La Presse Anarchiste

Égalité et civilisation qualitative

L’égalité éco­no­mique – com­bi­née avec la sagesse démo­gra­phique – doit nor­ma­le­ment don­ner lieu à la géné­ra­li­sa­tion du bien-être grâce à la pleine expan­sion de la tech­nique per­met­tant une pro­duc­tion crois­sante avec un tra­vail humain de plus en plus réduit. On abou­ti­rait rapi­de­ment à une civi­li­sa­tion quan­ti­ta­tive : abon­dance pour tous, loi­sirs pour tous.

Avec quel aris­to­cra­tique dédain on écarte par­fois de telles pers­pec­tives ! Pré­oc­cu­pa­tions mes­quines, dit-on, « maté­ria­lisme » sor­dide, indigne du « roseau pen­sant » qu’est l’homme ! La vraie civi­li­sa­tion ne doit-elle pas satis­faire, avant tout, les besoins du cer­veau et du cœur – et non ceux du ventre ?

N’empêche qu’il est des néces­si­tés vitales aux­quelles le plus pur spi­ri­tua­lisme ne peut se sous­traire et qui condi­tionnent toute acti­vi­té, même les médi­ta­tions sur les pro­blèmes méta­phy­siques les plus abs­cons. Pré­tendre échap­per à toute ser­vi­tude maté­rielle est une chi­mère. « Qui veut faire l’ange fait la bête. » « Jésus lui-même, remarque Duboin, eut soin de mul­ti­plier les pains avant d’aller prê­cher sur la montagne. »

Des mora­listes vivant dans l’opulence vati­cinent les charmes de la pau­vre­té. Pour­vus de super­flu, ils prêchent l’austérité à ceux qui manquent du néces­saire. Toute dis­cus­sion avec eux est inutile : il suf­fi­rait de les par­quer dans des camps où, sans leur refu­ser aucune com­pen­sa­tion spi­ri­tuelle, on leur ferait vivre la vie idéale qu’ils prônent jusqu’à l’aveu public et écla­tant de leur tartuferie.

Des aspi­rants sin­cères à la sain­te­té restreignent volon­tai­re­ment leurs besoins maté­riels au strict indis­pen­sable, consi­dèrent l’ascétisme comme la condi­tion de la libé­ra­tion spi­ri­tuelle et savourent d’âpres plai­sirs d’ordre spé­cu­la­tif dans leurs gue­nilles. Il ne sau­rait être ques­tion de les bri­mer, d’imposer le confort à qui le déteste ou de contraindre qui que ce soit à mor­ti­fier la mor­ti­fi­ca­tion. Liber­té abso­lue de faire carême et de cou­cher sur des gra­bats si l’on croit obte­nir ain­si le triomphe de l’esprit sur la matière. Mais ces heu­reux « pauvres en esprit » sont infi­ni­ment rares, du moins dans notre Occi­dent. Pour l’humanité moyenne, la civi­li­sa­tion quan­ti­ta­tive rend pos­sible la civi­li­sa­tion qua­li­ta­tive la plus haute.

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LA VIE SPIRITUELLE. – Mal­gré l’hypocrisie des for­mules de la morale offi­cielle, per­sonne n’ignore que l’unique règle de conduite de la plu­part des hommes est la recherche de la for­tune et des jouis­sances qu’elle per­met. C’est le triomphe inté­gral du maté­ria­lisme le plus sor­dide. Les biens de la terre méritent si peu d’être conquis ! Mais comme ce sont les seuls dont on soit sûr, on dis­sipe sa vie en efforts pour les acqué­rir et les conser­ver. « Les convoi­tises que la bour­geoi­sie reproche au pro­lé­ta­riat, qui donc en donne l’exemple, sinon la bour­geoi­sie elle-même ? Pour­quoi met-elle tant d’âpreté à accroître ses richesses ? Pour­quoi ne renonce-t-elle à quelque part de ses pri­vi­lèges que si elle y est contrainte ? Et pour­quoi s’ingénie-t-elle aus­si­tôt à les retrou­ver et à les aug­men­ter ? » Est-ce pour accé­der à une vie supé­rieure de l’esprit ? Juste le contraire, en géné­ral. La for­tune a déter­mi­né à toutes les époques, un furieux appé­tit de sen­sua­li­té exas­pé­ré jusqu’à la folie dans les civi­li­sa­tions déca­dentes. Les per­ver­sions du Bas-Empire, de Byzance, de la Régence, du Direc­toire, des socié­tés contem­po­raines ne sont que l’exagération mons­trueuse des tares chro­niques qui infectent les classes diri­geantes des pays civi­li­sés. Autour des puis­sants qui règnent sur le monde de la poli­tique et des affaires, s’agitent les éter­nels cour­ti­sans, les intri­gants, les favo­rites, la foule des valets prêts à ser­vir n’importe quel maître. « Une véri­table franc-maçon­ne­rie du vice relie entre eux les opio­manes, les cocaï­no­manes, les mor­phi­no­manes. L’excès de bien-être dont est gor­gée la bour­geoi­sie oisive pousse les repus au syba­ri­tisme, puis à la per­ver­sion. » On court après des exi­gences de plus en plus anor­males, sans par­ve­nir à émous­tiller les sens aux spec­tacles igno­mi­nieux. Les chancres pul­lulent : saphisme, pédé­ras­tie, fla­gel­la­tion, mai­sons de voyeurs, chambres et jar­dins des sup­plices, mul­ti­pli­ca­tion des claques, voi­là les aspects de nos socié­tés aux som­mets de la hié­rar­chie ! « Les polices déam­bulent avec le sou­rire devant les rideaux trans­pa­rents des per­siennes demi-closes et le peuple crève à suer l’or épar­pillé dans ces orgies. »

