« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. »
(Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, article 2.)
Le problème de l’objection de conscience est le problème fondamental des relations sociales. Que l’on prenne cette expression dans son sens le plus large (droit de se déterminer par soi-même, en violation, s’il le faut, de la règle collective), aussi bien que dans le sens restreint où on l’entend aujourd’hui (résistance à la conscription), elle pose, dans son ensemble, la question des rapports de l’individu et du groupe.
Depuis toujours, deux thèses s’affrontent sous des vocables qui ont varié et dont les plus connus sont le « Nominalisme » et le « Réalisme » sociologique issu du Platonisme philosophique : ou bien l’individu est la seule réalité vivante et consciente, le groupe n’étant qu’une expression verbale, une métaphore servant à désigner, par abstraction, une série d’existences individuelles – ou bien le groupe est lui-même un être réel, organisé, vivant et animé au même titre que l’être humain. Suivant que l’on adopte l’une ou l’autre de ces conceptions métaphysiques, les jugements de valeur relatifs à l’objection de conscience sont non seulement divergents, mais contradictoires – et toute discussion est vaine entre partisans et adversaires, aussi vaine qu’entre croyants et athées. À quoi bon des confrontations sur les conséquences de principes initiaux inconciliables auxquels inconsciemment on se réfère sans que jamais ils ressortent en pleine lumière ? La controverse ne peut être utile qu’à la condition de remonter aux sources, le plus souvent obscures, des convictions sur un sujet particulier. Cette controverse a au moins un avantage : celui d’éclairer le débat – ce qui met toujours en infériorité quiconque est de mauvaise foi.
Je n’ai évidemment pas la prétention de résoudre, à propos de l’objection de conscience, le problème du « Nominalisme ». Mais je voudrais attirer l’attention sur une remarque essentielle : l’existence de l’individu est un fait indiscutable, tandis que celle du groupe en tant qu’Être réel n’est qu’une hypothèse. Or, si la morale strictement individuelle s’accommode de n’importe quelle croyance, la morale sociale ne peut être valablement fondée que sur des certitudes. Les conclusions morales du « Réalisme » (l’être individuel entièrement subordonné et sacrifié, s’il le faut, à l’être collectif) sont donc viciées à l’origine, parce que basées, peut-être, sur le néant.
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Si le groupe n’est rien de plus qu’une série d’individus – et non un hyper-esprit, somme des consciences individuelles et conscient de lui-même, – il est absolument impossible de justifier rationnellement l’obligation militaire qui est la négation de tous les droits de l’individu. Droits naturels primordiaux, qui ont pour fondement la sensibilité, la possibilité de jouir et de souffrir. Sans le postulat du respect dans autrui de la chair et de l’esprit, l’édifice de la morale rationnelle s’effondre, la notion de devoir n’étant que l’idée de la délimitation réciproque des énergies individuelles. Les moralistes qui tentent de déduire le droit du devoir sont contraints, pour fonder celui-ci, de faire appel à la révélation religieuse ou à quelque impératif aussi nébuleux que catégorique. Si j’ai des droits pour cela seul que j’existe, nul ne peut s’imposer à moi jusqu’à m’anéantir – du moins tant que je ne prétends pas anéantir mes semblables. Je conçois que le cadre de mon activité puisse être rétréci pour permettre le jeu des activités voisines, mais rétréci seulement. Il doit rester un résidu irréductible : vie et maximum de liberté dans les limites de l’inoffensif.
La conscription ne tient nul compte de ce résidu, – incompressible malgré tout le poids des charges sociales. – Elle fait de l’homme, en temps de guerre, à la fois un martyr et un bourreau et, en temps de paix, un apprenti-martyr et un apprenti-bourreau. L’homme, « fin en soi », est transformé brutalement en moyen. On viole ses droits naturels les plus sacrés, on attente à sa vie, à sa liberté, à sa conscience, on exige un dévouement total à des fictions, à des mythes et à des intérêts toujours mesquins, puisque l’intérêt collectif se résout en séries d’intérêts individuels. Le mobilisé est donc en état de légitime défense contre le groupe. Il peut rejeter le fardeau des obligations iniques dont on veut le charger. Il peut refuser de tirer par ordre et de se plier à la mise au point des réflexes de l’assassinat commandé. Il peut refuser au nom du simple instinct de conservation (peu importe qu’on flétrisse cela de lâcheté) le sacrifice total qu’on lui ordonne, le sacrifice devant rester facultatif. Tout conscrit a le droit strict d’être réfractaire, sans qu’il soit nécessaire d’invoquer d’autre raison que les droits inaliénables de l’individu. La conscription étant un crime de la collectivité contre l’homme, les règles légales concernant les modalités d’exécution d’un tel crime ne peuvent être que des règlements immoraux. En droit naturel, le statut des objecteurs est un non-sens.
