J’avais dit adieu au pionicat.
Ça c’était brusquement fait. La veille, je n’y pensais pas. D’avoir trouvé la porte du collège fermée après minuit – la grande porte était normalement fermée, mais il en existait une petite qui ne l’était pas d’habitude – et d’être obligé de sauter le mur pour rentrer me coucher, mon sang n’avait fait qu’un tour. Quoi, c’était donc la caserne ?
Cette brimade du principal, impossible de l’accepter. Peut-être ignorait-il que je n’étais pas rentré ? Au contraire, c’est parce qu’il le savait qu’il avait donné ce tour de clef supplémentaire. Il avait vu ou quelqu’un lui avait signalé de petites affiches annonçant dans la région une tournée de conférences antimilitaristes par Dubois-Dessaulle, un militant anarchiste d’alors. La première de ces conférences avait eu lieu justement ce samedi soir à Vieux-Condé. Il s’était dit : mon bonhomme, puisque tu n’es pas rentré à minuit, tu iras coucher où tu voudras.
Je sautai donc le mur, mais ruminai toute la nuit. Non, ce ne fut pas long ; la décision s’imposa très vite. Au matin, je lui remettrais ma démission de maître-répétiteur. Ce que je fis. Ce qu’il accepta sans me poser de questions, sans me demander d’attendre mon remplaçant. Comme s’il n’était pas autrement surpris et comme s’il s’en trouvait soulagé.
C’était un pauvre homme qui avait peur de tout. Il paraît que dans sa jeunesse il avait été en Picardie un militant radical, à un moment où un radical était un républicain rouge, presque un révolutionnaire. Ça lui avait valu quelques ennuis dans sa carrière de professeur. Il ne pensait plus à cette période de sa vie qu’avec frayeur. Il tremblait d’ailleurs à propos de tout. Quand il écrivait pour le service au recteur de l’académie de Lille, il se croyait tenu d’énumérer tous les titres universitaires et honorifiques du grand personnage qui n’en demandait pas tant, qui sans doute en souriait même chaque fois. À l’idée de perdre l’un de ses vingt internes, il pâlissait. Or, j’avais porté atteinte une première fois déjà à l’honneur du collège de Condé-sur-Escaut.
C’était quelques semaines avant. Un dimanche après-midi où j’étais libre, j’avais été retrouver à Fresnes mon ami Delzant, le militant des verriers, et ses camarades. Or, ne voilà-t-il pas que le bruit était parvenu qu’un chef des jaunes de Valenciennes se permettait de faire une réunion publique à Vieux-Condé justement cet après-midi. Delzant et quelques camarades ne font ni une ni deux. Ils décrochent quelque part un drapeau rouge. En route pour Vieux-Condé ! On part de Fresnes une demi-douzaine, le petit Monatte à côté du grand Delzant. En chemin, on chante peut-être « l’Internationale » et « la Carmagnole ». C’est bien possible. La petite troupe se renforce en route. On traverse ainsi Condé dans toute sa longueur. À Vieux-Condé, l’étape de quatre à cinq kilomètres franchie, on arrive bien près d’une centaine. Le conférencier des jaunes, un avocat catholique de Valenciennes dont le nom ne me revient pas, mais qui eut une certaine notoriété dans son genre, au temps de Biétry et de Lanoir, ne s’attendait pas à tant de monde et surtout à cette sorte de monde. D’autant que notre arrivée avait fouetté l’ardeur des mineurs et des métallurgistes de Vieux-Condé. La salle de réunion fut bientôt trop petite. Notre avocat patronal essaya de parler, mais il ne put continuer longtemps. Il préféra s’éclipser et la réunion fut terminée par Delzant et les orateurs révolutionnaires du coin.
Vous pouvez penser si on parla de l’événement dans le pays. Condé avait une population paisible, mais Fresnes et Vieux-Condé qui l’encadrent étaient des centres ouvriers de verriers, de mineurs et de métallurgistes, tout au fond du bassin d’Anzin. Notre défilé à Condé derrière le drapeau rouge avait fait marcher les langues. Le principal du collège avait vite appris ma présence en tête du cortège
Est-ce que cette présence d’un pion du collège n’allait pas lui attirer des histoires, peut-être le retrait de quelques-uns de ses déjà si peu nombreux internes par quelque famille d’employés de la mine ou de paysans aisés des environs ?
