La Presse Anarchiste

Objection de conscience et Droits de l’Homme

« Le but de toute asso­cia­tion poli­tique est la conser­va­tion des droits natu­rels et impres­crip­tibles de l’homme. »
(Décla­ra­tion des Droits de l’Homme de 1789, article 2.)

Le pro­blème de l’objection de conscience est le pro­blème fon­da­men­tal des rela­tions sociales. Que l’on prenne cette expres­sion dans son sens le plus large (droit de se déter­mi­ner par soi-même, en vio­la­tion, s’il le faut, de la règle col­lec­tive), aus­si bien que dans le sens res­treint où on l’entend aujourd’hui (résis­tance à la conscrip­tion), elle pose, dans son ensemble, la ques­tion des rap­ports de l’individu et du groupe.

Depuis tou­jours, deux thèses s’affrontent sous des vocables qui ont varié et dont les plus connus sont le « Nomi­na­lisme » et le « Réa­lisme » socio­lo­gique issu du Pla­to­nisme phi­lo­so­phique : ou bien l’individu est la seule réa­li­té vivante et consciente, le groupe n’étant qu’une expres­sion ver­bale, une méta­phore ser­vant à dési­gner, par abs­trac­tion, une série d’existences indi­vi­duelles – ou bien le groupe est lui-même un être réel, orga­ni­sé, vivant et ani­mé au même titre que l’être humain. Sui­vant que l’on adopte l’une ou l’autre de ces concep­tions méta­phy­siques, les juge­ments de valeur rela­tifs à l’objection de conscience sont non seule­ment diver­gents, mais contra­dic­toires – et toute dis­cus­sion est vaine entre par­ti­sans et adver­saires, aus­si vaine qu’entre croyants et athées. À quoi bon des confron­ta­tions sur les consé­quences de prin­cipes ini­tiaux incon­ci­liables aux­quels incons­ciem­ment on se réfère sans que jamais ils res­sortent en pleine lumière ? La contro­verse ne peut être utile qu’à la condi­tion de remon­ter aux sources, le plus sou­vent obs­cures, des convic­tions sur un sujet par­ti­cu­lier. Cette contro­verse a au moins un avan­tage : celui d’éclairer le débat – ce qui met tou­jours en infé­rio­ri­té qui­conque est de mau­vaise foi.

Je n’ai évi­dem­ment pas la pré­ten­tion de résoudre, à pro­pos de l’objection de conscience, le pro­blème du « Nomi­na­lisme ». Mais je vou­drais atti­rer l’attention sur une remarque essen­tielle : l’existence de l’individu est un fait indis­cu­table, tan­dis que celle du groupe en tant qu’Être réel n’est qu’une hypo­thèse. Or, si la morale stric­te­ment indi­vi­duelle s’accommode de n’importe quelle croyance, la morale sociale ne peut être vala­ble­ment fon­dée que sur des cer­ti­tudes. Les conclu­sions morales du « Réa­lisme » (l’être indi­vi­duel entiè­re­ment subor­don­né et sacri­fié, s’il le faut, à l’être col­lec­tif) sont donc viciées à l’origine, parce que basées, peut-être, sur le néant.

O —

Si le groupe n’est rien de plus qu’une série d’individus – et non un hyper-esprit, somme des consciences indi­vi­duelles et conscient de lui-même, – il est abso­lu­ment impos­sible de jus­ti­fier ration­nel­le­ment l’obligation mili­taire qui est la néga­tion de tous les droits de l’individu. Droits natu­rels pri­mor­diaux, qui ont pour fon­de­ment la sen­si­bi­li­té, la pos­si­bi­li­té de jouir et de souf­frir. Sans le pos­tu­lat du res­pect dans autrui de la chair et de l’esprit, l’édifice de la morale ration­nelle s’effondre, la notion de devoir n’étant que l’idée de la déli­mi­ta­tion réci­proque des éner­gies indi­vi­duelles. Les mora­listes qui tentent de déduire le droit du devoir sont contraints, pour fon­der celui-ci, de faire appel à la révé­la­tion reli­gieuse ou à quelque impé­ra­tif aus­si nébu­leux que caté­go­rique. Si j’ai des droits pour cela seul que j’existe, nul ne peut s’imposer à moi jusqu’à m’anéantir – du moins tant que je ne pré­tends pas anéan­tir mes sem­blables. Je conçois que le cadre de mon acti­vi­té puisse être rétré­ci pour per­mettre le jeu des acti­vi­tés voi­sines, mais rétré­ci seule­ment. Il doit res­ter un rési­du irré­duc­tible : vie et maxi­mum de liber­té dans les limites de l’inoffensif.