Au bas de l’échelle, c’est l’obsession du pain quo­ti­dien. Dans les milieux naï­ve­ment hon­nêtes, ou l’on per­siste à vou­loir gagner sa vie hono­ra­ble­ment, le tra­vailleur, après sa jour­née d’atelier ou de bureau, sou­vent aug­men­tée d’heures sup­plé­men­taires, n’a guère le goût de la médi­ta­tion. Où en a‑t-il fait l’apprentissage ? Ses dis­trac­tions consistent sur­tout en bri­co­lages uti­li­taires, en séances de ciné­ma ou en sta­tions au bis­trot – même pen­dant les éphé­mères périodes de congés payés. Ailleurs, et de plus en plus, c’est le débrouillage par tous les moyens, le gang­sté­risme légal ou illé­gal, la pré­oc­cu­pa­tion constante des coups à pré­pa­rer pour se pro­cu­rer « le fric ». La jeu­nesse et même l’enfance atteintes par l’exemple tout-puis­sant de la psy­chose géné­rale, n’ont, elles aus­si, qu’une pré­oc­cu­pa­tion ; la conquête des biens exté­rieurs ; les plus timides suivent les filières admi­nis­tra­tives ; les plus auda­cieux deviennent de pré­coces hors-la-loi. Com­ment veut-on que, dans de telles condi­tions, ne se des­sèchent pas les âmes et ne soit pas refou­lée toute vel­léi­té de rêve­rie ou d’activité désintéressée ?

Sup­po­sons réa­li­sée l’égalité des condi­tions. Du coup, la plu­part des névroses, du « monde ou on s’ennuie » gué­rissent par l’obligation saine d’un tra­vail léger et régu­lier pour tous, par la fin auto­ma­tique du pou­voir cor­rup­teur de l’or pro­di­gué, par la chute ver­ti­cale de la pros­ti­tu­tion vénale. D’où la néces­si­té abso­lue de s’adapter à des dis­trac­tions plus saines (lec­tures, sports, voyages, créa­tion artis­tique…) ou de périr (une épi­dé­mie de sui­cides serait d’ailleurs une excel­lente purge sociale par éli­mi­na­tion des élé­ments les plus malsains).

Pour l’ensemble des hommes, plus de sou­ci du len­de­main. Plus de cal­culs mes­quins pour deve­nir riche ou le res­ter ou l’être davan­tage. Libé­ra­tion d’activités men­tales qui, aujourd’hui cana­li­sées vers des buts exclu­si­ve­ment pra­tiques, peuvent désor­mais s’exercer dans des domaines nou­veaux : arts, lit­té­ra­ture, poé­sie, musique, sciences, phi­lo­so­phie, méta­phy­sique. La vita­li­té élé­men­taire se trans­pose sur un plan de moins en moins gros­sier. La vie tend à se subli­mer. Loin de som­brer dans le maté­ria­lisme, la socié­té éga­li­taire doit nor­ma­le­ment évo­luer vers une acti­vi­té spi­ri­tuelle de plus en plus intense, dés­in­té­res­sée et féconde. Evo­lu­tion d’autant plus rapide que dis­pa­raî­traient vite, tués par le spleen, la plu­part de ceux pour qui le but de la vie est le pro­fit personnel.

