GRÂCE aux progrès techniques (découvertes récentes, perspectives illimitées ouvertes par la captation de l’énergie infra-atomique) et à la généralisation de l’instruction, le monde devient de plus en plus mûr pour l’égalité sociale.
Mais les partisans de l’égalité ont toujours été présentés comme « des primaires au cerveau trop court », comme des brutes dont l’idéal est la réduction parfaite au niveau le plus bas, aussi bien des talents que des fortunes ». Il est évidemment facile de stigmatiser l’absurdité, la folie, le néant de ces rêves barbares prêtés complaisamment aux adversaires d’une société pourrie par le privilège de l’argent.
Pour répondre efficacement à ces attaques hypocrites, il est nécessaire de préciser les principes et l’organisation pratique d’une société égalitaire.
Il faut convaincre les foules à la fois de la beauté et de la possibilité d’une telle société pour qu’elle devienne la réalité de demain – ou d’aujourd’hui.
a) Principes
HIÉRARCHIE DANS L’ÉGALITÉ telle est la formule d’organisation qui concilie le mieux les nécessités d’ordre technique et les aspirations d’ordre moral.
1. Hiérarchie des fonctions.
Car la complexité de la vie économique actuelle impose le dirigisme technique par les plus compétents. Il faut respecter toutefois, dans la mesure du possible, le travail agricole et artisanal indépendants dans le cadre d’un rendement déterminé.
Nominations, toujours révocables, effectuées au vote, par les travailleurs de la même profession (Études préalables et apprentissages sanctionnés ou non par des examens ou des tests, ne peuvent avoir qu’une valeur indicative).
Règlements intérieurs d’administration et d’atelier rédigés par l’ensemble des travailleurs intéressés qui, directement ou par délégués élus, contrôlent leur application et prennent les sanctions. (Système des Soviets non faussé par l’ingérence d’une autorité centrale.)
2. équivalences des conditions.
a) Travail obligatoire sauf pour les enfants, les vieillards, les malades, les mères de famille. – Non un travail quelconque, mais une activité d’une utilité matérielle indéniable : production, manutention, transports, livraisons, comptabilité, statistiques, postes, médecine et pharmacie, travaux de laboratoire, enseignement… (la liste de ces services est établie après référendum).
Liberté de choix de la profession. Il se peut cependant qu’on ne trouve guère d’amateurs pour certaines besognes dures et répugnantes mais nécessaires. Dans ce cas, tour de rôle ou compensation d’un nombre inférieur d’heures de travail en attendant la relève de l’homme par le robot.
Pour le lieu du travail, laisser s’effectuer spontanément, au gré des intéressés la répartition de la main‑d’œuvre. Pourtant le service social peut exiger l’obligation de déplacements gênants. Procéder alors, à défaut de volontariat par tirage au sort et roulement.
On ne peut pas interdire à un groupe d’individus de se charger de la tâche d’un camarade : artiste, écrivain, prêtre… Toutefois il vaudrait mieux éviter le danger de créer une classe totalement parasitaire au point de vue matériel.
b) Égalité de bien-être. – Les talents conservent des privilèges dont on ne veut point les déposséder : plaisir de la création et de l’invention, satisfaction du devoir accompli, reconnaissance, respect, admiration des foules. Mais dans la distribution des biens extérieurs, on n’a à considérer dans l’homme, que l’être matériel dont les besoins n’ont rien à voir avec les inégalités intellectuelles ou morales.
Tant que la surabondance n’est pas réalisée dans tous les domaines, on donne à chacun, quelle que soit l’importance des fonctions, les mêmes moyens d’achat – majorés, s’il y a lieu, des mêmes suppléments pour des charges familiales égales et des frais accessoires provenant de l’exercice de la profession.
Mêmes avantages pour les non-travailleurs réguliers (cadets et « aînés ») que pour les producteurs eux-mêmes.
La distribution égalitaire des moyens d’achat suppose la suppression totale de la propriété privée, des moyens de production et d’échange et l’arrêt de toute thésaurisation par le renouvellement périodique des signes monétaires.
Pas d’uniformité à craindre, le libre jeu des fantaisies individuelles n’étant nullement faussé.