Dans ma candeur, je n’imaginais pas que de tels malheurs pouvaient être suspendus sur la tête de mon principal. Et si même j’y avais pensé, j’y aurais été probablement insensible.
Voilà que deux ou trois semaines plus tard, je remettais ça. Cette tournée de conférences antimilitaristes, c’était encore un coup monté par moi. C’en était trop. Mais que faire ? Se plaindre à l’inspecteur d’académie avant que celui-ci, asticoté par la Compagnie des mines d’Anzin, ne s’en plaignit à lui ? Mais mon crime n’était pas énorme. En ce début de 1902, non pas que l’Université fût aussi bouillante dans ces lendemains de l’affaire Dreyfus qu’on le suppose parfois, au moins dans le Nord, et même ailleurs, on ne tracassait pas un pion pour des choses de ce genre. Du moins, je ne l’ai pas été. Sauf par mon principal, plus marchand de soupe qu’éducateur.
S’il fut agréablement surpris quand je lui remis ma démission, par contre mes camarades de Fresnes furent consternés. Delzant tout le premier. Et Dubois-Dessaulle donc ! Il devait rester toute une semaine dans la région et faire chaque soir une réunion. L’accompagner tous ces soirs-là, je ne pouvais y penser. Le petit groupe avait assez de prendre en charge les frais du conférencier. Quant à mon escarcelle, elle était légère. Donc, c’était exclu. Il m’est revenu à l’oreille plus tard, en d’autres circonstances, une remarque : Monatte doit avoir quelque fortune personnelle pour envoyer paître ainsi telle ou telle situation. Il m’est arrivé en effet d’en envoyer paître de meilleures sans savoir ce qui adviendrait, le lendemain, comme ce jour-là j’en quittai brusquement une assez peu brillante. Et sans grand pécule en poche. Question de tempérament. Comme le camarade à l’atelier, en ce temps-là, je ramassais mes clous.
Soudain, un besoin de liberté m’avait pris. Il fallait partir au loin. Où ? À Paris, évidemment.
Le coup du mur à « faire » s’était produit alors que j’étais déjà tout remué par l’air du dehors que m’avait apporté Dubois-Dessaulle, par la longue conversation que nous avions eue tout l’après-midi du samedi sur les idées et le mouvement. La vie de pion de collège m’était apparue dans toute sa tristesse. Cette vie n’est acceptable quelques années que si l’on prépare un examen qui vous en fasse sortir. Or, je n’en préparais aucun. Rien ne me retenait.
Pas même une petite amie ? direz-vous peut-être. Pas même. Pourtant à vingt ans on ne vit pas seulement de lectures, d’études, d’idées. J’étais seulement depuis trois à quatre mois à Condé et mes vingt et un ans se partageaient entre les corvées du collège, la lecture dans ma piaule et les camarades de Fresnes. Pourtant un soir, alors qu’avec tout le collège j’étais dans la salle des fêtes de Condé où l’on jouait une pièce de théâtre, j’avais eu l’impression qu’une grande chose – grande pour moi – était en train de m’arriver. Au cours de la soirée un jeune beau visage m’avait frappé et je crois bien que nous nous sommes mangé des yeux durant plusieurs heures. À la sortie, dans la cohue, nous avions pris rendez-vous pour le lendemain. Près du kiosque à musique sur la grand-place. À l’heure dite, dans l’ombre de la soirée d’hiver, une ombre doublée d’un épais brouillard, j’ai attendu un long moment. Pas un passant. Puis un frôlement brusque. Ce n’était pas le jeune beau visage. « N’attendez pas ma sœur. D’ailleurs elle est fiancée. » La vision s’était fondue dans le brouillard. Un petit coup au cœur et je regagnais le collège.
Rien, absolument rien ne me retenait à Condé ni dans le pionicat. Tout m’entraînait ailleurs.
C’est comme cela que je partis pour Paris, la bourse légère, ne sachant comment je me débrouillerais, mais sûr que je me débrouillerais.
Ce ne fut pas très facile. Pas tellement difficile non plus, car la vache enragée ne me faisait pas peur.
