La Presse Anarchiste

Peuple de la mer

À des dates assez régu­lières s’impose pour moi l’opération « bif­teck ». J’ai peu le sens de la vie quo­ti­dienne. Aso­cial, il me faut peu pour vivre. Mais coin­cé, vrai­ment agrip­pé à la gorge par le manque d’argent, je m’affole. Main­te­nant sur­tout, main­te­nant que je suis deux. En ce mois de décembre, cœur de l’hiver, Paris, et là-bas à cinq cents kilo­mètres l’amour. Mon amour aveugle que je cherche à joindre. Depuis trois mois dans le noir. Rien. Pour­tant jamais le der­nier soleil de l’été ne s’est cou­ché si orgueilleux, si rouge écla­tant entre deux cuisses, et la lame du froid et de l’ombre ne fouillèrent vie si crue. Jamais à la fon­taine le cres­son tendre cueilli en toute sai­son ne fut si vert Et il piquait la langue comme mes­sage de l’eau et de la terre.

C’est au cours de la der­nière opé­ra­tion « bif­teck » (der­nière en date, il y en aura tel­le­ment d’autres), que je fus ame­né à pondre deux notes pour un grand heb­do­ma­daire, l’une sur Coc­teau et son « Clair-Obs­cur », l’autre où je devais errer dans « Les Yeux et la Mémoire » d’Aragon (Mets ton habit scaphandrier !).

Que le pre­mier poème de « Clair-Obs­cur » porte comme titre « Fou­droyer », que le der­nier se nomme « Esco­rial », que tout au long de deux cents pages la mort soit presque tou­jours pré­sente, voi­là une indi­ca­tion. Que de toutes ces peaux mortes de ser­pents que furent ses livres, Coc­teau se fasse un man­teau de deuil et danse encore, mais le cœur n’y est plus :

Et qu’avant d’épouser la mort je m’accoutume
À faire sem­blant de mourir

Voi­là une autre indication

C’est Mau­rice Sachs qui consta­tait que Coc­teau avait mis son génie dans sa vie plu­tôt que dans son œuvre.

Dans « Clair-Obs­cur » quelque chose se déclenche. De la ren­contre du poète et de la mort naît la cer­ti­tude que le pre­mier ne tient plus toutes les rênes. Déjà dans « Les Parents ter­ribles » la mort aver­tis­sait, tra­quait, puis frap­pait. Là, elle est dans la chair du poète. Et si elle y est trai­tée sou­vent encore en per­son­nage roman­tique en fal­ba­las, avec tout ce que cela com­porte de chat­te­ries et de coquet­te­ries, on sent tou­jours chez Coc­teau une véri­table angoisse.

Ce poète de la jeu­nesse, tou­jours tour­né vers elle, et qui refu­sait obs­ti­né­ment de vieillir se sait bles­sé : « Soleil de mes vingt ans vous offen­sez mes ombres – De vos yeux indis­crets ». Pour la pre­mière fois, le temps lui échappe, et à son tour impose ses lois. Vain­cu par cette vitesse qu’il a tant aimée : « Temps, j’aimerais te prendre en faute ». Jamais le monde de Coc­teau n’a autant pen­ché vers celui de la réa­li­té, mais il pressent qu’il va s’y perdre. « Clair-Obs­cur » reprend tous les thèmes chers à Coc­teau, et par-des­sus tout celui de la jeu­nesse qui se sui­cide. Mais tout y est las de tout super­fi­ciel­le­ment. Cette recherche obses­sion­nelle de la liber­té, d’une liber­té sans racine : « J’ai qua­rante ans vécu dans tes molles entraves – Sour­noise liber­té », fait de lui presque un faux témoin, de là naît le drame, et un Coc­teau ascète appa­raît : « Ne suis-je pas le cri du silence à l’envers. »

Et lorsque la véri­té sur­git, il se perd un peu plus (Œdipe déjà se cre­vait les yeux, Galaad res­tait aveugle) : « Cette terre après tout n’était pas ma patrie – Mes papiers sont des faux. » À tra­vers toutes les méta­mor­phoses, il y a chez l’auteur des « Enfants ter­ribles » une conti­nui­té poé­tique. Si dans « Clair-Obs­cur » les pirouettes se trouvent encore, si là comme ailleurs il paie la lourde ran­çon de son agi­li­té, de sa ver­sa­ti­li­té, son ton est plus grave, et moins pré­sent son désordre savam­ment ordon­né, on y retrouve les mots jux­ta­po­sés mais non joints. Et si le meilleur voi­sine avec le pire, la langue est sou­vent belle, mélo­dieuse ; effi­cace, aux accents presque clas­siques. Deux ou trois, poèmes : « La Les­sive », « Petite Chan­son » sont des réus­sites, échos du meilleur « Voca­bu­laire ». II y est plus qu’habile, mais clair­voyant plus que jamais : « Un ange impuis­sant exi­lé du ciel. »