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La société devient ainsi une communauté comparable aux communautés familiales et religieuses : les membres ont des fonctions diverses suivant l’âge, le sexe, le tempérament, les aptitudes – mais il y a théoriquement du moins, égalité dans le bien-être ou les privations. La communauté familiale est en principe fondée sur l’affectation, la communauté religieuse sur la foi. La communauté humaine reposerait sur la justice et sur l’intérêt de la quasi-unanimité des humains.
b) Méthodes de réalisation
MÉTHODE AUTORITAIRE À REJETER.— On ne peut pas compter sur des minorités même d’élite, pour imposer à tous et surtout pour s’imposer à elles-mêmes l’égalité sociale. Cette égalité ne peut être acquise – durablement acquise – qu’après adhésion des masses.
1. Travail de propagande comportant ce seul slogan : « Égalité de conditions » et négligeant toute autre considération politique, philosophique ou religieuse. Le rassemblement des amis de l’égalité peut être rapide et massif si la question. n’est pas compliquée, embrouillée par la greffe inopportune d’autres problèmes.
Inutile de s’illusionner au sujet de la conquête d’une bonne partie des classes moyennes. En France, par exemple, sur 11 millions de familles, 600 000 environ disposent d’un revenu supérieur à 4.000 francs or ne se laisseront guère entraîner. Il ne faut pas démesurément compter sur les 1.500.000 dont les revenus oscillent entre 2.000 et 4.000 francs or et qui ont oscillé elles-mêmes entre la droite et la gauche depuis 1919. Mais les 9 millions de familles, dont les revenus sont inférieurs à 2.000 francs or et qui totalisent seulement la moitié du revenu national quoique formant les quatre cinquièmes de la population, pourraient et devraient être acquises à la doctrine égalitaire.
Les thèmes de l’agitation sont simples :
L’Égalité économique, est juste ;
L’Égalité économique est possible – fatale même à plus ou moins brève échéance ;
L’Égalité économique serait matériellement et moralement profitable à la grosse majorité.
Il est évident que doivent être soutenues énergiquement toutes les réformes tendant à l’égalité – et combattues les mesures inégalitaires. Mot d’ordre : Fermeture de l’éventail des salaires. Tactique : réorganisation syndicale en vue de la lutte contre les cadres et les « prolétaires privilégiés » plus dangereux aujourd’hui que les vieux capitalistes. Approbation du principe du « revenu social » uniforme préconisé par les abondancistes…
Des groupes nombreux, bien liés entre-eux doivent être capables d’un prosélytisme efficace par conférences, brochures, journaux, tracts…
Malgré le sabotage des partis – de tous les partis – et des dirigeants actuels des syndicats (La C.N.T. seule est timidement égalitaire), malgré les ressources infimes du début et la répression légale possible, la pénurie « organisée » camouflant la surabondance capitaliste est éminemment favorable au triomphe de la mystique égalitaire.
2. Révolution. – Quoique le machinisme semble sonner le glas de l’économie échangiste, il serait naïf d’escompter un simple changement juridique par voie législative normale – les préparatifs de guerre, organisation méthodique des trusts et ententes gouvernementales pour freiner les progrès de la technique et le retour de l’abondance peuvent retarder longtemps encore l’avènement d’une économie distributive égalitaire, s’il n’y a pas acte d’autorité révolutionnaire. Il serait sage de s’attendre dans l’avenir à ce que les privilégiés se cramponnent à leurs privilèges, condamnés cependant par l’évolution normale du capitalisme, avec le même féroce entêtement que par le passé. On doit donc prévoir des actions brutales (réduites au strict minimum des nécessités révolutionnaires) pour éviter échecs et répressions sans merci.
Un « Comité de lutte », issu démocratiquement du mouvement égalitaire, doit étudier les meilleurs moyens techniques pour neutraliser le plus sûrement et le plus rapidement possible les éventuelles forces adverses : Police d’État, gardes prétoriennes, polices internationales si le mouvement, comme il est prudent de l’admettre, n’est pas universel.
Un « Comité d’action immédiate » doit mettre au point les mesures propres à briser, d’un seul coup, la toute-puissance artificielle des adversaires. Voici quelques-unes de ces mesures devant suivre « immédiatement » la chute du pouvoir politique :
Destruction de toutes les archives de police ;
Saisie des banques : destruction des titres, mise à l’abri de l’or ;
Annulation de la monnaie existante ;
Inventaire de tous les stocks, déblocage et répartition égalitaire (avec tickets par exemple), des produits indispensables : denrées, vêtements, etc.;
Évacuation des taudis et répartition par les communes des logements habitables (tirage au sort et roulement en cas de contestation);
Abolition de la propriété privée et destruction des terriers : notariats, bureaux d’hypothèques, etc.;
Reprise de la production en organisant le service obligatoire du travail et en faisant passer dans les secteurs utiles les travailleurs des secteurs parasitaires.
