production obligatoire serait seulement raisonnable aimant mieux employer les forces de travail à faire du bon linge pour tout le, monde que des curiosités de lingerie pour quelques-uns. ».
Faut-il donc suivre ceux qui préconisent une guerre systématique au superflu ? Une distribution de soupe quotidienne peut suffire à la vie démocratique. Est-ce une raison suffisante pour approuver les Lycurgue qui prétendent borner le bonheur des peuples à des agapes rudimentaires sans danse ni musique, aux logements de cénobite et à la feuille de vigne ? En plus des nécessités élémentaires, l’homme s’est créé des besoins artificiels dont il est l’esclave certes, mais qui amplifient sa vie. Une civilisation ne vaut que par les plaisirs plus délicats, plus raffinés surajoutés à la satisfaction des tendances primitives. Le désir de luxe n’est pas que snobisme ; il est une forme du sentiment esthétique qu’il serait vain de vouloir extirper – ses racines étant trop profondes et trop solides. On peut être capable de sacrifier un repas à une représentation théâtrale ou à une audition musicale ou à un morceau de chiffon. Pourquoi ? Parce que, même pour les plus pauvres, surtout pour les plus pauvres, le luxe permet une évasion provisoire d’une existence trop terne, La soif de luxe peut être une soif de libération.
Seulement cette libération devrait être rendue possible pour tous. Aujourd’hui, certains regorgent du nécessaire et étalent un luxe insolent, tandis que la foule ne peut aspirer à un peu de « superflu » qu’en renonçant au nécessaire. Que l’on assure à tous une part égale de créance sur les produits sociaux. Chacun utilisant cette part à sa guise, le superflu des uns devient, avec la variété des goûts, le nécessaire des antres. Bijoux rares, costumes ultra-chic, autos élégantes, pourquoi non ? Qui veut acquérir ces superfluités charmantes doit pouvoir le faire – dans une société, évidemment, où déjà un bien-être normal est garanti à tous. Tant que la technique ne peut point assurer une production pléthorique, l’égalisation des moyens d’achat doit obliger l’acquéreur d’un objet hors série à faire des sacrifices par ailleurs. Si l’on veut péter constamment dans la soie, qu’on serre un peu la ceinture… pour conserver la ligne.
L’égalitarisme n’entraîne donc pas la disparition du luxe et l’avènement de ce milieu social d’une rusticité quasi préhistorique qu’ont imaginé les moralistes austères. Il veut, dans l’immédiat, une production rationnelle subordonnant les plaisirs raffinés de quelques-uns aux besoins communs. Il exige une répartition équitable des superfluités présentes. Il aspire, dans l’avenir à l’extension à tous du maximum de luxe techniquement réalisable,
LA CULTURE. – La société actuelle essaie de tirer des cerveaux comme des bras le rendement maximum par des méthodes « concurrentielles » analogues. Dès la plus tendre enfance, on soumet le gosse à un régime de suralimentation mentale forcenée. Les adultes ont obtenu des réductions substantielles de leur journée de labeur. Mais le législateur – qui s’est préoccupé d’empêcher le travail exagéré des enfants dans les fabriques – ne se soucie guère de les soustraire à un surentraînement intensif sur les bancs de l’école. Dès l’âge de six ans, six heures de classe, sans compter les heures supplémentaires d’étude. Et bien des parents trouvent la dose insuffisante. Pendant que le père sirote son apéro, le gosse trime sur un problème ou un devoir de grammaire. À mesure qu’il grandit, les corvées supplémentaires pleuvent sur lui. Aucun répit pour la culture personnelle désintéressée, pour la rêverie ou la réflexion libre. Professeurs, parents, disciples n’ont qu’une préoccupation : l’obtention du diplôme le plus tôt possible… le diplôme qui permet l’accès aux belles carrières, aux sinécures administratives, aux retraites dorées. Pour sélectionner les concurrents lancés à l’assaut des places, on amplifie démesurément les programmes et, comme les esprits sont rarement encyclopédiques, la plupart trébuchent devant certaines spécialités. Tel élève peine durant des années sur des théorèmes et pour rien. Il est bon de cultiver sa volonté en s’astreignant parfois à des travaux rebutants. Il y a pourtant des limites raisonnables à cet effort sur soi-même. Et, vraiment, l’Université exagère en imposant des disciplines communes jusqu’à dix-huit ou vingt ans. Elle donne à la majorité des élèves – étouffés sous des amas de connaissances mal digérées et inutilisables – la nausée de l’étude au lieu de l’appétit d’apprendre. Ce travail fiévreux, en vue du concours, ôte toute noblesse et toute efficacité à l’activité intellectuelle qui devrait être désintéressée. On se spécialise dans telle étude plutôt que dans telle autre parce qu’elle ouvre de plus lucratives carrières. En préparant telle thèse de droit, d’histoire ou de chimie, on escompte les bénéfices qui seront la récompense de l’effort. Besogne de mercenaires ! Avilissement de l’intelligence qui ne consent à s’exercer que contre espèces trébuchantes et sonnantes.