Et l’Arlequin triste émeut quand il écrit : « Caché, je vis caché sous un man­teau de fables /​ Plus tenace que la poix /​ Et ne laisse jamais d’empreintes sur vos sables /​ Mon corps n’ayant aucun poids. » Il reste en mémoire que « La poé­sie est une cala­mi­té de nais­sance », que Coc­teau trom­peur trom­pé se perd dans sa nuit : « C’est du sang que je saigne – C’est de l’encre qui sort. » Pris au piège ten­du par lui il sait qu’il doit : « écou­ter sans se trou­ver d’excuse sa condam­na­tion à mort ».

Je fis cette note dans la jour­née, un ven­dre­di. Le même soir je com­men­çais la lec­ture des « Yeux et la Mémoire ». Il est cer­tain choc lit­té­raire qui décide d’une vie : « Il faut à chaque vers décou­vrir l’Amérique – Pour arri­ver à la che­ville de la nuit. » Je fus ras­su­ré sur-le-champ, Ara­gon marche sous un soleil de plomb. « Le tra­vail et l’amour changent le chant mys­tique – Et tout dépend vers qui s’élève l’hosanna – On boit dans le verre qu’on a. » Le verre d’Aragon n’a pas de fond. « Peut-être aveu­glé­ment nau­fra­geur de toi-même », c’est d’un vir­tuose. Il y aurait beau­coup à dire sur « aveu­glé­ment ». Ara­gon aveugle ? C’est peut-être de sa part la seule chose qui pour­rait encore éton­ner. Et le petit-lait conti­nue à jaillir. La plume embaume à coup sûr, et il n’a plus à se déhan­cher pour venir à bout de sa tâche imbécile.

« Le train s’en va la vie aus­si » – « Et je vois cette aurore et que bien l’on m’entende – L’Olympe illu­mine de cette aurore-là – Zato­pek ou Pas­teur comme à l’assaut des Andes…» (?)

Mais à ce petit jeu-là l’auteur s’essouffle, le lec­teur aus­si : « Car tout ramène l’homme au cœur de la bataille – Serait-ce le détour de quelque voie lac­tée – Serait-ce le détour de la bana­li­té ». « Comme je m’arrêtais, simple ques­tion d’haleine » – « Rien ne passe après tout si ce n’est le pas­sant ». Heu­reu­se­ment le mar­chand de sable pas­sa aus­si. Je fus cette nuit-là un car­re­four très fré­quen­té. Haut lieu où souf­flait l’esprit.

Dimanche après-midi. Elle est arri­vée hier en stop, à deux heures du matin, petite boule ébou­rif­fée de froid et de pluie. Nous occu­pons un loge­ment prê­té pour quelques jours. Nous sommes sous les toits au sixième. Toute la nuit le vent et la pluie m’ont tenu éveillé dans les marges de notre temps. J’ai repris le tra­vail depuis quelques ins­tants. Je n’ai trans­por­té que les quelques livres indis­pen­sables. La pièce est petite. Un feu fait avec trois ou quatre livres poli­ciers se meurt dans la che­mi­née. Elle est allon­gée et elle fume un peu loin­taine. Un livre est ouvert près d’elle, mais elle ne lit pas. De temps en temps, elle lève les yeux et me regarde, que cherche-t-elle ? Les jours longs sans elle ? Je com­prends cette panique de l’absence, cette den­telle empoi­son­née et fas­ci­nante qu’on froisse sans relâche entre ses mains, et le froid de tous les petits trous vides, ses propres doigts retrou­vés de chaque côté de la den­telle – éter­nel gag du miroir bri­sé. Le poste de TSF est allu­mé, bas. Il y a encore le vent et la pluie. Sou­vent n’y tenant plus, dépas­sé, j’éclate et je lui lis quelques vers, vou­lant lui faire par­ta­ger ma colère et… l’inquiétude d’Aragon envers les « demains » qui d’après le Coran doivent chanter :