Les Églises per­draient fata­le­ment la frac­tion de la clien­tèle riche qui abrite ses coffres-forts der­rière les inter­pré­ta­tions élas­tiques de com­man­de­ments divins. L’apostolat n’aurait plus le sou­tien de moyens finan­ciers puis­sants, ni l’appui des gou­ver­ne­ments alliés aux prêtres (les pri­vi­lé­giés ont rare­ment joué le jeu dan­ge­reux de la guerre au clé­ri­ca­lisme dans le but de détour­ner l’attention de la lutte des classes). Les Églises per­draient aus­si une par­tie de leur clien­tèle pauvre : les mal­heu­reux se pliant au confor­misme par inté­rêt. Mais ce serait pour le plus grand bien des reli­gions épu­rées, débar­ras­sées de tout oppor­tu­nisme poli­tique ou social. Plus de faux croyants. Le sen­ti­ment reli­gieux conti­nue­rait à vivre dans beau­coup d’âmes, entre­te­nu par l’énigme de la Créa­tion que la science n’est pas près de résoudre, dans l’impossibilité de connaître ration­nel­le­ment le pour­quoi du Cos­mos et ses fins der­nières, bien des esprits conti­nue­raient à accep­ter les réponses de la Révé­la­tion et de la Foi. En outre, même si le bien-être est garan­ti à tous, les dou­leurs inévi­tables res­tent suf­fi­sam­ment lourdes pour qu’on cherche des conso­la­tions – illu­sions peut-être, mais qu’importe ! – dans « la vieille chan­son qui ber­ça la misère humaine ». Il n’est pas de bon­heurs sans amer­tume (ne serait-ce que parce qu’on sait qu’ils doivent finir) et, le Royaume de Dieu n’étant pas de ce monde, la ten­dance à le pro­je­ter au-delà de la vie ter­restre ne dis­pa­raî­tra pas de sitôt…

Ain­si, l’égalité de condi­tions crée­rait le milieu le plus favo­rable au plein déve­lop­pe­ment de toutes les vir­tua­li­tés de la vie inté­rieure. L’avènement de la Cité éga­li­taire coïn­ci­de­rait avec un pro­di­gieux épa­nouis­se­ment de toutes les formes de l’Esprit.

L’ART. – Quel mer­veilleux spec­tacle offre la socié­té pré­sente aux ama­teurs de pit­to­resque ! La masure de la cam­pagne, la lèpre du fau­bourg, le che­mi­neau pouilleux, le clo­chard haillon­neux… Ver­rues qui font mieux appré­cier le confort des vil­las, la splen­deur des palais, l’élégance des zazous et des cocottes du monde et du demi-monde. Quelle affreuse huma­ni­té suant l’ennui que celle d’où auraient dis­pa­ru ces tares et qui n’offrirait aux regards, au lieu des contrastes actuels, qu’une uni­forme et morne médio­cri­té ! Com­bien de chefs‑d’œuvre ins­pi­rés, en art comme en lit­té­ra­ture, par ces oppo­si­tions entre le luxe flam­boyant et la misère cyni­que­ment éta­lée ! Sans l’inégalité de condi­tions, on n’aurait ni le « Men­diant » de Murillo, ni « Les Misé­rables » de Hugo…

Du vrai dans tout cela. Mais faut-il conser­ver pré­cieu­se­ment crasse et gue­nilles pour per­mettre à de nou­veaux Riche­pin ou Ric­tus de pondre quelques vers argo­tiques ou à de nou­veaux Cal­lot de buri­ner de dan­tesques eaux-fortes ? Pour­quoi artistes, roman­ciers, poètes ne trou­ve­raient‑ils pas l’inspiration ailleurs que dans nos Cours des Miracles ? L’égalité de condi­tions ne sau­rait tuer la voca­tion artis­tique ou lit­té­raire. Jusqu’à pré­sent, chaque civi­li­sa­tion, chaque géné­ra­tion a appor­té quelque richesse nou­velle à l’héritage com­mun. Depuis l’homo sapiens déco­rant les grottes pré­his­to­riques, l’instinct artis­tique a per­du­ré, s’est déve­lop­pé, raf­fi­né. Quant au lan­gage poé­tique – qui est l’expression spon­ta­née de la pen­sée émue – il est né avec les pre­mières joies, les pre­mières dou­leurs : le rythme, la rime, l’image conti­nue­ront à tra­duire la force des émo­tions, l’exaltation des sen­ti­ments, la vio­lence et la pro­fon­deur des pas­sions. Et la musique, jaillis­sant tou­jours de cette source inépui­sable qu’est le cœur humain, ber­ce­ra ou exal­te­ra les géné­ra­tions nouvelles comme elle ber­ça ou exal­ta nos ancêtres. Quel que soit le milieu social, « tant que l’homme ne mour­ra pas, les plus belles facul­tés de l’homme peuvent-elles mourir ? »