La conscrip­tion ne tient nul compte de ce rési­du, – incom­pres­sible mal­gré tout le poids des charges sociales. – Elle fait de l’homme, en temps de guerre, à la fois un mar­tyr et un bour­reau et, en temps de paix, un appren­ti-mar­tyr et un appren­ti-bour­reau. L’homme, « fin en soi », est trans­for­mé bru­ta­le­ment en moyen. On viole ses droits natu­rels les plus sacrés, on attente à sa vie, à sa liber­té, à sa conscience, on exige un dévoue­ment total à des fic­tions, à des mythes et à des inté­rêts tou­jours mes­quins, puisque l’intérêt col­lec­tif se résout en séries d’intérêts indi­vi­duels. Le mobi­li­sé est donc en état de légi­time défense contre le groupe. Il peut reje­ter le far­deau des obli­ga­tions iniques dont on veut le char­ger. Il peut refu­ser de tirer par ordre et de se plier à la mise au point des réflexes de l’assassinat com­man­dé. Il peut refu­ser au nom du simple ins­tinct de conser­va­tion (peu importe qu’on flé­trisse cela de lâche­té) le sacri­fice total qu’on lui ordonne, le sacri­fice devant res­ter facul­ta­tif. Tout conscrit a le droit strict d’être réfrac­taire, sans qu’il soit néces­saire d’invoquer d’autre rai­son que les droits inalié­nables de l’individu. La conscrip­tion étant un crime de la col­lec­ti­vi­té contre l’homme, les règles légales concer­nant les moda­li­tés d’exécution d’un tel crime ne peuvent être que des règle­ments immo­raux. En droit natu­rel, le sta­tut des objec­teurs est un non-sens.

O —

Il devrait en être de même en Droit Canon. Pour les théo­lo­giens, chaque homme est éga­le­ment une « fin en soi » qui trans­cende les grou­pe­ments par­ti­cu­liers au sein des­quels il est appe­lé à pré­pa­rer son salut éter­nel. Il est des limites en deçà des­quelles la com­mu­nau­té perd ses droits et ces limites ont été tra­cées par le Christ quand il a pro­non­cé la fameuse parole : « Ren­dez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » Le dif­fi­cile est de savoir avec exac­ti­tude ce qui revient à César en toutes cir­cons­tances. Par­fois, cela va de soi, par exemple, lorsque le Colo­nel de Saint-Rémy et le Lieu­te­nant de Rose refu­sèrent au nom de la révolte de leur conscience de chré­tiens de vio­ler les églises lors des Inven­taires. Mais, en ce qui concerne la guerre, c’est bien déli­cat et il est pos­sible d’ergoter indé­fi­ni­ment sur les guerres justes ou injustes, défen­sives ou offen­sives et sur le degré d’irresponsabilité des exé­cu­tants. Cepen­dant lorsque, comme dans les guerres contem­po­raines, natio­nales ou inter­con­ti­nen­tales, des chré­tiens éventrent d’autres chré­tiens, leurs frères en Jésus-Christ, lorsque des catho­liques fran­çais et des catho­liques alle­mands s’entre-égorgent, cela devient bien dif­fi­cile à jus­ti­fier, mal­gré les sub­ti­li­tés de la casuis­tique. Car, enfin, il n’est pas admis­sible que les com­bat­tants de l’un et l’autre camp soient, en même temps, les cham­pions d’une cause juste. Les­quels ont rai­son ? La suprême auto­ri­té ecclé­sias­tique n’a jamais consen­ti à le dire clai­re­ment au cours d’un conflit. Sup­po­sons que ce n’est point par oppor­tu­nisme. Est-ce parce qu’elle n’en sait rien ? Mais alors com­ment le simple fidèle pour­rait-il savoir lui-même, si, obéis­sant à César, il ne déso­béit pas à Dieu en pra­ti­quant, fusil au poing, le pré­cepte : « Tu ne tue­ras point » ? S’il peut, à la rigueur, consen­tir au sacri­fice, il n’a pas le droit de se rési­gner à l’assassinat, puisqu’il n’a pas, numé­ro matri­cule d’une armée « aveugle et muette », la cer­ti­tude abso­lue d’être agres­sé et non agresseur.