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Il devrait en être de même en Droit Canon. Pour les théologiens, chaque homme est également une « fin en soi » qui transcende les groupements particuliers au sein desquels il est appelé à préparer son salut éternel. Il est des limites en deçà desquelles la communauté perd ses droits et ces limites ont été tracées par le Christ quand il a prononcé la fameuse parole : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » Le difficile est de savoir avec exactitude ce qui revient à César en toutes circonstances. Parfois, cela va de soi, par exemple, lorsque le Colonel de Saint-Rémy et le Lieutenant de Rose refusèrent au nom de la révolte de leur conscience de chrétiens de violer les églises lors des Inventaires. Mais, en ce qui concerne la guerre, c’est bien délicat et il est possible d’ergoter indéfiniment sur les guerres justes ou injustes, défensives ou offensives et sur le degré d’irresponsabilité des exécutants. Cependant lorsque, comme dans les guerres contemporaines, nationales ou intercontinentales, des chrétiens éventrent d’autres chrétiens, leurs frères en Jésus-Christ, lorsque des catholiques français et des catholiques allemands s’entre-égorgent, cela devient bien difficile à justifier, malgré les subtilités de la casuistique. Car, enfin, il n’est pas admissible que les combattants de l’un et l’autre camp soient, en même temps, les champions d’une cause juste. Lesquels ont raison ? La suprême autorité ecclésiastique n’a jamais consenti à le dire clairement au cours d’un conflit. Supposons que ce n’est point par opportunisme. Est-ce parce qu’elle n’en sait rien ? Mais alors comment le simple fidèle pourrait-il savoir lui-même, si, obéissant à César, il ne désobéit pas à Dieu en pratiquant, fusil au poing, le précepte : « Tu ne tueras point » ? S’il peut, à la rigueur, consentir au sacrifice, il n’a pas le droit de se résigner à l’assassinat, puisqu’il n’a pas, numéro matricule d’une armée « aveugle et muette », la certitude absolue d’être agressé et non agresseur.
À l’exemple des chrétiens des trois premiers siècles, Doukhohors, Quakers, Témoins de Jéhovah sont en accord avec leur foi en refusant le service militaire. Depuis seize siècles, au contraire, l’Église catholique, flirtant avec le pouvoir temporel, a abandonné, sur ce point comme sur tant d’autres, les enseignements primitifs. Elle est prête à transiger aujourd’hui : elle se risque à rendre hommage aux objecteurs (du moins aux objecteurs chrétiens), tout en réprouvant l’objection généralisée. Espérons qu’allant jusqu’au bout de la logique chrétienne, elle en arrivera à nier nettement à César le droit de transformer un chrétien en meurtrier. Les Églises protestantes ont fait, elles aussi, un premier pas en abrogeant la règle qui interdisait le sacerdoce à l’objecteur.
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Au contraire, les métaphysiques « réalistes » impliquent l’acceptation de l’écrasement de l’être individuel. Ces conceptions sont celles de la plupart des sociologues modernes, aussi bien capitalistes que collectivistes. On s’indigne des outrances individualistes de Stirner. Mais combien plus outrancières, en sens inverse, les conclusions de P. de Lilienfeld, de Marion, d’Izoulet, de Ribot, de Novicow, de Durkheim, d’Hartmann, de Worms ! La philosophie marxiste conduit aux mêmes conséquences pratiques : l’expérience russe a suffisamment prouvé que, pour un État soi-disant prolétarien, l’individu ne compte guère. La réalité sociale la plus générale doit dominer la plus particulière et lui imposer ses exigences. Des multitudes d’êtres peuvent être immolés au but supérieur de la défense et de la grandeur collectives. Ce but ne peut être déterminé que par les autorités de fait du moment, de n’importe quelle origine ; coup de force, Sainte-Ampoule ou volonté populaire plus ou moins falsifiée.