Jusqu’ici, les pré­oc­cu­pa­tions maté­rielles ont étouf­fé en par­tie les ten­dances dés­in­té­res­sées. Il suf­fi­rait d’un milieu déli­vrant l’individu de l’insécurité du len­de­main pour assis­ter à une flo­rai­son mer­veilleuse. Davan­tage de créa­teurs malgré la dis­pa­ri­tion de l’esprit de lucre. Car pas un chef‑d’œuvre n’a été conçu et réa­li­sé dans un but uni­que­ment mer­can­tile. Ceux qui ont pro­duit en vue des richesses et des hon­neurs ont pu avoir du talent, mais leurs créa­tions ne sont pas de pre­mier ordre. Le génie n’a pas besoin de l’appât des mil­lions pour concré­ti­ser ses rêves dans une sta­tue, un tableau ou un poème. Certes, il faut vivre et l’on ne sau­rait contes­ter le rôle bien­fai­sant des mécènes dans l’évolution intel­lec­tuelle de l’humanité. Vir­gile, les grands artistes ita­liens de la Renais­sance, les écri­vains fran­çais du XVIIe siècle et même quelques phi­lo­sophes du XVIIIe ont pu tra­vailler en toute séré­ni­té grâce à Auguste, aux Médi­cis ou aux Sfor­za, à Louis XIV ou à d’opulents fer­miers géné­raux. Tou­te­fois, quelques mécènes somp­tueux et géné­reux ne font pas oublier les légions de riches indif­fé­rents à la détresse des créa­teurs mou­rant de faim sur leurs chefs‑d’œuvre. Pour un Rubens ou un Boi­leau, com­bien de Millet ou de Chat­ter­ton ? Com­bien de génies demeu­rés en friche pour n’avoir pas trou­vé les condi­tions sociales néces­saires à leur déve­lop­pe­ment ? Il faut un hasard frô­lant le miracle pour qu’il y ait ren­contre du génie et du mécène. Que la socié­té soit le mécène uni­ver­sel garan­tis­sant à tous la vie maté­rielle en échange d’un petit effort et l’on ver­ra se multiplier les œuvres. Beau­coup d’ivraie sans doute à côté du bon grain dans cette pro­duc­tion sur­abon­dante. Qu’importe ! Le temps se char­ge­ra de faire le tri et, comme nul talent ne sera bru­ta­le­ment étouf­fé d’avance, les lettres et les arts ne pour­ront rien perdre à ces pous­sées anar­chiques et fécondes.

En même temps, le public capable de com­prendre et de sen­tir s’élargira, l’absence de sou­cis uti­li­taires per­met­tant aux âmes de s’ouvrir lar­ge­ment aux émo­tions esthé­tiques et poé­tiques. L’amour de tout ce qui enchante le cœur et l’esprit devien­dra géné­ral. Il fau­dra non pas fer­mer les musées et les biblio­thèques, mais les agran­dir et les mul­ti­plier si l’on veut satis­faire les incli­na­tions artis­tiques des hommes auto­ma­ti­que­ment culti­vées dans un monde d’où la lai­deur serait, autant que pos­sible, exclue.

Quant à la qua­li­té des œuvres, on pour­rait avoir toute confiance. La pro­duc­tion est subor­don­née aujourd’hui aux fan­tai­sies des ache­teurs éven­tuels. D’où les com­pres­sions, les refou­le­ments, les dévia­tions qui ont muti­lé les plus beaux talents. Dans la socié­té éga­li­taire, l’écrivain et l’artiste n’auront plus à se plier aux pré­ju­gés, à com­po­ser avec des tra­di­tions. Plus de sujets inter­dits, plus d’élans bri­sés par la crainte des consé­quences. Plus de lit­té­ra­ture et d’art ram­pants ou châ­trés. La spon­ta­néi­té de la créa­tion ne peut man­quer de don­ner, à côté d’œuvres médiocres, des œuvres maî­tresses. « L’art, remarque Séve­rac, n’aura vrai­ment cette pleine liber­té qu’il ne cesse de récla­mer avec rai­son que lorsque l’artiste ne sera plus contraint soit de ruser avec la socié­té en y obte­nant quelque siné­cure, soit de vou­loir vivre de ses tra­vaux, ce qui l’oblige, trop sou­vent, à suivre le goût du public et la mode plus que son talent. »

Jusqu’à la cri­tique qui est sus­cep­tible de deve­nir un guide dés­in­té­res­sé. Aujourd’hui, la clien­tèle riche afflue autour des pro­duc­tions signa­lées par une réclame tapa­geuse qui ne met pas néces­sai­re­ment en vedette ce qu’il y a de mieux. La cri­tique ne peut avoir de valeur qu’à la condi­tion de n’être pas détour­née de la sin­cé­ri­té par des arrière-pen­sées de lucre – ce qui n’est pos­sible que dans une socié­té où le nivel­le­ment éco­no­mique ne laisse aucune place à ces arrière-pensées.