Dès l’arrivée, je retrouve un camarade mécano que j’avais connu aux grandes vacances précédentes. Brouillé avec l’Auvergne familiale, je venais passer les vacances à Paris. – En attendant que tu aies trouvé du travail, viens coucher chez moi. Il avait une chambre quai des Célestins, près de ses parents. C’était un gars de la Jeunesse révolutionnaire du IVe. Un peu bavard sûrement, mais ayant du cœur. Il m’a hébergé ainsi plusieurs semaines ; il lui est même arrivé vers la fin de laisser sur la commode une pièce de vingt sous en partant le matin de bonne heure, afin que je puisse casser la croûte dans la journée.
Dubois-Dessaulle m’avait donné un mot pour Victor Charbonnel, le directeur de « la Raison ». L’hebdomadaire qui précéda le quotidien « l’Action ». Charbonnel vivait le rêve de sa vie, prêcher, lui défroqué, au grand public parisien, sa nouvelle foi, jouer un rôle politique en vue. Il se figurait que tout le monde était mordu par le même désir. Il ne me reçut pas mal, mais il me dit : « Encore un qui vient à la conquête de Paris ? » Je ne venais rien conquérir du tout. Je venais me fondre dans un mouvement.
Pour m’aider à trouver du travail, il m’adressa au directeur de l’imprimerie Alcan-Lévy, où s’imprimait « la Raison ». Cette imprimerie alors n’était pas rue du Croissant, mais rue Réaumur. Je m’y rendis tout de suite, trop vite peut-être. Après m’avoir questionné cinq minutes, le directeur, qui voulait faire plaisir à Charbonnel, se dit qu’un bachelier pouvait faire au pied levé un correcteur d’imprimerie. Il me conduisit dans l’atelier au cassetin des correcteurs et me confia à un chef correcteur assez grognon. De toute la journée celui-ci ne me dit pas un mot, pas même quand il s’aperçut, assez vite, que j’ignorais tout des signes de correction et des règles typographiques. Personne, parmi les collègues, ne vint non plus à mon secours. Le soir, forcément, on m’avisait que je n’aurais pas à revenir. Je compris assez tôt que le minimum indispensable de connaissances typographiques m’avait manqué. Ma première chance de me débrouiller avait raté.
Je passai aux « Temps nouveaux », où je connaissais Jean Grave déjà depuis plusieurs années ; au « Libertaire » aussi où je ne sais plus qui m’avait aux vacances emmené aux petites réunions du lundi soir où se discutait le numéro de la semaine. Bien reçu ici et là, mais sans perspective de travail.
Quelque temps après, allant à « Pages libres » faire mon changement d’adresse, je tombe sur toute son équipe, réunie dans la pièce du fond du fameux 8, rue de la Sorbonne. Les quatre qui en étaient les vrais animateurs étaient là : Charles Guieysse et Maurice Kahn, Moreau et Dujardin. Voilà que Moreau, l’administrateur de la maison, ne se contente pas de noter ma nouvelle adresse. Il me questionne. Les autres s’en mêlent. Ils veulent savoir pourquoi j’ai quitté le Nord et le pionicat. Un tel accueil était surprenant. L’explication ? Un mois ou deux avant, j’avais envoyé une commande de librairie pour la bibliothèque du groupe de libre-pensée de Fresnes. La liste des livres demandés avait accroché leur attention. Ils voulaient savoir qui l’avait dressée, ce qu’était ce groupe de libre-pensée. Dans le Nord, très souvent, un tel groupe rassemblait, rassemble peut-être encore, les éléments ouvriers qui ne voulaient pas adhérer à un groupe socialiste, guesdiste ou autre. C’était un groupe de libre-pensée mais surtout de pensée libre, de pensée socialiste libre, refuge des libertaires et des socialistes non parlementaires, particulièrement des militants syndicaux. C’était pour la bibliothèque d’un tel groupe que j’avais fait venir une douzaine de bouquins. Entre nous, je dois avouer que Delzant m’a dit quelques années plus tard que ces livres n’avaient pas trouvé beaucoup de lecteurs. En dressant la liste je m’étais laissé guider davantage par ma propre curiosité intellectuelle que par celle des camarades du groupe. Je ne savais pas encore que tel livre précieux pour quelqu’un peut très bien ne rien dire au voisin.