Certains affirment, tout en la déplorant, la nécessité de l’appât de ces récompenses pour entretenir la vie de l’esprit confondue avec la préparation de licences, d’agrégations, de doctorats. Mais croit-on vraiment que le niveau intellectuel baisserait s’il y avait moins de candidats aux examens ? Est-ce au nombre des diplômes permettant de dresser le catalogue des individus, triés en types standard, que se mesure l’intelligence moyenne dans un pays ? Chaque profession a ses élites et ses cancres et, parmi les diplômés supérieurs, on trouve, comme ailleurs, des imbéciles. Tels grands maîtres déraisonnent hors de leur spécialité. La culture n’est pas seulement fonction des connaissances et, a fortiori, des concours hasardeux qui sanctionnent les études. La ruée vers les diplômes est le signe des égoïsmes déchaînés et non du désir de savoir. Quel mal résulterait de la mise en sommeil de ces égoïsmes par la suppression de l’émulation factice entre intelligences dévoyées cherchant le profit personnel à travers Homère ou Kant ou le ciel étoilé ? Prendraient leur élan vers les cimes ceux qu’emporterait la seule vocation. Et ceux-là seuls comptent, ceux-là seuls sont aptes à faire œuvre originale et féconde en art ou en littérature, à découvrir ou inventer dans le domaine des sciences abstraites ou pratiques. Le poète quand il chante ou pleure, le peintre ou le sculpteur brûlés de la flamme créatrice, le physicien construisant une hypothèse ou tentant de la vérifier ne pensent pas à la façon dont seront monnayés leurs vers, leurs tableaux, leurs statues, leurs formules ou leurs machines. Sinon ce sont de bien piètres poètes, artistes ou savants – et l’humanité n’a guère à perdre à leur grève des cerveaux. La création, en tous domaines, est essentiellement désintéressée, puisque spontanée, et ce n’est pas à cause de l’égalité sociale qu’une civilisation piétinerait sur place ou serait en recul.
Et puis, en supposant que le travail intellectuel ait besoin d’un autre stimulant que le plaisir de s’exercer, n’en est-il pas d’aussi efficaces que le grossier pourboire ? L’estime, la gratitude des disciples ne sont point à dédaigner. L’admiration des foules devant un chef‑d’œuvre peut flatter agréablement un génie vaniteux et l’inciter à produire sans faire intervenir l’espoir d’un plat supplémentaire.
Il est des activités intellectuelles exigeant un long apprentissage. Mais cet apprentissage serait un plaisir pour les jeunes gens bien doués, débarrassés de tout souci matériel pendant la durée des études. Quant aux non doués, pourquoi s’acharneraient-ils à user des culottes sur les bancs des écoles en des travaux qui leur déplaisent et ne doivent leur procurer aucun bénéfice ? L’égalité des conditions ferait tout rentrer dans l’ordre normal, les vocations intellectuelles pouvant se manifester sans entrave et les centres d’études se vidant automatiquement de toutes les non-valeurs. Hors cette égalité, toute mesure voulant freiner le glissement à un gigantesque chômage intellectuel ne peut être qu’arbitraire, injuste et vouée, au surplus, à un échec certain.