Pour­quoi éga­le­ment l’équivalence des condi­tions entraî­ne­rait-elle la dis­pa­ri­tion des arti­sans qui fignolent avec amour des pote­ries, des faïences, des meubles, don­nant ain­si à des objets utiles un cachet artis­tique sup­plé­men­taire ? La clien­tèle des snobs mil­lion­naires ou mil­liar­daires serait rem­pla­cée par celle des amou­reux d’art qui n’hésiteraient pas à sacri­fier une faible par­tie de leur bien-être maté­riel pour orner leurs demeures de belles choses. L’aisance affi­ne­rait les goûts et la répar­ti­tion équi­table des moyens d’achat élar­gi­rait immen­sé­ment la clien­tèle des arti­sans-artistes. D’ailleurs, pour­quoi les objets stan­dard lan­cés à pro­fu­sion par la machine devraient-ils être carac­té­ri­sés par la gros­siè­re­té ? Pour­quoi ne vise­rait-on pas au maxi­mum de beau­té ? Loin de tuer les arts mineurs, la socié­té éga­li­taire pour­rait faire pro­fi­ter les masses des concep­tions esthé­tiques des grands ébé­nistes, des grands céra­mistes, des grands ferronniers.

LE LUXE. – La plu­part des réfor­ma­teurs sociaux ont vitu­pé­ré contre le luxe. Pour Tho­mas More, l’or et l’argent devraient uni­que­ment ser­vir à la fabri­ca­tion de pis­soires et de chaînes pour cri­mi­nels. On sait la haine de Rous­seau pour tout ce qui n’est pas stric­te­ment conforme aux exi­gences d’une vie très simple. Ce n’est pas seule­ment le rigo­risme reli­gieux, c’est aus­si l’esprit d’équité révol­té par le contraste entre le faste des uns et la misère des autres qui explique et jus­ti­fie les dis­cours enflam­més contre le luxe. Tant que les pro­duits indis­pen­sables ne peuvent pas être four­nis à tous en abon­dance, cer­taines fabri­ca­tions devraient être lais­sées, comme les œuvres d’art, aux ini­tia­tives indi­vi­duelles ou asso­ciées que per­mettent les loi­sirs. « Tel trous­seau exige autant de tra­vail que cent autres de matière solide et durable. Une socié­té qui l’exclurait de sa pro­duc­tion obli­ga­toire serait seule­ment rai­son­nable aimant mieux employer les forces de tra­vail à faire du bon linge pour tout le, monde que des curio­si­tés de lin­ge­rie pour quelques-uns. ».

Faut-il donc suivre ceux qui pré­co­nisent une guerre sys­té­ma­tique au super­flu ? Une dis­tri­bu­tion de soupe quo­ti­dienne peut suf­fire à la vie démo­cra­tique. Est-ce une rai­son suf­fi­sante pour approuver les Lycurgue qui pré­tendent bor­ner le bon­heur des peuples à des agapes rudimentaires sans danse ni musique, aux loge­ments de céno­bite et à la feuille de vigne ? En plus des néces­si­tés élé­men­taires, l’homme s’est créé des besoins arti­fi­ciels dont il est l’esclave certes, mais qui ampli­fient sa vie. Une civi­li­sa­tion ne vaut que par les plai­sirs plus déli­cats, plus raf­fi­nés sur­ajou­tés à la satis­fac­tion des ten­dances pri­mi­tives. Le désir de luxe n’est pas que sno­bisme ; il est une forme du sen­ti­ment esthé­tique qu’il serait vain de vou­loir extir­per – ses racines étant trop pro­fondes et trop solides. On peut être capable de sacri­fier un repas à une repré­sen­ta­tion théâ­trale ou à une audi­tion musi­cale ou à un mor­ceau de chif­fon. Pour­quoi ? Parce que, même pour les plus pauvres, sur­tout pour les plus pauvres, le luxe per­met une éva­sion pro­vi­soire d’une exis­tence trop terne, La soif de luxe peut être une soif de libération.