À l’exemple des chré­tiens des trois pre­miers siècles, Dou­kho­hors, Qua­kers, Témoins de Jého­vah sont en accord avec leur foi en refu­sant le ser­vice mili­taire. Depuis seize siècles, au contraire, l’Église catho­lique, flir­tant avec le pou­voir tem­po­rel, a aban­don­né, sur ce point comme sur tant d’autres, les ensei­gne­ments pri­mi­tifs. Elle est prête à tran­si­ger aujourd’hui : elle se risque à rendre hom­mage aux objec­teurs (du moins aux objec­teurs chré­tiens), tout en réprou­vant l’objection géné­ra­li­sée. Espé­rons qu’allant jusqu’au bout de la logique chré­tienne, elle en arri­ve­ra à nier net­te­ment à César le droit de trans­for­mer un chré­tien en meur­trier. Les Églises pro­tes­tantes ont fait, elles aus­si, un pre­mier pas en abro­geant la règle qui inter­di­sait le sacer­doce à l’objecteur.

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Au contraire, les méta­phy­siques « réa­listes » impliquent l’acceptation de l’écrasement de l’être indi­vi­duel. Ces concep­tions sont celles de la plu­part des socio­logues modernes, aus­si bien capi­ta­listes que col­lec­ti­vistes. On s’indigne des outrances indi­vi­dua­listes de Stir­ner. Mais com­bien plus outran­cières, en sens inverse, les conclu­sions de P. de Lilien­feld, de Marion, d’Izoulet, de Ribot, de Novi­cow, de Dur­kheim, d’Hartmann, de Worms ! La phi­lo­so­phie mar­xiste conduit aux mêmes consé­quences pra­tiques : l’expérience russe a suf­fi­sam­ment prou­vé que, pour un État soi-disant pro­lé­ta­rien, l’individu ne compte guère. La réa­li­té sociale la plus géné­rale doit domi­ner la plus par­ti­cu­lière et lui impo­ser ses exi­gences. Des mul­ti­tudes d’êtres peuvent être immo­lés au but supé­rieur de la défense et de la gran­deur col­lec­tives. Ce but ne peut être déter­mi­né que par les auto­ri­tés de fait du moment, de n’importe quelle ori­gine ; coup de force, Sainte-Ampoule ou volon­té popu­laire plus ou moins falsifiée.

Si l’homme doit n’être qu’un ins­tru­ment au ser­vice de la col­lec­ti­vi­té, il est évident que la révolte de la conscience indi­vi­duelle contre la loi du groupe ne peut pas être auto­ri­sée. Et cela quelle que soit l’étendue du groupe et quelque éphé­mère, absurde ou cri­mi­nelle que soit la loi. Les deux guerres mon­diales que nous venons de subir ont son­né le glas de l’Europe, et les Euro­péens réfrac­taires ont eu rai­son contre les orga­ni­sa­teurs du sui­cide et contre les fous dont l’héroïsme a contri­bué à cette déchéance. De même, si la troi­sième guerre mon­diale en ges­ta­tion doit se tra­duire, quels que soient les vain­queurs mili­taires, par l’anéantissement de toute civi­li­sa­tion, par une régres­sion de plu­sieurs mil­lé­naires, il est hors de doute que ceux qui, dès aujourd’hui, se refusent à la pré­pa­ra­tion du désastre et luttent contre la psy­chose uni­ver­selle de des­truc­tion, défendent les vrais inté­rêts de leur groupe natio­nal en même temps que les vrais inté­rêts de toute l’humanité. Qu’importe ? Il ne s’agit point d’être en avance sur son temps. L’homme est inté­gré dans des grou­pe­ments par­tiels en lutte les uns contre les autres et, tant que l’unification totale de la pla­nète n’est pas une réa­li­té, cha­cun doit être l’esclave de l’association par­ti­cu­lière qui l’encadre et le domine. Et cette uni­fi­ca­tion ter­mi­née, la même norme devra s’appliquer : l’individu aura à se plier aux lois uni­ver­selles édic­tées par les auto­ri­tés qui pren­dront en main les des­ti­nées de l’humanité. L’homme n’étant qu’une cel­lule infime de ce que Comte appe­lait « le Grand Être » ne peut pas avoir de per­son­na­li­té. La conscience indi­vi­duelle doit, de gré ou de force, s’harmoniser avec la conscience collective.