Un tel régime enfin corrigerait les vices actuels de l’enseignement. Plus d’abrutissement des enfants et des jeunes gens avec la suppression de la course au diplôme garant d’une « bonne situation » Des études plus calmes, moins fiévreuses, des connaissances mûries, la curiosité éveillée et non usée par des séries d’indigestions, l’école cessant d’être un assommoir pour devenir l’antichambre lumineuse où l’on apprend à apprendre, où l’on contracte le désir de comprendre au lieu du dégoût de l’instruction.
En supprimant le stakhanovisme intellectuel fabricant de cerveaux en sérié, l’égalité économique préparerait les conditions d’une culture désintéressée, solide et durable permettant le libre et plein développement des virtualités de chacun.
LES ÉLITES. – « L’élite, remarquait Thibon dans l’Action française du 19 décembre 1943, tend de plus en plus à disparaître. Les maîtres du monde moderne sont, avant tout, des hommes d’argent, des politiciens ou des fonctionnaires anonymes et fugaces… il n’est pas de plus fausse élite que celle-là. »
Évidemment ! Et rien n’a changé depuis… en bien ; au contraire. Aucune amélioration n’est concevable dans le régime présent. Qu’est-ce qui fait naître et prospérer cette canaille, cette humanité sans foi, sans idéal, avide de profit, qu’on rencontre du haut en bas de l’échelle sociale ? Quoi, sinon l’appât du gain érigé en règle de conduite dominante et universelle dans toutes les sociétés, inégalitaires ? On monnaye l’intelligence, le génie, la vertu même et l’on s’indigne ensuite que tout soit vénal, que l’élite de l’intelligence et de la vertu soit corrompue par l’argent.
Le recrutement d’une élite par la promesse d’avantages matériels implique la sélection des égoïsmes les plus sordides. Le fait de fournir à l’élite dirigeante une existence confortable aux dépens d’autrui provoque l’assaut vers les hautes fonctions non pas des esprits les plus hauts mais des cœurs les plus secs. On travaille, on se cultive dans le but suprême de jouir mieux que les autres des biens extérieurs. C’est une élite à rebours que l’on recrute. Parmi ces « flambeaux » qui doivent être les éclaireurs de la masse, il s’en trouve de vraiment lumineux et purs : ceux précisément qui n’ont nul besoin du mobile du gain pour émerger de la foule. Quant aux autres, d’avance ils forment cette fausse élite gangrenée par les appétits, apte surtout à apprécier la bonne cuisine, l’élégance vestimentaire, le confort d’un home capitonné, les poules de luxe, le vide des conversations de salons plus ou moins fermés.
Ce n’est pas cela que l’on veut ? C’est une élite vraie que l’on prétend créer face aux tripoteurs de la politique et des finances, « une élite distincte du peuple et liée au peuple comme la tête domine le corps et partage son destin » ?
Et l’on commence au contraire par la couper du peuple en lui faisant une existence dorée en contraste avec la pauvreté ou la misère générales ! Mais le cycle fatal doit recommencer : la surcorruption de cette élite déjà corrompue à l’origine par l’appel à l’intérêt, son : mépris pour la masse et la jalousie de celle-ci. Le fossé que l’on a tracé doit s’agrandir et se creuser sans cesse par suite des incompréhensions réciproques inévitables, des antagonismes de deux classes qui en arrivent à n’avoir plus rien de commun tant les conditions de vie sont dissemblables… comme aujourd’hui : au-dessus d’un peuple qui souffre, une élite qui jouit sans scrupules. Une élite, cela ?
Une aristocratie de l’esprit et du cœur ne cherche point dans des privilèges sa récompense. Que l’on supprime ces récompenses, dérisoires pour elle, et cette aristocratie naît spontanément, se développe, toujours liée au peuple par la communauté de vie, par l’identité de destin. Entre cette élite et la masse, l’intérêt ne s’interpose pas pour inspirer à la première l’indifférence ou le mépris et à l’autre le refus de l’admiration ou de l’amour.
L’égalité permettrait ainsi la naissance et la croissance du maximum de civilisation qualitative, civilisation dont les splendeurs des sommets ne seraient plus ternies par des souillures de bas-fonds.
Lyg