« Nous ris­quons avec eux de tom­ber sur un manche
Les jeunes gens c’est une autre paire de manches. » 

Cin­quante-sept pages d’explications accom­pagnent les cent soixante de pure semence. Aucune inten­tion ne reste dans l’ombre. « Les Yeux et la Mémoire » font pen­ser à ce repas ser­vi au Char­lot-cobaye des « Temps Modernes ». Plus rien à faire, la machine fait tout et les bras et les jambes liés « le fils de la femme » n’a plus qu’à ava­ler le brouet déli­cieux pré­pa­ré dans les offi­cines sacro-saintes.

À grand ren­fort d’antiseptiques, voi­là des idées, des pen­sées en sauce inof­fen­sive. Et voi­là Dérou­lède, il avait du génie.

Me revient cette his­toire arri­vée dans l’atelier du sculp­teur Lip­chitz. Un char­bon­nier venait de lui livrer de la pierre noire et, peu pres­sé, tar­dait, tour­nait autour des œuvres. Dans un coin de l’atelier, il y avait une femme « res­sem­blante », et au centre « Le chant des voyelles », cette pièce immense que l’on peut voir au Musée d’Art Moderne. Lip­chitz deman­da au char­bon­nier quelle œuvre il empor­te­rait s’il avait le choix. À la stu­pé­fac­tion du sculp­teur, il lui fut répon­du : « Le chant des voyelles » : « parce que c’était atti­rant, parce qu’il y avait un mys­tère dans cette œuvre, qu’on sen­tait mais ne pou­vait défi­nir. Et parce que si “on” nous aide, nous devons aus­si com­prendre. » Que pense Ara­gon de ce char­bon­nier ? De ceux qui ne croient pas « qu’il y a un art pour eux, et un art pour nous » ? L’humiliation à la longue ne paie pas et le peuple ne la par­donne pas. Dans cette « humi­lia­tion » fabri­quée, il entre de la suf­fi­sance, et ça pue. Véri­té trop démon­trée par ces « créa­teurs qui sont des phi­lo­sophes hon­teux » dont parle Camus.

Paro­diant un jour­nal pari­sien qui sur la pre­mière page de ses numé­ros donne un por­trait de l’homme de la semaine sui­vi d’une phrase – d’un grand clas­sique de pré­fé­rence – on pour­rait sous la pho­to d’Aragon col­ler cette phrase de Michaux : « Où est votre digni­té de roseau pensant ? »

Devant ces yeux atteints de stra­bisme convergent sou­vent je décrochais.

À la radio, il y a eu un mor­ceau de musique, je ne me sou­viens plus de ce que c’était. Mais elle aimait et m’avait deman­dé l’autorisation de mon­ter le poste. Ça ne me déran­geait pas, je crois même que la mélo­die m’entraînait et fai­sait vague avec mes pen­sées, les pous­sant contre le rivage déchi­que­té. Je n’entendais plus la musique, mais dans ce que je res­sen­tais elle était aux côtés de la colère, du sen­ti­ment de l’absurde, de la honte, et je me trai­tais de châ­tré parce que je lisais, parce que pour vivre, pour faire mon tra­vail, je devais aller au bout de ces « yeux » et de cette « mémoire ».

Même le « ren­du », le « métier » si chers aux réa­listes sociaux y essuient quelques méchants coups. Les vers ont par­fois des grâces éléphantesques :

« Mal­gré tout je vous dis que cette vie fut telle – Qu’à qui vou­dra m’entendre à qui je parle ici… » Pour « Trai­té du Style » in memo­riam.

Pris par cer­tains, à juste titre d’ailleurs, pour l’un des écri­vains les plus doués, les plus brillants, l’auteur du « Pay­san de Paris » a le visage même d’une forme de sui­cide, la seule inac­cep­table. Cette course à l’abrutissement, cette putas­se­rie – « je lui crois une nature un peu femme », disait Vic­tor Craste – cette sur­en­chère à la flat­te­rie sont répu­gnants. Et qu’on ne vienne pas me dire qu’il rentre là-dedans une part de jeu. Canu­lard ? je ne le crois pas, et de toute façon les temps de ces pirouettes intel­lec­tuelles, de ces mumuses chères à quelques Nere­fenes sont un peu caducs.