Seule­ment cette libé­ra­tion devrait être ren­due pos­sible pour tous. Aujourd’hui, cer­tains regorgent du néces­saire et étalent un luxe inso­lent, tan­dis que la foule ne peut aspi­rer à un peu de « super­flu » qu’en renon­çant au néces­saire. Que l’on assure à tous une part égale de créance sur les pro­duits sociaux. Cha­cun uti­li­sant cette part à sa guise, le super­flu des uns devient, avec la varié­té des goûts, le néces­saire des antres. Bijoux rares, cos­tumes ultra-chic, autos élé­gantes, pour­quoi non ? Qui veut acqué­rir ces super­flui­tés char­mantes doit pou­voir le faire – dans une socié­té, évi­dem­ment, où déjà un bien-être nor­mal est garan­ti à tous. Tant que la tech­nique ne peut point assu­rer une pro­duc­tion plé­tho­rique, l’égalisation des moyens d’achat doit obli­ger l’acquéreur d’un objet hors série à faire des sacri­fices par ailleurs. Si l’on veut péter constam­ment dans la soie, qu’on serre un peu la cein­ture… pour conser­ver la ligne.

L’égalitarisme n’entraîne donc pas la dis­pa­ri­tion du luxe et l’avènement de ce milieu social d’une rus­ti­ci­té qua­si pré­his­to­rique qu’ont ima­gi­né les mora­listes aus­tères. Il veut, dans l’immédiat, une pro­duc­tion ration­nelle subor­don­nant les plai­sirs raf­fi­nés de quelques-uns aux besoins com­muns. Il exige une répar­ti­tion équi­table des super­flui­tés pré­sentes. Il aspire, dans l’avenir à l’extension à tous du maxi­mum de luxe tech­ni­que­ment réalisable,

LA CULTURE. – La socié­té actuelle essaie de tirer des cer­veaux comme des bras le ren­de­ment maxi­mum par des méthodes « concur­ren­tielles » ana­logues. Dès la plus tendre enfance, on sou­met le gosse à un régime de sur­ali­men­ta­tion men­tale for­ce­née. Les adultes ont obte­nu des réduc­tions sub­stan­tielles de leur jour­née de labeur. Mais le légis­la­teur – qui s’est pré­oc­cu­pé d’empêcher le tra­vail exa­gé­ré des enfants dans les fabriques – ne se sou­cie guère de les sous­traire à un sur­en­traî­ne­ment inten­sif sur les bancs de l’école. Dès l’âge de six ans, six heures de classe, sans comp­ter les heures sup­plé­men­taires d’étude. Et bien des parents trouvent la dose insuf­fi­sante. Pen­dant que le père sirote son apé­ro, le gosse trime sur un pro­blème ou un devoir de gram­maire. À mesure qu’il gran­dit, les cor­vées sup­plé­men­taires pleuvent sur lui. Aucun répit pour la culture per­son­nelle dés­in­té­res­sée, pour la rêve­rie ou la réflexion libre. Pro­fes­seurs, parents, dis­ciples n’ont qu’une pré­oc­cu­pa­tion : l’obtention du diplôme le plus tôt pos­sible… le diplôme qui per­met l’accès aux belles car­rières, aux siné­cures admi­nis­tra­tives, aux retraites dorées. Pour sélec­tion­ner les concur­rents lan­cés à l’assaut des places, on ampli­fie déme­su­ré­ment les pro­grammes et, comme les esprits sont rare­ment ency­clo­pé­diques, la plu­part tré­buchent devant cer­taines spé­cia­li­tés. Tel élève peine durant des années sur des théo­rèmes et pour rien. Il est bon de culti­ver sa volon­té en s’astreignant par­fois à des tra­vaux rebu­tants. Il y a pour­tant des limites rai­son­nables à cet effort sur soi-même. Et, vrai­ment, l’Université exa­gère en impo­sant des dis­ci­plines com­munes jusqu’à dix-huit ou vingt ans. Elle donne à la majo­ri­té des élèves – étouf­fés sous des amas de connais­sances mal digé­rées et inuti­li­sables – la nau­sée de l’étude au lieu de l’appétit d’apprendre. Ce tra­vail fié­vreux, en vue du concours, ôte toute noblesse et toute effi­ca­ci­té à l’activité intel­lec­tuelle qui devrait être dés­in­té­res­sée. On se spé­cia­lise dans telle étude plu­tôt que dans telle autre parce qu’elle ouvre de plus lucra­tives car­rières. En pré­pa­rant telle thèse de droit, d’histoire ou de chi­mie, on escompte les béné­fices qui seront la récom­pense de l’effort. Besogne de mer­ce­naires ! Avi­lis­se­ment de l’intelligence qui ne consent à s’exercer que contre espèces tré­bu­chantes et sonnantes.