Le geste du réfrac­taire, de l’objecteur mili­taire en par­ti­cu­lier, est donc un ferment de dis­so­lu­tion redou­table : c’est la révolte inad­mis­sible du rouage contre la machine dont le fonc­tion­ne­ment nor­mal est entra­vé, et l’on com­prend qu’à tra­vers les siècles et dans toutes les socié­tés, les objec­teurs aient été impi­toya­ble­ment éli­mi­nés. Certes, ils ont été les agents du pro­grès en s’évadant des morales closes et en sub­sti­tuant à celles-ci des morales dépas­sant suc­ces­si­ve­ment la famille, le clan, la tri­bu, la nation et ouvrant enfin sur l’humanité. Mais, rom­pant avec les tra­di­tions, ces pré­cur­seurs sont fata­le­ment consi­dé­rés comme des traîtres, même s’ils sont en plein accord avec le sens de l’évolution et l’intérêt réel de la collectivité.

Il serait donc naïf d’attendre de méta­phy­si­ciens « réa­listes » convain­cus la recon­nais­sance sin­cère des droits de la conscience indi­vi­duelle. La logique du sys­tème exige la condam­na­tion impla­cable du réfrac­taire. Si la ques­tion du sta­tut des objec­teurs mili­taires ne se pose pas pour qui­conque admet l’intangibilité du droit de chaque homme à être trai­té comme une « fin », elle ne se pose pas davan­tage pour qui admet comme un dogme la pré­émi­nence du groupe et l’utilisation de l’homme comme moyen.

O —

Entre par­ti­sans et adver­saires de l’objection, la conci­lia­tion n’est guère pos­sible puisque, au point de départ, on trouve des pos­tu­lats net­te­ment oppo­sés. Les adver­saires sont innom­brables, les esprits bai­gnant constam­ment, sou­vent à leur insu, dans l’atmosphère offi­cielle du « Réa­lisme » socio­lo­gique. Mal­gré tout, il faut conti­nuer le com­bat pour l’objection, qui n’est qu’un des aspects du com­bat pour l’homme.