C’est dans Lau­tréa­mont que j’ai relu voi­ci quelques jours cette exé­cu­tion : « Il y a des écri­vains rava­lés, dan­ge­reux lous­tics, far­ceurs au quar­te­ron, sombres mys­ti­fi­ca­teurs, véri­tables alié­nés qui méri­te­raient de peu­pler Bicêtre. Leurs têtes cré­ti­ni­santes, d’où une tuile a été enle­vée, créent des fan­tômes gigan­tesques qui des­cendent au lieu de mon­ter. Exer­cice sca­breux, gym­nas­tique spé­cieuse. Pas­sez donc, gro­tesque mus­cade. S’il vous plaît, reti­rez-vous de ma pré­sence, fabri­ca­teurs à la dou­zaine de rébus défen­dus, dans les­quels je n’apercevais pas aupa­ra­vant du pre­mier coup comme aujourd’hui le joint de la solu­tion fri­vole. Cas patho­lo­gique d’un égoïsme for­mi­dable. Auto­mates fan­tas­tiques : indi­quez-vous du doigt, l’un à l’autre mes enfants, l’épithète qui les remet à leur place. »

« Assis ou non dans ses rêves modiques. » : « Nous aurons le repos que le tra­vail pro­cure. » Car : « Je me sou­viens pour moi la vie est un théâtre. » Et, « Le sac lourd à l’échine et le cœur dévas­té – Cet impos­sible choix d’être et d’avoir été. »

La lec­ture ache­vée, j’avais l’âme neuve d’Alice au pays des Mer­veilles : « Vous direz que les mots éper­du­ment me grisent – Et que j’y crois goû­ter le vin de l’infini. » Mais c’était la sagesse, mais c’était la fra­ter­ni­té. Et nous irons nous redi­sant sans cesse les deux der­niers vers des « Yeux et la Mémoire ». « Tais-toi l’atome et toi canon cesse ta toux – Par­tout ces­sez le feu ces­sez le feu par­tout. » Ah mais !

Et puis sur les ondes il y a eu un bul­le­tin d’information, sui­vi d’un appel à la popu­la­tion en faveur des marins bre­tons per­dus en mer, soixante-quatre pour cette seule tem­pête et elle n’était pas finie. Quel drôle de pays. Incons­cience ? Digni­té per­due ? Peuple mort d’un monde mort. À chaque catas­trophe la même chan­son. L’appel du ministre inté­res­sé, l’appel, l’aumône. Il faut que l’aide vienne d’en bas. En haut on ne peut plus, on nage dans une telle gadoue. Avec encore à la bouche le goût fade de la tra­gé­die bouf­fonne de l’abbé Pierre « le lys dans la gadoue ». Les quêtes, Dien Bien Phu, Orléans­ville, les marins per­dus, les inon­da­tions, les 500 000 francs du Saint-Père « Mon­sieur Tout Blanc dans vos châ­teaux en Ita­lie », le chèque de Mon­sieur Cha­plin. Je voyais les côtes bre­tonnes. Mer et gra­nit. Com­bat de ser­pents, long, cruel. Mais la terre a la gueule la plus grande. Elle digé­ra une fois encore. Ciel gris cou­ché, marins noyés, les filets bleus de Concar­neau. Le grand com­bat de l’homme silen­cieux contre les vagues sans cesse recom­men­cées. Com­bat absurde. Une légende bre­tonne donne à Ankou (la mort) les traits habi­tuels du sque­lette fémi­nin (pour­quoi suis-je sûr de cette fémi­ni­té ?) avec sa faux et sa char­rette fan­tôme. Mais la faux s’attaque aux mâts des navires, longs épis per­dus, les coque­li­cots s’arrachent avec.

C’est pen­dant cette quête radio­pho­nique que toutes ces don­nées : le chant d’arbre mort de Coc­teau, le sui­cide sans gran­deur d’Aragon, la peau de soixante-quatre hommes de la mer se tres­sèrent. C’est là qu’elles se mêlèrent pour moi en un drôle de nou­gat, indi­geste comme celui des fêtes foraines, vert putain et rose bon­bon. Les dents déjà dans cette frian­dise de foire, j’ai ten­té d’esquisser ce « tilt » qui s’inscrit en lettres rouges dans le coin à droite près des « pin-ups ». Les « 20 F » je les ai mis dans l’appareil à sous, j’avais cinq billes. Mais le jeu est tru­qué ou alors je remue trop, mais ça a fait « tilt » comme souvent.