Enfin, malgré la fécondité de la libre entente et la spontanéité créatrice des foules sous le coup de fouet de l’enthousiasme, la Révolution risquerait d’être déviée ou de s’enliser si, des ruines de l’ordre ancien, on ne pouvait – sans délai – faire surgir un ordre nouveau. D’où la nécessité de plans d’organisation pratiques à élaborer d’avance, par les « Comités d’Études » issus des congrès. Ces plans ne doivent pas rester dans les archives pour être mis en application le moment venu, par des organismes dictatoriaux. Il faut, dans leurs grandes lignes, tout au moins, les présenter à l’adhésion des masses pour que toute polémique soit écartée pendant l’action. Il est évident d’ailleurs qu’ils doivent être à tout instant modifiables dans le détail, dans la période pré-révolutionnaire comme pendant la Révolution, sous la pression des événements,
c) Organisation pratique
Voici, à titre indicatif, un schéma d’organisation. Conçu dans un cadre national, il peut être amplifié à la mesure des continents et même de toute la planète. Il peut également être rétréci aux limites d’une région.
1.— Établissement des plans
L’économie ayant pour fin les besoins humains, il faut dresser la liste approximative de ces besoins par communes, régions, etc. Les statistiques doivent prévoir le renouvellement de l’outillage, les exportations, le tourisme, le volant de réserve. D’autre part, il est nécessaire de savoir ce que peut donner en produits alimentaires l’exploitation du sol et ce que peut fournir, avec un travail humain raisonnable, l’outillage industriel disponible.
Le bureau central du plan groupe ces statistiques, et les publie. Comme en règle générale – du moins au début – la liste des besoins sera vraisemblablement exagérée, le bureau soumettra à l’approbation du peuple, par voie de référendum (les transmissions sont rapides aujourd’hui), un ou plusieurs projets harmonisant cette liste et les possibilités de production.
Les besoins essentiels auront automatiquement priorité sur le luxe. Les créations seront conçues suivant les principes égalitaires : plus de classes par exemple dans les trains, mais voitures spéciales pour invalides. Plus de gargotes à côté de palaces ultra-chics… Fantaisie dans les limites d’un confort moyen, en attendant les futures améliorations générales.
Quoiqu’une bonne marge de surproduction soit utile, il ne faudra pas stocker sans mesure : dans une économie nationale, continentale ou mondiale, il ne peut guère survenir de catastrophe faussant appréciablement les prévisions : la sous-production en certains points est à peu près compensée par la surproduction en d’autres.
En somme, il s’agit de faire ce qu’on a déjà tenté et réussi en U.R.S.S. et en Allemagne en temps de paix et un peu partout en temps de guerre et dans l’après-guerre.
Deux grosses différences toutefois :
a) La question du financement ne se pose pas. La suppression du capitalisme laisse intact le capital réel (matières premières et outillage) et élimine le capital fictif. De même la solvabilité de la consommation est hors de cause : on ne se préoccupe que de faire cadrer les besoins et les possibilités de production ;
b) Les plans ne sont pas imposés d’en haut par des autorités décidant dictatorialement de la hiérarchie des besoins pour la collectivité entière – procédé commode et rapide mais exigeant le maintien de l’État politique et policier et supposant l’infaillibilité des équipes dirigeantes. Pas de despotisme éclairé prétendant régenter la vie des masses, faire leur bonheur malgré elles ou le bonheur des générations futures aux dépens des générations présentes. Pas même de technocratie ou de biocratie : les techniciens peuvent donner des conseils – non des ordres.
2. – Production
Elle doit être sous le contrôle des syndicats rénovés devenus des organes de gestion.
Ils fournissent au bureau du plan les renseignements relatifs au rendement de l’outillage.
Dans leur « Union nationale », ils fixent et soumettent à l’approbation de tous les producteurs, par voie de référendum, la durée du travail par profession – durée variable suivant la fatigue musculaire où cérébrale et selon le nombre de volontaires.