La ques­tion n’est pas de savoir si « l’objection de conscience » est un moyen effi­cace de lutte contre les dan­gers de guerre, sur­tout de guerre pro­chaine. Même géné­ra­li­sée, elle ne sau­rait, à elle seule, dans l’état pré­sent de la science de la des­truc­tion, évi­ter une confla­gra­tion géné­rale se tra­dui­sant par des mas­sacres for­mi­dables de popu­la­tions désar­mées et par l’anéantissement qua­si-total des stocks et du poten­tiel de pro­duc­tion de tous les pays. Quelques tech­ni­ciens du meurtre peuvent doré­na­vant rem­pla­cer la chair à canon indis­pen­sable jusqu’ici. Et d’immenses armées ne seraient plus néces­saires pour occu­per des ruines et des cime­tières. Le refus qua­si uni­ver­sel de ser­vir qui pou­vait autre­fois arrê­ter net une guerre n’a plus la même por­tée – et a for­tio­ri quelques refus indi­vi­duels… – On peut en dire autant, d’ailleurs, de presque tous les moyens tra­di­tion­nels de lutte paci­fiste. Pour­quoi quelques mil­liers de pilotes de bom­bar­de­ment – pou­vant pui­ser dans un bon stock de bombes ato­miques mis d’avance à l’abri – ne pour­raient-ils pas se moquer éper­du­ment d’une grève insur­rec­tion­nelle et même ges­tion­naire des che­mi­nots ? La paix – sociale aus­si bien qu’internationale – n’est pos­sible que par la dis­pa­ri­tion des pri­vi­lèges poli­tiques et éco­no­miques, indi­vi­duels et natio­naux. Bien sûr, bien sûr ! Mais il s’agit jus­te­ment de trou­ver les moyens d’établir la socié­té uni­ver­selle sans classes, juste et libre, avant qu’une nou­velle confla­gra­tion ne vienne rendre inutiles tous les efforts. Or les esprits, en géné­ral, répugnent à la révo­lu­tion libé­ra­trice au moins autant qu’au paci­fisme inté­gral des objec­teurs. Très bien la Croi­sade des Citoyens du Monde mais, si elle devient vrai­ment effi­ciente, elle peut être inter­rom­pue bru­ta­le­ment par la volon­té de quelques hommes qui dis­posent du sort de l’humanité. Ce sont là des faits, de tristes réa­li­tés, hélas ! Aucun bar­rage infran­chis­sable ne peut être, pour l’instant, dres­sé contre une guerre éven­tuelle. En atten­dant, cha­cun com­bat avec des armes plus ou moins émous­sées, et l’objection n’est cer­tai­ne­ment pas sans quelque valeur.

L’objecteur s’attaque au prin­cipe même de l’armée, et l’armée est le meilleur ins­tru­ment du main­tien de « l’ordre » : elle per­met de camou­fler les crises en camou­flant le chô­mage ; elle est le centre d’apprentissage de l’obéissance pas­sive ; elle double la police et les gardes pré­to­riennes dans la répres­sion des mou­ve­ments insur­rec­tion­nels. Qu’il le veuille ou non, l’objecteur s’en prend au régime : son geste de résis­tance pas­sive a une por­tée révo­lu­tion­naire. Il s’attaque éga­le­ment à l’État par sa résis­tance sys­té­ma­tique à la légis­la­tion mili­taire – et c’est la brèche ouverte au refus de toute autre légis­la­tion plus ou moins scélérate.

D’ailleurs, indé­pen­dam­ment de la por­tée de son action, l’objecteur mérite sym­pa­thie, admi­ra­tion et sou­tien pour son dés­in­té­res­se­ment et son cou­rage, un cou­rage incom­pa­ra­ble­ment plus grand que celui qui consiste à « mêler son haleine et sa sueur d’agonie à celles du trou­peau » sur un champ de bataille – et cela quelle que soit l’idéologie qui l’anime. La défense de l’objecteur rentre tout natu­rel­le­ment dans le cadre de la défense de l’homme, car l’objecteur conscient réa­lise la meilleure expres­sion de l’homme.

O —

Faut-il se bor­ner à la défense illé­gale ou extra-légale ? Un sta­tut des objec­teurs va être, sans doute, dis­cu­té au Par­le­ment. A prio­ri, il ne pour­ra nous satis­faire puisque c’est la conscrip­tion elle-même qui est une mons­truo­si­té morale : le main­tien de « l’esclavage san­glant » suf­fi­rait à rendre odieuse la meilleure des orga­ni­sa­tions sociales. Mais en se can­ton­nant farou­che­ment dans la tac­tique du « tout ou rien », en pra­ti­quant la poli­tique du pire, on se rend un peu res­pon­sable du sup­plé­ment de souf­frances infli­gées aux réfrac­taires. Il n’est pas indif­fé­rent que ceux-ci soient pas­sibles d’une année ou de trente années d’emprisonnement. Sinon, pour­quoi ne pas sou­hai­ter la peine de mort dans l’espoir d’une plus grande effi­ca­ci­té de propagande ?