Si l’homme doit n’être qu’un instrument au service de la collectivité, il est évident que la révolte de la conscience individuelle contre la loi du groupe ne peut pas être autorisée. Et cela quelle que soit l’étendue du groupe et quelque éphémère, absurde ou criminelle que soit la loi. Les deux guerres mondiales que nous venons de subir ont sonné le glas de l’Europe, et les Européens réfractaires ont eu raison contre les organisateurs du suicide et contre les fous dont l’héroïsme a contribué à cette déchéance. De même, si la troisième guerre mondiale en gestation doit se traduire, quels que soient les vainqueurs militaires, par l’anéantissement de toute civilisation, par une régression de plusieurs millénaires, il est hors de doute que ceux qui, dès aujourd’hui, se refusent à la préparation du désastre et luttent contre la psychose universelle de destruction, défendent les vrais intérêts de leur groupe national en même temps que les vrais intérêts de toute l’humanité. Qu’importe ? Il ne s’agit point d’être en avance sur son temps. L’homme est intégré dans des groupements partiels en lutte les uns contre les autres et, tant que l’unification totale de la planète n’est pas une réalité, chacun doit être l’esclave de l’association particulière qui l’encadre et le domine. Et cette unification terminée, la même norme devra s’appliquer : l’individu aura à se plier aux lois universelles édictées par les autorités qui prendront en main les destinées de l’humanité. L’homme n’étant qu’une cellule infime de ce que Comte appelait « le Grand Être » ne peut pas avoir de personnalité. La conscience individuelle doit, de gré ou de force, s’harmoniser avec la conscience collective.
Le geste du réfractaire, de l’objecteur militaire en particulier, est donc un ferment de dissolution redoutable : c’est la révolte inadmissible du rouage contre la machine dont le fonctionnement normal est entravé, et l’on comprend qu’à travers les siècles et dans toutes les sociétés, les objecteurs aient été impitoyablement éliminés. Certes, ils ont été les agents du progrès en s’évadant des morales closes et en substituant à celles-ci des morales dépassant successivement la famille, le clan, la tribu, la nation et ouvrant enfin sur l’humanité. Mais, rompant avec les traditions, ces précurseurs sont fatalement considérés comme des traîtres, même s’ils sont en plein accord avec le sens de l’évolution et l’intérêt réel de la collectivité.
Il serait donc naïf d’attendre de métaphysiciens « réalistes » convaincus la reconnaissance sincère des droits de la conscience individuelle. La logique du système exige la condamnation implacable du réfractaire. Si la question du statut des objecteurs militaires ne se pose pas pour quiconque admet l’intangibilité du droit de chaque homme à être traité comme une « fin », elle ne se pose pas davantage pour qui admet comme un dogme la prééminence du groupe et l’utilisation de l’homme comme moyen.
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Entre partisans et adversaires de l’objection, la conciliation n’est guère possible puisque, au point de départ, on trouve des postulats nettement opposés. Les adversaires sont innombrables, les esprits baignant constamment, souvent à leur insu, dans l’atmosphère officielle du « Réalisme » sociologique. Malgré tout, il faut continuer le combat pour l’objection, qui n’est qu’un des aspects du combat pour l’homme.
La question n’est pas de savoir si « l’objection de conscience » est un moyen efficace de lutte contre les dangers de guerre, surtout de guerre prochaine. Même généralisée, elle ne saurait, à elle seule, dans l’état présent de la science de la destruction, éviter une conflagration générale se traduisant par des massacres formidables de populations désarmées et par l’anéantissement quasi-total des stocks et du potentiel de production de tous les pays. Quelques techniciens du meurtre peuvent dorénavant remplacer la chair à canon indispensable jusqu’ici. Et d’immenses armées ne seraient plus nécessaires pour occuper des ruines et des cimetières. Le refus quasi universel de servir qui pouvait autrefois arrêter net une guerre n’a plus la même portée – et a fortiori quelques refus individuels… – On peut en dire autant, d’ailleurs, de presque tous les moyens traditionnels de lutte pacifiste. Pourquoi quelques milliers de pilotes de bombardement – pouvant puiser dans un bon stock de bombes atomiques mis d’avance à l’abri – ne pourraient-ils pas se moquer éperdument d’une grève insurrectionnelle et même gestionnaire des cheminots ? La paix – sociale aussi bien qu’internationale – n’est possible que par la disparition des privilèges politiques et économiques, individuels et nationaux. Bien sûr, bien sûr ! Mais il s’agit justement de trouver les moyens d’établir la société universelle sans classes, juste et libre, avant qu’une nouvelle conflagration ne vienne rendre inutiles tous les efforts. Or les esprits, en général, répugnent à la révolution libératrice au moins autant qu’au pacifisme intégral des objecteurs. Très bien la Croisade des Citoyens du Monde mais, si elle devient vraiment efficiente, elle peut être interrompue brutalement par la volonté de quelques hommes qui disposent du sort de l’humanité. Ce sont là des faits, de tristes réalités, hélas ! Aucun barrage infranchissable ne peut être, pour l’instant, dressé contre une guerre éventuelle. En attendant, chacun combat avec des armes plus ou moins émoussées, et l’objection n’est certainement pas sans quelque valeur.
