La Presse Anarchiste

Les poings de ma mère

Bien que le gel tout-feu-tout-flamme
Rai­disse encor le raidillon
Et bien que le septentrion
Ouvre son cou­teau à dix lames,
En avant, la petite dame !

Quand elle a bou­clé sa maison
Et qu’elle empoigne sa brouette
– Et fon­çons contre la grimpette,
Et fon­çons contre la saison ! –
Ses poings sont deux petits bisons.

C’est mes aurochs des préhistoires,
Mes deux petites têtes noires
Fixant, droit dans les yeux, l’Hiver.
C’est deux petits frères convers,
Front bas, mais clos sur quelle gloire,

Des gindres qui ne geignent pas
Dans le chaud levain des lessives,
L’éternel pétrin des repas,
Et toutes ces pâtes poussives
Qu’il faut fou­ler jusqu’au trépas,

Dans l’épais ferment des étables,
Flancs à bour­rer, pis à pousser,
Et tant de regrets à tasser,
À ren­fon­cer dans le passé,
Mes deux petits tueurs de diables.

Tous les héros de notre sang
Dans ces deux poings-là se résument.
Tous les tâche­rons que nous fûmes
Je les touche en vous caressant.
Mes deux bour­rus, mes deux enclumes.

Toutes les forces d’un terroir
Dans tes petits poings font orage.
J’entends gron­der des charroyages
Et bron­cher, suf­fo­cant et noir,
Un demi-siècle de fourrage.

Mes sou­ve­nirs, mon lait, mon pain,
Cara­bosse et Chaperon-Rouge,
Mes dieux fâchés, mes vieux copains,
Mes assom­meurs de gros lapins
Et mes boxeurs d’édredon rouge,

Mes saints locaux, en pierre, en bois,
Patrons des ronds-points, des orées,
Por­teurs de grils, por­teurs de croix,
Défi­gu­rés par les grands froids,
Mon humble Légende Dorée,

Mes Jésus rus­tauds que je berce,
Que je réchauffe longuement,
Mes Bien­heu­reux dans les tourments,
Sainte-Enge­lure et Sainte-Gerce,
Mes deux petits piliers romans,

Sou­te­nez à jamais mon âme,
Mes deux petites Notre-Dame !
Raci­nez à jamais mon art,
Mes deux souches, mes deux fayards,
Mes deux petits ormes-tétards.

Je veux vous faire des couronnes
Avec les simples des grands bois,
Le lis et le lau­rier des rois,
Les tout ténus muguets bien droits,
Le vaste dah­lia d’automne.

À vous les nobles cires blanches
Et tous les baumes des jasmins,
Petits poings, mes nains surhumains,
Quand vous rede­ve­nez des mains
Dans l’eau magique du dimanche. 

[/​Bruxelles, décembre 1954
Lucienne Des­noues/​]

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