Cer­tains affirment, tout en la déplo­rant, la néces­si­té de l’appât de ces récom­penses pour entre­te­nir la vie de l’esprit confon­due avec la pré­pa­ra­tion de licences, d’agrégations, de doc­to­rats. Mais croit-on vrai­ment que le niveau intel­lec­tuel bais­se­rait s’il y avait moins de can­di­dats aux exa­mens ? Est-ce au nombre des diplômes per­met­tant de dres­ser le cata­logue des indi­vi­dus, triés en types stan­dard, que se mesure l’intelligence moyenne dans un pays ? Chaque pro­fes­sion a ses élites et ses cancres et, par­mi les diplô­més supé­rieurs, on trouve, comme ailleurs, des imbé­ciles. Tels grands maîtres dérai­sonnent hors de leur spé­cia­li­té. La culture n’est pas seule­ment fonc­tion des connais­sances et, a for­tio­ri, des concours hasar­deux qui sanc­tionnent les études. La ruée vers les diplômes est le signe des égoïsmes déchaî­nés et non du désir de savoir. Quel mal résul­te­rait de la mise en som­meil de ces égoïsmes par la sup­pres­sion de l’émulation fac­tice entre intel­li­gences dévoyées cher­chant le pro­fit per­son­nel à tra­vers Homère ou Kant ou le ciel étoi­lé ? Pren­draient leur élan vers les cimes ceux qu’emporterait la seule voca­tion. Et ceux-là seuls comptent, ceux-là seuls sont aptes à faire œuvre ori­gi­nale et féconde en art ou en lit­té­ra­ture, à décou­vrir ou inven­ter dans le domaine des sciences abs­traites ou pra­tiques. Le poète quand il chante ou pleure, le peintre ou le sculp­teur brû­lés de la flamme créa­trice, le phy­si­cien construi­sant une hypo­thèse ou ten­tant de la véri­fier ne pensent pas à la façon dont seront mon­nayés leurs vers, leurs tableaux, leurs sta­tues, leurs for­mules ou leurs machines. Sinon ce sont de bien piètres poètes, artistes ou savants – et l’humanité n’a guère à perdre à leur grève des cer­veaux. La créa­tion, en tous domaines, est essen­tiel­le­ment dés­in­té­res­sée, puisque spon­ta­née, et ce n’est pas à cause de l’égalité sociale qu’une civi­li­sa­tion pié­ti­ne­rait sur place ou serait en recul.

Et puis, en sup­po­sant que le tra­vail intel­lec­tuel ait besoin d’un autre sti­mu­lant que le plai­sir de s’exercer, n’en est-il pas d’aussi effi­caces que le gros­sier pour­boire ? L’estime, la gra­ti­tude des disciples ne sont point à dédai­gner. L’admiration des foules devant un chef‑d’œuvre peut flat­ter agréa­ble­ment un génie vani­teux et l’inciter à pro­duire sans faire inter­ve­nir l’espoir d’un plat supplémentaire.

Il est des acti­vi­tés intel­lec­tuelles exi­geant un long appren­tis­sage. Mais cet appren­tis­sage serait un plai­sir pour les jeunes gens bien doués, débar­ras­sés de tout sou­ci maté­riel pen­dant la durée des études. Quant aux non doués, pour­quoi s’acharneraient-ils à user des culottes sur les bancs des écoles en des tra­vaux qui leur déplaisent et ne doivent leur pro­cu­rer aucun béné­fice ? L’égalité des condi­tions ferait tout ren­trer dans l’ordre nor­mal, les voca­tions intel­lec­tuelles pou­vant se mani­fes­ter sans entrave et les centres d’études se vidant auto­ma­ti­que­ment de toutes les non-valeurs. Hors cette éga­li­té, toute mesure vou­lant frei­ner le glis­se­ment à un gigan­tesque chô­mage intel­lec­tuel ne peut être qu’arbitraire, injuste et vouée, au sur­plus, à un échec certain.

Un tel régime enfin cor­ri­ge­rait les vices actuels de l’enseignement. Plus d’abrutissement des enfants et des jeunes gens avec la sup­pres­sion de la course au diplôme garant d’une « bonne situa­tion » Des études plus calmes, moins fié­vreuses, des connais­sances mûries, la curio­si­té éveillée et non usée par des séries d’indigestions, l’école ces­sant d’être un assom­moir pour deve­nir l’antichambre lumi­neuse où l’on apprend à apprendre, où l’on contracte le désir de com­prendre au lieu du dégoût de l’instruction.