L’objecteur s’attaque au principe même de l’armée, et l’armée est le meilleur instrument du maintien de « l’ordre » : elle permet de camoufler les crises en camouflant le chômage ; elle est le centre d’apprentissage de l’obéissance passive ; elle double la police et les gardes prétoriennes dans la répression des mouvements insurrectionnels. Qu’il le veuille ou non, l’objecteur s’en prend au régime : son geste de résistance passive a une portée révolutionnaire. Il s’attaque également à l’État par sa résistance systématique à la législation militaire – et c’est la brèche ouverte au refus de toute autre législation plus ou moins scélérate.
D’ailleurs, indépendamment de la portée de son action, l’objecteur mérite sympathie, admiration et soutien pour son désintéressement et son courage, un courage incomparablement plus grand que celui qui consiste à « mêler son haleine et sa sueur d’agonie à celles du troupeau » sur un champ de bataille – et cela quelle que soit l’idéologie qui l’anime. La défense de l’objecteur rentre tout naturellement dans le cadre de la défense de l’homme, car l’objecteur conscient réalise la meilleure expression de l’homme.
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Faut-il se borner à la défense illégale ou extra-légale ? Un statut des objecteurs va être, sans doute, discuté au Parlement. A priori, il ne pourra nous satisfaire puisque c’est la conscription elle-même qui est une monstruosité morale : le maintien de « l’esclavage sanglant » suffirait à rendre odieuse la meilleure des organisations sociales. Mais en se cantonnant farouchement dans la tactique du « tout ou rien », en pratiquant la politique du pire, on se rend un peu responsable du supplément de souffrances infligées aux réfractaires. Il n’est pas indifférent que ceux-ci soient passibles d’une année ou de trente années d’emprisonnement. Sinon, pourquoi ne pas souhaiter la peine de mort dans l’espoir d’une plus grande efficacité de propagande ?
L’exemple des pays anglo-saxons nous permet de conjecturer quel genre de statut on nous prépare. Et il y a bien des chances pour que le statut français soit encore moins, libéral que celui de Grande-Bretagne ou même des U.S.A. En France, en un siècle et demi, la conscription est tellement entrée dans les mœurs que toute atteinte au « devoir militaire » se heurtera vraisemblablement à une opposition féroce… et sans objet – car les « nécessités de la défense » ne risquent point d’être compromises. Les commissions de dépistage seront très sévères – le nombre de réfractaires reconnus étant fixé approximativement par l’État-major. Celui-ci débarrassera l’armée des inaptes psychologiques de toute espèce (objecteurs religieux, laïques ou même révolutionnaires) récupérés, par ailleurs, pour de durs travaux qualifiés de civils. Récupération que l’on tentera de justifier par le louable souci de ne pas permettre, à qui que ce soit, d’esquiver le paiement de sa dette sociale. « L’organisation présente n’autorise aucune classe à se libérer du devoir de servir la nation dont elle fait partie. Le patriotisme est une obligation universelle. »
Eh bien ! c’est précisément au sujet du paiement de la dette patriotique que nous soumettons aux parlementaires quelques suggestions dont ils s’inspireraient s’ils étaient accessibles, autrement qu’en paroles, aux impératifs de l’équité.