L’exemple des pays anglo-saxons nous per­met de conjec­tu­rer quel genre de sta­tut on nous pré­pare. Et il y a bien des chances pour que le sta­tut fran­çais soit encore moins, libé­ral que celui de Grande-Bre­tagne ou même des U.S.A. En France, en un siècle et demi, la conscrip­tion est tel­le­ment entrée dans les mœurs que toute atteinte au « devoir mili­taire » se heur­te­ra vrai­sem­bla­ble­ment à une oppo­si­tion féroce… et sans objet – car les « néces­si­tés de la défense » ne risquent point d’être com­pro­mises. Les com­mis­sions de dépis­tage seront très sévères – le nombre de réfrac­taires recon­nus étant fixé approxi­ma­ti­ve­ment par l’État-major. Celui-ci débar­ras­se­ra l’armée des inaptes psy­cho­lo­giques de toute espèce (objec­teurs reli­gieux, laïques ou même révo­lu­tion­naires) récu­pé­rés, par ailleurs, pour de durs tra­vaux qua­li­fiés de civils. Récu­pé­ra­tion que l’on ten­te­ra de jus­ti­fier par le louable sou­ci de ne pas per­mettre, à qui que ce soit, d’esquiver le paie­ment de sa dette sociale. « L’organisation pré­sente n’autorise aucune classe à se libé­rer du devoir de ser­vir la nation dont elle fait par­tie. Le patrio­tisme est une obli­ga­tion universelle. »

Eh bien ! c’est pré­ci­sé­ment au sujet du paie­ment de la dette patrio­tique que nous sou­met­tons aux par­le­men­taires quelques sug­ges­tions dont ils s’inspireraient s’ils étaient acces­sibles, autre­ment qu’en paroles, aux impé­ra­tifs de l’équité.

On ne sau­rait sou­te­nir, sans heur­ter gros­siè­re­ment le plus élé­men­taire bon sens, que le pas­sif patrio­tique est le même pour tous les citoyens. L’égalité théo­rique de droits n’empêche pas les inéga­li­tés et les pri­vi­lèges de fait. Un gueux désar­gen­té, dégue­nillé, pouilleux, est peut-être riche de toute la civi­li­sa­tion natio­nale. Tou­te­fois un mil­liar­daire ajoute à cette richesse com­mune des richesses per­son­nelles plus tan­gibles, et ses obli­ga­tions sont autre­ment sérieuses à l’égard de la socié­té qui lui assure la jouis­sance de ses biens. L’égalité devant l’impôt ordi­naire sem­ble­rait scan­da­leuse ; l’égalité devant l’impôt du sang est bien plus inique. Les sophismes rela­tifs à la patrie, à l’intérêt natio­nal, à la soli­da­ri­té, à l’honneur, à la gloire, à la civi­li­sa­tion, au contrat patrio­tique for­mel ou tacite, ne changent rien à cette ini­qui­té. À des dettes dif­fé­rentes doivent cor­res­pondre des obli­ga­tions dif­fé­rentes. Il suf­fit de tirer les consé­quences de ce prin­cipe dans l’élaboration du sta­tut des objecteurs :

Article pre­mier. – Aucun titu­laire d’un reve­nu ou trai­te­ment supé­rieur à… ne pour­ra être dis­pen­sé du ser­vice armé – et l’on ne pour­ra refu­ser le béné­fice du sta­tut à ceux dont le reve­nu est infé­rieur à ce chiffre ;

Article 2. – Dans la caté­go­rie des dispensés :

    1. les réfrac­taires qui dis­posent de plus de… seront employés pen­dant vingt ans comme vidangeurs ;
    2. ceux qui dis­posent de… à… seront uti­li­sés durant quinze ans comme mineurs de fond ;
      Etc., etc.

Article 3. – Ceux dont le reve­nu est égal ou infé­rieur au mini­mum vital fixé à…, sont déjà astreints aux tra­vaux for­cés à per­pé­tui­té par le régime social et, en consé­quence, libé­rés de toute obli­ga­tion mili­taire et de tout tra­vail civil supplémentaire.

Nous lais­sons aux dépu­tés le soin de fixer pério­di­que­ment les taux, étant don­né les fluc­tua­tions de la mon­naie. Mais il doit être spé­ci­fié que le chiffre ins­crit au pre­mier article sera obli­ga­toi­re­ment infé­rieur à l’indemnité parlementaire.