En sup­pri­mant le sta­kha­no­visme intel­lec­tuel fabri­cant de cer­veaux en sérié, l’égalité éco­no­mique pré­pa­re­rait les condi­tions d’une culture dés­in­té­res­sée, solide et durable per­met­tant le libre et plein déve­lop­pe­ment des vir­tua­li­tés de chacun.

LES ÉLITES. – « L’élite, remar­quait Thi­bon dans l’Action fran­çaise du 19 décembre 1943, tend de plus en plus à dis­pa­raître. Les maîtres du monde moderne sont, avant tout, des hommes d’argent, des poli­ti­ciens ou des fonc­tion­naires ano­nymes et fugaces… il n’est pas de plus fausse élite que celle-là. »

Évi­dem­ment ! Et rien n’a chan­gé depuis… en bien ; au contraire. Aucune amé­lio­ra­tion n’est conce­vable dans le régime pré­sent. Qu’est-ce qui fait naître et pros­pé­rer cette canaille, cette huma­ni­té sans foi, sans idéal, avide de pro­fit, qu’on ren­contre du haut en bas de l’échelle sociale ? Quoi, sinon l’appât du gain éri­gé en règle de conduite domi­nante et uni­ver­selle dans toutes les socié­tés, inéga­li­taires ? On mon­naye l’intelligence, le génie, la ver­tu même et l’on s’indigne ensuite que tout soit vénal, que l’élite de l’intelligence et de la ver­tu soit cor­rom­pue par l’argent.

Le recru­te­ment d’une élite par la pro­messe d’avantages maté­riels implique la sélec­tion des égoïsmes les plus sor­dides. Le fait de four­nir à l’élite diri­geante une exis­tence confor­table aux dépens d’autrui pro­voque l’assaut vers les hautes fonc­tions non pas des esprits les plus hauts mais des cœurs les plus secs. On tra­vaille, on se cultive dans le but suprême de jouir mieux que les autres des biens exté­rieurs. C’est une élite à rebours que l’on recrute. Par­mi ces « flam­beaux » qui doivent être les éclai­reurs de la masse, il s’en trouve de vrai­ment lumi­neux et purs : ceux pré­ci­sé­ment qui n’ont nul besoin du mobile du gain pour émer­ger de la foule. Quant aux autres, d’avance ils forment cette fausse élite gan­gre­née par les appé­tits, apte sur­tout à appré­cier la bonne cui­sine, l’élégance ves­ti­men­taire, le confort d’un home capi­ton­né, les poules de luxe, le vide des conver­sa­tions de salons plus ou moins fermés.

Ce n’est pas cela que l’on veut ? C’est une élite vraie que l’on pré­tend créer face aux tri­po­teurs de la poli­tique et des finances, « une élite dis­tincte du peuple et liée au peuple comme la tête domine le corps et par­tage son destin » ?

Et l’on com­mence au contraire par la cou­per du peuple en lui fai­sant une exis­tence dorée en contraste avec la pau­vre­té ou la misère géné­rales ! Mais le cycle fatal doit recom­men­cer : la sur­cor­rup­tion de cette élite déjà cor­rom­pue à l’origine par l’appel à l’intérêt, son : mépris pour la masse et la jalou­sie de celle-ci. Le fossé que l’on a tra­cé doit s’agrandir et se creu­ser sans cesse par suite des incom­pré­hen­sions réci­proques inévi­tables, des anta­go­nismes de deux classes qui en arrivent à n’avoir plus rien de com­mun tant les condi­tions de vie sont dis­sem­blables… comme aujourd’hui : au-des­sus d’un peuple qui souffre, une élite qui jouit sans scru­pules. Une élite, cela ?

Une aris­to­cra­tie de l’esprit et du cœur ne cherche point dans des pri­vi­lèges sa récom­pense. Que l’on sup­prime ces récom­penses, déri­soires pour elle, et cette aris­to­cra­tie naît spon­ta­né­ment, se déve­loppe, tou­jours liée au peuple par la com­mu­nau­té de vie, par l’identité de des­tin. Entre cette élite et la masse, l’intérêt ne s’interpose pas pour ins­pi­rer à la pre­mière l’indifférence ou le mépris et à l’autre le refus de l’admiration ou de l’amour.

L’égalité per­met­trait ain­si la nais­sance et la crois­sance du maxi­mum de civi­li­sa­tion qua­li­ta­tive, civi­li­sa­tion dont les splen­deurs des som­mets ne seraient plus ter­nies par des souillures de bas-fonds. 

Lyg


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