La mer a tout enva­hi, et ses hommes. Ici dans la chambre, elle com­mande et impose son rythme. Je me sou­viens qu’il y a quelques mois j’avais été frap­pé par un essai de Pierre Dumayet trou­vé dans un ancien numé­ro de la revue « Les Lettres » sur Hen­ri Michaux et la mer. Pour l’auteur de « La Nuit remue », héri­tier direct du « Je te salue vieil océan » d’Isidore Ducasse, la mer est « la répé­ti­tion d’un peu d’eau, la répé­ti­tion consi­dé­rable…» « Et l’eau est bien la chose la plus nulle, la plus incon­sis­tante qui soit. » Pour Michaux, elle plaît au faible parce que sa fai­blesse n’est rien à côté de la sienne, et elle reste clouée à son lit, un peu de sable l’arrête : « On regarde les vagues dans les yeux… On sait qu’elles ont honte elles aussi. »

Peuple de la mer, monde marin, inquiet et sûr, solide et liquide. Homme lié à la mer, comme elle atta­ché à son lit. C’est dans ce lit entre les quatre rivages, que la vie se tient toute, les joies, les peines et les colères. Immense et pour­tant bor­né : « Avez-vous vu, dit Michaux, avez-vous vu main­te­nant ? Eh bien, quand on a vu ça, on a vu ce qui comp­tait, on peut jeter ses yeux, on n’en a plus besoin. » Échec de la mer ? Sen­sa­tion de vide ? Pâte du monde, refus et accep­ta­tion ? Échec de l’homme ? « Vraie véri­té » tou­jours cher­chée, tou­jours échap­pée ? Mais sous les pieds de l’homme, il faut la sen­sa­tion de quelque chose d’aimé et de res­pec­té, de craint, de connu et d’ignoré, de rythme nour­ri­cier, sinon point de salut. La mer est cela, on dit de ses hommes qu’ils ont le pied marin. Peuple de la mer.

Les vingt-cinq années qui viennent de s’écouler ont été fatales dans notre Europe occi­den­tale plus qu’ailleurs à la notion de peuple atta­chée à la notion de patrie. Pâte tel­le­ment bras­sée, trouée par tous les vents. Il faut une force pri­maire, « triom­phante », il faut ce « plan­cher » dont on par­lait plus haut pour qu’une com­mu­nau­té existe. En Europe occi­den­tale, je ne vois que l’Espagne qui soit un peuple. Peuple de la mer, peuple d’Espagne, aus­si vrais l’un que l’autre. Cer­taines choses pro­fondes com­munes aux deux les font se res­sem­bler. Ils gardent en eux quelques cailloux de digni­té qui sont les pierres à feu de tout temps vou­lu et vécu, gran­deur et simplicité.

À vous, cher Sam­son, si vous le vou­lez bien, plus par­ti­cu­liè­re­ment les lignes qui suivent.

À votre pas­sage à Paris, en sep­tembre, nous nous étions retrou­vés à la ter­rasse d’un café place Saint-Michel. Le « Départ » ou le « Ter­mi­nus » ? Bah, ça dépend du sens de la marche ! Je vous avais par­lé d’une idée que je cares­sais depuis deux ans. J’ai l’Espagne enfon­cée dans la chair comme une épine noire, et ça s’infecte.

Je vous disais l’envie que j’avais de réunir des textes des grands frères, de ceux qui ont vu Madrid « sou­rire avec du plomb dans les entrailles » [[Anto­nio Macha­do.]], et puis à leurs côtés les voix des autres, ceux de ma géné­ra­tion, ceux pour qui l’Espagne fut le pre­mier écho de la guerre. Écho ou coup de crosse contre la porte, le fait que là c’était le départ, et la course n’est pas finie. À ce livre, à cette amer­tume et à cet espoir par­ta­gés, j’espère arri­ver. Je vou­drais que Camus et Char soient les pre­mières voix, et José Her­re­ra Pete­ré, et d’autres, et puis nous qui avons aux envi­rons de trente ans. Je vou­drais que quelques voix iso­lées se réunissent en fais­ceau. Témoi­gnage que l’Espagne est vivante.