Mon sac vidé, Moreau me demande : « Que comptez-vous faire ? Avez-vous trouvé du travail ? » Sur ma réponse, que je cherchais sans grand succès jusqu’à présent, il me demande si j’accepterais de faire un petit travail momentané, les jeux de bandes d’abonnés de « Pages libres ». « Ça vous prendrait trois semaines ou un mois. En attendant que vous ayez trouvé mieux. »
J’acceptai volontiers, comme on le peut penser. Grâce à la perspicacité de Moreau, j’étais momentanément débrouillé. Derrière un visage un peu rude, Moreau était le plus droit et le moins sec des hommes. Dans l’équipe de « Pages libres », certainement celui qui avait le plus le sens ouvrier. Il avait quitté le métier de brocheur l’année d’avant pour prendre l’administration de « Pages libres ». Il la conduisit de façon remarquable et ne la quitta qu’à la disparition de la revue, en 1909, lorsque l’équipe se disloqua.
Je n’ai donc jamais été administrateur de « Pages libres ». L’honneur en revient, car honneur il y a ou il y eut, à Georges Moreau. C’est grâce à son effort sérieux et à son initiative que cette revue hebdomadaire grimpa à 7 ou 8000 abonnés, un chiffre élevé pour l’époque et même rarement atteint depuis dans nos milieux ouvriers. J’ai travaillé à l’administration de « Pages libres », ce n’est pas la même chose. Après ce premier travail de bandes à tirer au cyclostyle, je devais être occupé au service de librairie, à d’autres tâches encore. C’est « Pages libres » qui me proposa pour le secrétariat administratif de la Fédération des Universités populaires quand elle se reconstitua pour un temps avec Casevitz et Kastor.
Mais ce n’est pas « Pages libres » qui m’a dirigé sur le Pas-de-Calais, contrairement à ce qu’a raconté Brupbacher. C’est une autre histoire, survenue par hasard, que je raconterai quelque jour.
Quand je pense à ce milieu de « Pages libres », où j’ai certainement appris le plus de choses, je suis obligé de me rendre compte que je le regardais, sinon d’un peu haut, au moins comme ne cadrant pas complètement avec mes propres convictions. On y avait le sens de la liberté, mais on ne s’y proclamait pas libertaire. J’étais jeune, je tenais aux formules et je ne savais pas qu’on peut se dire, et se croire libertaire et n’avoir aucun sens de la liberté. L’expérience m’a appris ça plus tard. On n’était donc pas à « Pages libres » assez libertaire pour mon goût. Certes, je me regardais comme un employé qui fait sérieusement ce qu’il a à faire, mais pas plus. Pas d’initiative. Pas de recherche pour faire plus qu’honnêtement mon travail. Non que je l’aie jamais trouvé au-dessous de mes moyens. Je n’ai jamais eu de mépris pour ces travaux administratifs. J’en ai toujours mesuré l’importance. Nos publications vivent mal ou ne vivent pas précisément parce que le travail administratif qu’elles impliquent est trop souvent mal compris et mal fait. Peut-être aussi à cette époque réfléchissais-je trop peu à ce que je faisais, à ce que je voyais, à ce dont je vivais, à ce qui m’entourait. Trop de rêve, pas assez de réflexion. Ou pas assez de réflexion sur ce qui me touchait de tout près. Il y a des hommes qui ne pensent qu’à eux et à ce qu’ils font ; il y en a d’autres qui n’y pensent pas assez. Surtout, la grosse lacune, trop fréquente, c’est de ne pas faire travailler son esprit sur les matériaux innombrables que la vie chaque jour met sous votre nez ou dans vos mains. À l’époque, je n’avais pas trop de mes sept soirées pour courir à toutes les réunions, petites ou grandes, qui m’intéressaient. Pour y parler ? Non, sans ouvrir le bec. Je me suis dispersé longtemps. Aujourd’hui encore, peut-être. Je me souviens même qu’un peu plus tard, alors que j’étais entré dans la correction, Guieysse me proposa de venir à l’imprimerie où se faisait alors « Pages libres », à Versailles. Il voulait me sortir du milieu artificiel parisien où il craignait que je ne me gâte. Il voulait que je prenne le temps d’étudier et de digérer mon expérience. Quitter Paris, même pour Versailles, il n’y pensait pas !