De sem­blables dis­po­si­tions ne seraient pas tel­le­ment révo­lu­tion­naires : par-delà les tra­di­tions jaco­bines, elles res­sus­ci­te­raient d’excellentes tra­di­tions antiques et médié­vales. Solon avait divi­sé les Athé­niens en quatre classes d’après la for­tune et la qua­trième, la moins riche, ne devait pas le ser­vice mili­taire. À Rome, les patri­ciens seuls furent d’abord sol­dats ; plus tard, Ser­vius répar­tit le peuple en sept classes ; la sep­tième, celle des pro­lé­taires, n’entrait pas dans l’armée ; cent ans seule­ment avant notre ère, Marius décré­ta l’enrôlement de la plèbe. Au Moyen Âge, les vas­saux devaient l’ost au suze­rain ; mais le nombre de jours de ser­vice, fixé dans la charte de dona­tion, était pro­por­tion­nel à l’importance du fief concé­dé. « Le guet féo­dal » (devoir de ser­vir comme sol­dat au châ­teau) était éga­le­ment une charge « réelle », atta­chée à la pos­ses­sion de cer­tains immeubles : la pos­ses­sion ces­sant, la charge tom­bait aus­si. Pen­dant la Guerre de Cent Ans, Edouard III mobi­li­sa seule­ment les Anglais jouis­sant, depuis plus de trois ans, de qua­rante livres de terre ou de rente. Quoique la crainte d’armer les misé­reux explique de telles mesures, il n’en est pas moins vrai que le devoir mili­taire était atta­ché à la richesse ou à l’aisance. L’expérience a mon­tré, depuis, qu’on ne ris­quait pas grand-chose en armant un pro­lé­ta­riat abê­ti – mais le seul sou­ci de la jus­tice dis­tri­bu­tive devrait dic­ter à nos repré­sen­tants des règle­ments analogues.

Et puis, ce serait, pour eux, un excellent moyen de démon­trer péremp­toi­re­ment leur bonne foi comme adeptes de la doc­trine du sacri­fice obli­ga­toire de la cel­lule humaine aux cadres sociaux per­son­ni­fiés. Nous savons bien que la foule croit à la réa­li­té des mythes col­lec­tifs, aux­quels elle se dévoue… en gro­gnant à peine. On n’est pas aus­si sûr de la soli­di­té des convic­tions des théo­ri­ciens, des légis­la­teurs, des pas­teurs de foules, depuis que cer­tains comme Bar­rès, Jou­haux et tant d’autres s’égarèrent mal­en­con­treu­se­ment sur les che­mins des bureaux de recru­te­ment, après avoir indi­qué la voie au trou­peau. On peut si faci­le­ment cou­vrir du voile de hautes rai­sons méta­phy­siques de sor­dides inté­rêts de classe ou d’ignobles inté­rêts personnels !

Que le sta­tut de l’objection oblige ceux qui font la loi du groupe et en pro­fitent à être les pre­miers à en subir les rigueurs. Quand on ver­ra ministres, repré­sen­tants du peuple, hauts fonc­tion­naires, gros ban­quiers et indus­triels, apo­lo­gistes de la Patrie ou de la Race, lit­té­ra­teurs et ora­teurs aus­si nan­tis qu’héroïques, volant à l’assaut enca­drés par les trois étoiles et entraî­nés par les maré­chaux, tan­dis que le menu fre­tin sera léga­le­ment embus­qué, on pour­ra ne plus dou­ter de la sin­cé­ri­té de ceux qui, jusqu’à pré­sent, n’ont sacri­fié au dogme de la Cité divi­ni­sée que la peau des autres.

Jusque-là on est en droit de consi­dé­rer les phi­lo­sophes et les légis­la­teurs qui condamnent l’objection de conscience au nom de l’obligation patrio­tique et de l’intérêt supé­rieur du groupe, comme des maqui­gnons du patrio­tisme et du « Réa­lisme » sociologique.

Lyg


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