J’ai la cer­ti­tude que comme la mort a impo­sé son alpha­bet là-bas, c’est là-bas qu’il fau­dra la vaincre. À ce sen­ti­ment est mêlé un sens magique, « exor­cisme » presque. Espagne tra­hie, monde tra­hi. Espagne ven­due, assas­si­née. Je vous disais cela Sam­son et vous m’avez répon­du (vous pen­siez à « Témoins », cer­tai­ne­ment) : « Un numé­ro sur l’Espagne, ça date » [[Je n’ai pas pu dire cela. La preuve : si je l’avais dit, et dit comme ça, Mor­van, je l’espère bien, m’aurait cas­sé la figure. Ce qui « date » – j’ai hor­reur de ce mot – ce n’est pas évi­dem­ment, hélas ! la tra­gé­die plus que jamais dou­lou­reuse de l’Espagne, mais les idéo­lo­gies, même les nôtres, pour les­quelles on s’est bat­tu. Si, dans l’entretien que Mor­van rap­porte, j’ai pu pen­ser et dire qu’un cahier de revue des­ti­né à réaf­fir­mer les « dogmes », fût-ce ceux-là même de l’antidogmatisme liber­taire, ne par­le­rait plus au pré­sent, ce n’était pas, Mor­van doit s’en dou­ter, pour prê­cher la cause de je ne sais quel déta­che­ment, de l’oubli, d’une basse infi­dé­li­té à nos frères espa­gnols, tués ou sur­vi­vants. Peut-être, en cette trop brève ren­contre de sep­tembre, ai-je sim­ple­ment vou­lu – oui, c’est cer­tai­ne­ment cela – en appe­ler à la conscience, que nous nous devons à nous-mêmes et aus­si aux vic­times, que tous les pro­blèmes doivent être posés à nou­veau. « Table rase », comme pré­ci­sé­ment je m’en explique ailleurs dans ce « Car­net » : table rase, non point de nos valeurs, mais de nos « opi­nions ». Ça n’est pas moi qui invente cela, mais c’est le tes­ta­ment, par exemple, d’un Brup­ba­cher, comme c’est aus­si la leçon qui se dégage de l’actuelle médi­ta­tion d’un Silone. Pieu­se­ment res­sas­ser un caté­chisme, fût-il liber­taire, ce n’est pas ser­vir la liber­té, la liber­té liber­taire moins que toute autre. Et c’est sans doute à ce dan­ger-là que j’ai pen­sé en émet­tant, il se peut bien, une réserve quant à l’idée d’un numé­ro sur l’Espagne. Cher Mor­van, ce n’est pas cela, je le vois main­te­nant, que vous aviez en tête et au cœur. Moi aus­si, direz-vous, j’aurais pu m’en dou­ter. Bien sûr. Un cahier tel que vous le pro­po­sez ? D’enthousiasme, – et le plus vite pos­sible. (S.)]]. Oui, peut-être, de vingt ans, l’âge de notre grande lâche­té, il y en a d’autres. Je n’étais pas d’accord, je ne le suis pas et ne le serai jamais. L’antimilitarisme, le cri contre les tor­tures, les camps, les dépor­ta­tions, ça n’est pas neuf non plus, et pour­tant vous, d’autres et moi nous crions. L’Espagne est un immense camp de concen­tra­tion, et si depuis quelques mois on peut y mâcher du che­wing-gum, ça ne change rien, – si la cer­ti­tude s’impose de la der­nière tra­hi­son, Fran­co à l’Unesco et puis à l’ONU.

De la façon dont les choses se pré­sentent. De la façon dont l’engrenage nous guette, l’adaptation pour exis­ter devient presque impos­sible si l’on veut gar­der aux creux des mains les deux cailloux pour l’étincelle. Entre le déses­poir de Coc­teau iso­lé à jamais et le faux témoi­gnage d’Aragon je ne choi­sis pas. On ne choi­sit pas entre la peste et le cho­lé­ra disait Jules Guesde, je crois.

À corps per­du, je vais ailleurs, pour quelques bouées dans un che­nal que sur­veille la mort. Pour vivre cette phrase de John Dos Pas­sos : « Tant qu’il y a une classe infé­rieure j’en suis, tant qu’il y a une classe cri­mi­nelle j’en suis, tant qu’il y a une âme en pri­son, je ne suis pas libre. »

Et puis tant pis pour tous les «
 tilts ».

[/​Jean Jacques Mor­van/​]

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