Le rez-de-chaussée du 8, rue de la Sorbonne est presque devenu historique. « Les Cahiers de la Quinzaine » de Péguy occupaient la pièce sur la rue, tandis que « Pages libres » disposaient de la pièce du fond. Un moment même le couloir d’entrée fut occupé par « Jean-Pierre », première tentative non commerciale de journal pour enfants. « Jean-Pierre », sur qui René Johannet a dit des bêtises l’an dernier et en a prêté à Bourgeois, l’administrateur des « Cahiers de la Quinzaine ». Aujourd’hui, tout le monde connaît Péguy et ses « Cahiers ». Il a fallu sa mort et l’exploitation de cette mort par l’Église et par l’Armée pour qu’on oublie que de son vivant Péguy a été le plus isolé et le plus méconnu des écrivains. Isolement et méconnaissance, avec la gêne matérielle consécutive, qui ont peut-être amené Péguy à la pire situation, celle de se parjurer.
« Pages libres » étaient sorties des Universités populaires comme celles-ci étaient sorties de l’affaire Dreyfus. Elles ont disparu en 1909 – fondues dans la « Grande Revue » – non parce qu’elles avaient échoué commercialement – elles avaient plutôt assez bien réussi – mais parce que le souffle qui les avait portées s’était éteint. Qui se souvenait de l’affaire Dreyfus ? Qui se rappelait les Universités populaires ? Il suffit de penser à Clemenceau se proclamant le « premier des flics » en 1906 pour mesurer le chemin rebroussé par le Clemenceau des premières luttes de l’affaire Dreyfus, pas seulement par Clemenceau, mais par l’ensemble des dreyfusards et par le pays lui-même. Une période était close, une autre allait commencer, avait commencé, celle que marque le syndicalisme révolutionnaire.
Quelques noms de journaux et de revues situent cette période.
À côté de « la Voix du peuple », l’organe officiel de la CGT, plus lus qu’elle et renforçant son action, on peut citer « les Temps nouveaux », l’hebdomadaire libertaire, « le Mouvement socialiste », la revue d’Hubert Lagardelle et des socialistes venus au syndicalisme révolutionnaire, « Pages libres », enfin, dont Charles Guieysse était la plus forte personnalité.
Très tôt Guieysse avait compris la grande force que portait en lui le syndicalisme. Il avait dégagé son expérience des Universités populaires dans un « Cahier de la Quinzaine », « Les Universités populaires et le mouvement ouvrier ». Officier d’artillerie démissionnaire après la deuxième condamnation de Dreyfus par un conseil de guerre, il avait vécu la vie des UP de très près ; pendant la belle flambée de leurs débuts il avait été appelé au secrétariat de leur Fédération. D’ailleurs, pour lui et ses camarades, « Pages libres » étaient encore une UP, installée à un carrefour où se rejoignaient le mouvement ouvrier, le syndicalisme des fonctionnaires, particulièrement des instituteurs et des postiers, aussi le tout jeune syndicalisme des médecins fraîchement sorti de l’Association corporative des étudiants en médecine, et ceux des intellectuels dreyfusards qui se refusaient à oublier, voire à trahir.