Chaque fédération professionnelle répartit les tâches entre les syndicats régionaux et locaux d’après l’importance de la main‑d’œuvre et le rendement des machines. Les réfractaires à toute organisation peuvent garder une indépendance totale ou une demi-liberté. Dans le premier cas, la collectivité leur fournit les instruments de travail et ne s’occupe plus d’eux. Dans le deuxième, ils s’entendent avec le syndicat local qui fixe l’ouvrage à exécuter..
Chaque syndicat professionnel, chaque groupe d’entreprises est maître absolu, dans sa sphère, pour les horaires, les règlements intérieurs. Il est libre, en particulier, d’organiser à sa guise, au sein de la corporation, la lutte contre le parasitisme, ici par des moyens coercitifs, là par la méthode libertaire de la seule contrainte morale.
Pour les « resquilleurs » n’appartenant à aucune profession déterminée, c’est « l’union locale » qui décide. Elle règle également la question d’exemption de toute tâche matérielle pour les artistes, les littérateurs, les savants – des groupes pouvant d’ailleurs, en cas de refus de l’union, prendre à leur compte le service social des, intéressés.
Les plans ayant été conçus non par une autorité extérieure mais uniquement d’après les possibilités de production indiquées par les syndicats, leur exécution par ceux-ci est assurée, à moins de cataclysme exceptionnel.
3. – Distribution
La distribution est un service communautaire. Seules restent libres les transactions concernant le bricolage.
a) MÉTHODES. – Quatre systèmes à combiner suivant l’importance des productions :
1° la prise au tas gratuite pour tout ce qui est produit aisément en surabondance.
Le gaspillage du début diminuerait très vite : effet de l’adaptation (sentiments sociaux développés avec les institutions nouvelles); respect humain (on n’oserait pas ouvertement, accumuler des stocks de marchandises); bon sens (on n’accapare pas des biens gratuits); expérience (on s’habituerait à laisser dans les magasins communs des produits inutilisés et encombrants).
En attendant la généralisation progressive de ce système éducatif, les plans peuvent comporter quelques essais prudents. Il serait souhaitable et il semble possible d’établir la gratuité de certaines denrées indispensables et excédentaires en temps normal (le pain par exemple, en France). La même gratuité devrait s’appliquer aux produits pharmaceutiques délivrés sur ordonnance, aux transports après disparition de la pénurie de matériel, à l’eau, au gaz, à l’électricité. La médecine, l’enseignement à tous les degrés doivent être également des services publics gratuits. De plus, chaque commune doit pouvoir décider elle-même de la prise au tas de ses produits surabondants non-expédiables : bois, fruits…
2° L’UTILISATION DE LA MONNAIE pour les produits normaux.
Pour chaque branche d’activité on connaît le total de la production correspondant aux besoins. On fixe, arbitrairement, un prix par unité – ce qui permet de chiffrer la valeur totale. On émet la quantité de monnaie correspondante distribuée mensuellement par exemple, suivant les principes égalitaires. En fin d’exercice, cette monnaie fondante, annulée au moment de l’utilisation, est retirée de la circulation comme des tickets périmés.
Le retour des billets au centre d’émission aide au contrôle des stocks restants. La monnaie est ainsi parfaitement adaptée à sa fonction qui est de faire passer la production à la consommation.
3° LES TICKETS pour les produits déficitaires.
On émet les tickets correspondants, valables pour l’exercice et distribués, par les communes soit égalitairement, soit d’après les besoins.
4° Pour les marchandises de grande valeur ne pouvant être réglées en une fois, on procède par retenues, de durée variable, sur le montant des moyens d’achat des bénéficiaires.
b) CENTRES. – Simplification du système de distribution actuel. Elimination de la multiplicité des boutiques aujourd’hui concurrentes : Magasins distincts spécialisés ou bien magasin unique par commune ou quartier avec rayons correspondant aux diverses marchandises. (Chaque commune décide librement.)
Aux stades supérieurs, la distribution est assurée par les Conseils régionaux et national.
4. – Organismes
Tous issus de la base par voie d’élection, directe pour les organismes locaux, indirecte pour les autres, les représentants, à tous les degrés, ont uniquement des rôles de gestion, sont renouvelables à chaque exercice et, à tout moment, remplaçables.