On ne saurait soutenir, sans heurter grossièrement le plus élémentaire bon sens, que le passif patriotique est le même pour tous les citoyens. L’égalité théorique de droits n’empêche pas les inégalités et les privilèges de fait. Un gueux désargenté, déguenillé, pouilleux, est peut-être riche de toute la civilisation nationale. Toutefois un milliardaire ajoute à cette richesse commune des richesses personnelles plus tangibles, et ses obligations sont autrement sérieuses à l’égard de la société qui lui assure la jouissance de ses biens. L’égalité devant l’impôt ordinaire semblerait scandaleuse ; l’égalité devant l’impôt du sang est bien plus inique. Les sophismes relatifs à la patrie, à l’intérêt national, à la solidarité, à l’honneur, à la gloire, à la civilisation, au contrat patriotique formel ou tacite, ne changent rien à cette iniquité. À des dettes différentes doivent correspondre des obligations différentes. Il suffit de tirer les conséquences de ce principe dans l’élaboration du statut des objecteurs :
Article premier. – Aucun titulaire d’un revenu ou traitement supérieur à… ne pourra être dispensé du service armé – et l’on ne pourra refuser le bénéfice du statut à ceux dont le revenu est inférieur à ce chiffre ;
Article 2. – Dans la catégorie des dispensés :
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- les réfractaires qui disposent de plus de… seront employés pendant vingt ans comme vidangeurs ;
- ceux qui disposent de… à… seront utilisés durant quinze ans comme mineurs de fond ;
Etc., etc.
Article 3. – Ceux dont le revenu est égal ou inférieur au minimum vital fixé à…, sont déjà astreints aux travaux forcés à perpétuité par le régime social et, en conséquence, libérés de toute obligation militaire et de tout travail civil supplémentaire.
Nous laissons aux députés le soin de fixer périodiquement les taux, étant donné les fluctuations de la monnaie. Mais il doit être spécifié que le chiffre inscrit au premier article sera obligatoirement inférieur à l’indemnité parlementaire.
De semblables dispositions ne seraient pas tellement révolutionnaires : par-delà les traditions jacobines, elles ressusciteraient d’excellentes traditions antiques et médiévales. Solon avait divisé les Athéniens en quatre classes d’après la fortune et la quatrième, la moins riche, ne devait pas le service militaire. À Rome, les patriciens seuls furent d’abord soldats ; plus tard, Servius répartit le peuple en sept classes ; la septième, celle des prolétaires, n’entrait pas dans l’armée ; cent ans seulement avant notre ère, Marius décréta l’enrôlement de la plèbe. Au Moyen Âge, les vassaux devaient l’ost au suzerain ; mais le nombre de jours de service, fixé dans la charte de donation, était proportionnel à l’importance du fief concédé. « Le guet féodal » (devoir de servir comme soldat au château) était également une charge « réelle », attachée à la possession de certains immeubles : la possession cessant, la charge tombait aussi. Pendant la Guerre de Cent Ans, Edouard III mobilisa seulement les Anglais jouissant, depuis plus de trois ans, de quarante livres de terre ou de rente. Quoique la crainte d’armer les miséreux explique de telles mesures, il n’en est pas moins vrai que le devoir militaire était attaché à la richesse ou à l’aisance. L’expérience a montré, depuis, qu’on ne risquait pas grand-chose en armant un prolétariat abêti – mais le seul souci de la justice distributive devrait dicter à nos représentants des règlements analogues.
Et puis, ce serait, pour eux, un excellent moyen de démontrer péremptoirement leur bonne foi comme adeptes de la doctrine du sacrifice obligatoire de la cellule humaine aux cadres sociaux personnifiés. Nous savons bien que la foule croit à la réalité des mythes collectifs, auxquels elle se dévoue… en grognant à peine. On n’est pas aussi sûr de la solidité des convictions des théoriciens, des législateurs, des pasteurs de foules, depuis que certains comme Barrès, Jouhaux et tant d’autres s’égarèrent malencontreusement sur les chemins des bureaux de recrutement, après avoir indiqué la voie au troupeau. On peut si facilement couvrir du voile de hautes raisons métaphysiques de sordides intérêts de classe ou d’ignobles intérêts personnels !
Que le statut de l’objection oblige ceux qui font la loi du groupe et en profitent à être les premiers à en subir les rigueurs. Quand on verra ministres, représentants du peuple, hauts fonctionnaires, gros banquiers et industriels, apologistes de la Patrie ou de la Race, littérateurs et orateurs aussi nantis qu’héroïques, volant à l’assaut encadrés par les trois étoiles et entraînés par les maréchaux, tandis que le menu fretin sera légalement embusqué, on pourra ne plus douter de la sincérité de ceux qui, jusqu’à présent, n’ont sacrifié au dogme de la Cité divinisée que la peau des autres.
Jusque-là on est en droit de considérer les philosophes et les législateurs qui condamnent l’objection de conscience au nom de l’obligation patriotique et de l’intérêt supérieur du groupe, comme des maquignons du patriotisme et du « Réalisme » sociologique.
Lyg