1902 ; c’est le ministère Combes, mais c’est surtout l’année du congrès de Montpellier où se réalisa l’unité ouvrière, l’année où parut l’« Histoire des Bourses du travail » de Fernand Pelloutier, mort l’année précédente. En 1904, Guieysse suivait avec passion le congrès confédéral de Bourges où les révolutionnaires l’emportaient définitivement sur les réformistes. Définitivement ? Rien n’est jamais définitif. Dix ans plus tard, devant la guerre, les réformistes et les millerandistes devaient prendre une fameuse revanche. Mais alors, en plein élan du mouvement pour les huit heures, et le congrès confédéral d’Amiens deux ans après devait le confirmer, le mouvement syndical français semblait être sûr de son chemin et de sa force. À Amiens, Guieysse prenait ses repas, comme à Bourges d’ailleurs, à la même table d’hôtel que les meilleures têtes de la CGT, avec Pouget, Griffuelhes, Merrheim. Il a participé, plume en main, à l’élaboration de la fameuse charte d’Amiens. Pourquoi Guieysse ne s’est-il pas engagé plus à fond dans le mouvement ? Pourquoi sa confiance en lui a‑t-elle baissé après 1906 ? Pour bien des raisons. Il est difficile à un bourgeois de trouver une tâche où il puisse être utilisé dans le mouvement. Il lui est non moins difficile de surmonter certaines dures épreuves intellectuelles. Autant que par Sorel, Guieysse avait été influencé par Proudhon, le Proudhon de la « Capacité politique de la classe ouvrière ». Il voyait le syndicat vidant l’État de ses fonctions utiles et les prenant en charge. Dans la lutte contre les bureaux de placement, par exemple, il ne comprit pas la timidité empêchant les syndicats de revendiquer le placement par eux-mêmes et leur résignation à se satisfaire d’offices municipaux. Le tapage de « la Guerre sociale » et son influence dans certaines couches syndicales créèrent en lui un malaise. Le vieil officier d’artillerie se rebiffait. Peut-être aurait-il convenu avec Proudhon que la fin du militarisme est la mission du XIXe siècle – et du XXe donc – à peine de décadence indéfinie. Mais il s’habituait mal à un certain antimilitarisme que Gustave Hervé sera le premier à jeter aux orties. Autre chose encore, il avait été surpris que dans chaque Fédération d’industrie il ne se trouvât pas un militant pour suivre l’exemple donné par Merrheim dans les métaux, que dans chaque Bourse du travail l’ombre tombât sur Pelloutier et son enseignement.
Toutes ces raisons ont certainement joué, mais la principale, c’est qu’il n’a pas vu – et le mouvement non plus – quelle tâche pouvait utiliser sa force et ses qualités. Pour un socialiste politique, la question ne se pose pas. Il devient député. Son milieu bourgeois accepte à ce prix qu’il professe des idées de transformation sociale. Il ne déroge pas, il garde son rang. Guieysse aurait facilement trouvé quelque circonscription électorale. N’était-il pas le fils de l’ancien ministre de la Marine, le député radical du Morbihan ? Il ne le pouvait ni ne le voulait. Non pas qu’il fût antiparlementaire à notre façon. Il croyait même que le parlementarisme pouvait apporter un élément de soutien au mouvement. Mais il savait que le jour où il serait député il aurait de ce fait même perdu une part, une grande part, de la confiance de ses amis syndicalistes. Alors à quelle tâche se consacrer ? Le syndicalisme n’en avait aucune à lui confier.
Il aurait pu être d’une grande aide dans un quotidien syndicaliste. Mais un tel quotidien n’existait pas. Et s’il avait été fondé alors, aurait-il été différent de « la Révolution » et de « la Bataille syndicaliste » qui ont fait dire avec étonnement à des observateurs clairvoyants : « C’est tout ce que les syndicalistes avaient à dire ? » Évidemment, Guieysse n’aurait pu s’y intéresser qu’à la condition que ce quotidien fût vraiment une création originale du syndicalisme. D’ailleurs lui aurait-on proposé de s’y consacrer ? Il est probable qu’on n’y aurait même pas pensé. Nous avons bien commis la faute et l’injustice de ne pas aller chercher Pouget quand nous avons fondé « la Bataille syndicaliste »
Nous n’avons même pas pensé à un tel geste, réparation qui lui était bien due, démarche qui aurait pu être si utile au quotidien lui-même.
Guieysse sera resté dix ans en marge du mouvement. Le syndicalisme ne lui a pas tendu la main ; le parlementarisme ne lui disait rien. À quelle tâche se donner ? Il a essayé de toucher le grand public avec « la Revue de l’opinion ». Il avait réussi avec « Pages libres » à toucher un public de militants, un assez vaste public ; il en a cherché un plus large. L’essai n’a pas réussi. Il s’est aperçu alors que sa fortune personnelle s’était envolée. Ce jour-là, une femme de tête, sa belle-maman, la fille de l’éditeur Jouaust, lui a dit : « Charles, tout ce que vous avez fait, j’ai trouvé que c’était bien. Mais il ne reste plus que la part de la maman ; il ne faut pas y toucher ; cela doit revenir aux enfants. » Guieysse dut alors se faire une situation dans l’industrie. Il entra dans une affaire de colles et gélatine où il réussit parfaitement. Mais adieu, le mouvement ouvrier. Adieu, « Pages libres ». Il avait donné son effort, un effort qui marque dans le mouvement. Il reste encore par le pays des centaines d’hommes et de femmes qui doivent à « Pages libres » et à Guieysse d’avoir été conduits au syndicalisme.