Chaque individu est représenté deux fois : à titre de producteur et de consommateur.
a) Comme travailleur
Dans le syndicat professionnel local (dans l’union locale pour les travailleurs libres)
Dans le syndicat professionnel régional et l’union régionale des syndicats ;
Dans le syndicat professionnel national et l’union nationale des bourses du travail.
Chacun de ces organismes s’occupe de la production dans ses limites professionnelles et territoriales et élit un Conseil mandaté, pour connaître de toutes les questions intéressant le travail : outillage, règlements, horaires.
Il contribue à l’élaboration du plan en fournissant, les renseignements nécessaires – et le plan adopté, il répartit les tâches.
L’Union des bourses du travail, établit la péréquation des heures suivant les métiers.
b) Comme consommateur :
Dans le Conseil communal ;
Dans le Conseil régional ;
Dans le Conseil national.
Ces conseils centralisent les statistiques relatives aux besoins. Ils répartissent les moyens d’achat (monnaie et tickets) et les récupèrent lors des retraits. Ils sont les organismes de répartition des marchandises.
« L’Union nationale du travail » et le «.. Conseil national de la consommation » forment « Le Grand Conseil économique » qui rassemble toutes les statistiques relatives à la vie matérielle du pays. Les commissions spécialisées, issues de son sein, s’occupent de l’élaboration du plan, de l’organisation des referenda, de l’émission et du retrait de la monnaie, du commerce extérieur (par or, devises ou troc suivant la conjoncture internationale) des affaires « étrangères » tant que n’est pas terminée l’organisation équitable de toute l’humanité).
Cette organisation fédéraliste résout le « problème fondamental » posé par Rousseau dans le. Contrat Social : « Trouver une formule d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même. »
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Certes, l’homme est autre chose que producteur et consommateur, mais toutes ses formes d’activité « n’intéressent » point la collectivité entière. Lettres, arts, sports, religions… provoqueraient des mouvements fédératifs autonomes qui resteraient totalement libres de se former et de se désagréger spontanément – et d’autant plus vivants qu’une existence matérielle normale serait assurée à tous.
d) Conséquences
1° Administratives
Peut-on sérieusement craindre que ce dirigisme économique soit pratiquement paralysé par la nécessité d’innombrables statistiques et par les complications comptables ? Chez les Incas, une économie dirigée a parfaitement fonctionné sans écriture ni chiffres. On opérait avec des cordelettes (kipous) où nœuds et combinaisons de couleurs distinguaient les ordres d’unités en même temps que les divers objets. Nos comptables n’ont pas besoin de ces moyens de fortune et ils sont si nombreux dans nos sociétés qui consomment des montagnes de paperasses administratives, pour rien !
2° Économiques
Le machinisme – freiné par notre archaïque organisation sociale et rendu dorénavant à sa fonction libératrice – pourrait compenser largement les défaillances éventuelles des muscles humains.
L’étalement du travail « utile » sur l’ensemble de la population valide achèverait de permettre le remplacement du labeur-châtiment par « la légère servitude d’un travail de plus en plus court, de moins en moins pénible. » \
L’exploitation de l’homme par l’homme éliminée, toute excuse légitime à la « resquille » disparaîtrait. Le mobile de l’intérêt personnel qui joue un rôle insignifiant dans le travail du prolétaire reprendrait toute sa force par l’identification de l’intérêt collectif et de l’intérêt individuel.
Plus de nécessité de chair à travail et de lois scélérates anti-néo-malthusiennes. Or, si la courbe des excédents de naissances restait subordonnée à celle de l’augmentation des ressources, la société égalitaire pourrait rapidement élever le standard de vie de tous à un niveau capable de satisfaire le plus ventripotent des bourgeois.
3° Politiques
Suppression automatique de l’État politique dont le seul rôle est le maintien du droit inégal. Obtention automatique du maximum de liberté rationnelle – l’inégalité sociale impliquant la servitude des uns rançon de la licence des autres.
4° Morales
Communauté intégrale des intérêts créant la solidarité totale et engendrant la communauté des sentiments et des volontés.
Suppression de l’aumône et épanouissement possible de la vraie charité. Guérison de toutes les tares qui résultent de l’adoration du veau d’or : vénalité, corruption, « matérialisme sordide »
Disparition du mépris, d’un côté et de l’autre, des envies, des jalousies, que l’existence des classes entraîne nécessairement.
Au lieu de l’âpre lutte par laquelle les hommes se disputent férocement les moyens de vivre et de s’enrichir, esprit de collaboration loyale préparant la fraternité des lendemains. Disparition de toutes les formes violentes ou larvées de la guerre sociale et des guerres internationales, conséquences d’un ordre injuste qui dresse fatalement individus et collectivités prolétaires contre individus et collectivités nantis.
Prodigieux épanouissement de toutes les activités spirituelles par la libération de forces mentales à présent canalisées vers des préoccupations exclusivement utilitaires.
5° Maximum de bonheur
Pour la masse, par l’élimination des souffrances résultant de la misère : les enfances chétives, le taudis, le grabat, le haillon, la faim, la peur des lendemains sans pain et sans gîte, les travaux forcés jusqu’aux limites de l’extrême vieillesse, l’esclavage de l’hospice ou la promiscuité de l’asile de nuit et la séquelle des douleurs morales s’ajoutant pour le pauvre aux souffrances physiques.
Certes, le social n’épuise pas 1’humain et le bien-être n’est pas la condition suffisante du bonheur – mais pour les âmes communes (la quasi-totalité) il en est la condition nécessaire. Par la distribution équitable, les masses verraient leur enfer mué en purgatoire plus supportable. « Aux maux inévitables, à ces maux à la fois vulgaires et augustes qui résultent de la condition humaine ne s’ajouteraient plus les maux artificiels qui résultent de notre condition sociale ». – Anatole France.
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Cette solution égalitaire n’est guère différente de la solution libertaire esquissée par mon ami Gaston Leval.
Question de vocabulaire ? Soit. Mais je préfère mettre l’accent sur l’égalité plutôt que sur tout autre terme : fraternité, liberté, solidarité.
En 1916, dans Le Feu, Barbusse écrivait : « La liberté et la fraternité sont des mots tandis que l’égalité est une chose… L’égalité sociale est la grande formule des hommes ». Pour le communisme stalinien, dont Barbusse fut un apologiste, l’idée-force d’égalité est plus dangereuse pour les privilégiés d’un régime quelconque (le régime techno-bureaucratique russe en particulier) que les aspirations à la liberté et à la fraternité.
Si la fraternité était une tendance suffisamment puissante au cœur de la majorité des hommes, le problème social ne se serait jamais posé ou, posé, aurait été vite résolu. Or ni Confucius ni le Christ n’ont réussi à ébranler sérieusement les sociétés axées sur l’exploitation et l’oppression de l’homme par l’homme.
Quant à la liberté, c’est un terme tellement vague et inconsistant que cette notion est « la serrure rouillée » de la sociologie aussi bien que de la métaphysique. La liberté a suscité des dévouements admirables, mais tout aussi bien sur les champs de bataille des malpropres compétitions internationales que sur les barricades des mouvements révolutionnaires les plus généreux. Et presque inutilement en ce qui concerne le triomphe des vraies libertés de l’individu. Pourquoi ? Parce qu’il est difficile de les définir avec précision, de les délimiter ce qui, pourtant, est indispensable, la liberté totale étant un mythe. Les bateleurs peuvent donc jongler à leur guise avec ce mot de lumière enveloppé de ténèbres.
En revanche, l’équivalence totale des conditions est une notion mathématique très claire ne permettant aucune interprétation équivoque. Et elle a l’avantage de rendre possible la pratique de la solidarité, l’éclosion et le développement de la fraternité sociale et l’obtention immédiate, par tous, du maximum de liberté individuelle conciliable avec les servitudes inéluctables de la vie collective.
À une condition toutefois : que l’on organise dans un esprit et suivant des méthodes libertaires. Une société égalitaire peut être conçue comme une caserne, comme un paradis d’acier où l’individu est étouffé au nom du mythe collectif. Elle peut être conçue, au contraire, en vue d’assurer à chaque individualité le développement maximum. Telle est ma conception. Le schéma présenté me paraît être celui d’une société libertaire viable dès aujourd’hui et son organisation présente assez de souplesse pour que, dans l’avenir, la technique permette de passer, sans heurts, à des formes de plus en plus libres par la disparition graduelle des obligations encore lourdes qu’impose la nécessité du travail.
Lyg