Pourquoi me suis-je laissé entraîner à parler si longuement de lui et de « Pages libres » ? Parce que j’ai l’impression qu’ils sont injustement oubliés. Peut-être aussi parce que Daniel Halévy m’a paru tirer Guieysse à lui et à ses idées réactionnaires d’aujourd’hui, donnant à penser que Guieysse avait pris le même chemin que Péguy, que les deux revues du 8 de la rue de la Sorbonne avaient pareillement tourné le dos aux idées qu’elles avaient défendues dans leurs jeunes années.
Je ne dirai pas qu’au temps où je travaillais à « Pages libres », donc dans le voisinage des « Cahiers », j’ai connu personnellement Péguy. Je l’ai vu, je lui ai parlé. Je puis même dire qu’il a été plusieurs fois cordial pour le tout jeune homme que j’étais. Mais le premier Péguy déjà me mettait sur la réserve, même celui d’avant son retour à la religion et d’avant son chauvinisme forcené.
Je ne m’expliquais pas, entre autres, le plaisir qu’il avait à se montrer périodiquement dans la boutique en uniforme d’officier de réserve.
Quant au deuxième Péguy, celui qui est devenu célèbre, j’avoue que je ne le comprends pas. Je ne puis oublier qu’il est parti du socialisme et du dreyfusisme. Pour aller où ? Je crains que son talent n’ait été perdu par l’orgueil et qu’il n’ait été dévoyé par son insuccès du début. Pouvait-il se sauver dans le socialisme, en dépit des politiciens et des professeurs socialistes ? Cette possibilité, il ne l’aurait eue que s’il était allé jusqu’à l’anarchisme. Il n’y est pas allé et ne pouvait pas y aller. Il y avait en lui trop d’orgueil, trop le goût du chef, peut-être aussi un horizon trop étroit. Il a eu la mégalomanie du professeur et de l’intellectuel. Pour lui, la vie de la France a tourné autour de la Sorbonne. Le livre lui a bouché l’horizon. Il n’a connu ni la vie économique, ni la vie sociale, ni la véritable vie intellectuelle. Il s’en est tenu à une vie scolaire supérieure.
Fidélité au peuple ? Fidélité à ses amis ? Il a jalousé Romain Rolland pour le succès de « Jean-Christophe ». Il a calomnié Bergson lors de son entrée à l’Académie. Il a cherché des poux à Guieysse parce que « Pages libres » avaient quatre à cinq fois plus d’abonnés que « les Cahiers ». Et surtout il s’est lié avec Millerand au moment où celui-ci était visiblement passé à la bourgeoisie. Il s’est lié avec Barrès, le Barrès de la deuxième période, celui du nationalisme le plus étroit et de l’antidreyfusisme. Il a visé l’Académie française.
Il n’était plus de notre camp celui à qui Romain Rolland a entendu dire à propos de Jaurès : « Nous ne partirons point pour le front, en laissant ces traîtres vivants derrière notre dos. » Péguy est un homme que je ne comprends pas. Ce que je dis là, je l’ai écrit de son vivant dans « la Vie ouvrière », en réponse à une lettre d’Albert Thierry, un ami commun, qui me proposait un article : « Péguy ouvrier ».
Nous voilà loin de mon arrivée à Paris en 1902. À regarder en arrière, à revivre cette période d’avant 1914, à évoquer des figures comme celles de Guieysse et de Péguy, je me demande ce qu’il faudrait faire pour que tant d’efforts désintéressés et de grand prix ne se perdent pas pour le mouvement, ou ne se retournent pas contre lui, pour que ce pays ne s’épuise pas périodiquement en velléités sans lendemain.
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