La Presse Anarchiste

Barcelone 36

La caserne, construite au temps
de Pri­mo de Rivei­ra, est ultra-moderne : salle de gym­nas­tique, agrès,
douches. À midi, le vaste réfec­toire est bruyant d’un
bou­can de chan­sons ryth­mées, du choc des cou­teaux sur les
verres. Les jeunes gens expriment leur entrain à vivre.
Manuel, mon copain de groupe, me touche l’épaule : je suis
son­geur, ça l’inquiète, le calme lui paraît
signe de neu­ras­thé­nie. Je me trouve un peu désaccordé
à tant d’agitation.

Autour de la caserne, c’est
presque la cam­pagne. Au loin Bar­ce­lone avec ses hautes façades,
ses toits à ter­rasse, semble l’épure d’une ville de
l’avenir.

Pas d’exercice encore, je sors
libre­ment pour voir la ville. La vie est nor­male. Des jardiniers
arrosent, tondent le gazon des par­terres de la longue ave­nue. À
une bar­ri­cade en chi­cane, un mili­cien contrôle les autos de
pas­sage. Des autos filent, le dra­peau au vent, char­gées de
gars en salo­pette. Mon copain salue les gardes civils frin­gants à
côté de leurs che­vaux, la patrouille lève des
poings enthou­siastes. Les élé­ments de l’ordre ancien
se sont ral­liés au nouveau.

Dans le quar­tier des édifices
bour­geois, des linges blancs aux fenêtres affirment la
neu­tra­li­té des habi­tants, des dra­peaux divers la nationalité
des étran­gers. La rue est nor­male, des gens bien vêtus
cir­culent. Sur la place de Cata­luña, un café est plein
de cabal­le­ros aux mains soi­gnées, ren­tiers, commerçants,
indus­triels, des gens chics aux chaus­sures étin­ce­lantes. Un
groupe tranche à l’avant, fait tache : je recon­nais mes
copains de voyage, deux Serbes, un Ita­lien, un Fran­çais. Le
regard des mes­sieurs semble les ignorer.

Au bout de la Ram­bla, un camion
blin­dé retient l’attention des pas­sants. C’est un camion
ordi­naire trans­for­mé par une cara­pace de tôles,
construc­tion hâtive, expo­sé là pour quelques
jours à l’admiration des pas­sants. Il est des­ti­né à
la colonne Fran­cis­co Asca­so. La foule est sym­pa­thique, je comprends
mieux la signi­fi­ca­tion du mot peuple.

Les orga­ni­sa­tions ouvrières
occupent les grands hôtels. Dans les fau­bourgs, j’épelle
des affiches de la CNT, de la FAI, témoi­gnage de l’importance
du mou­ve­ment anar­cho-syn­di­ca­liste avant l’événement.
Je ramasse un tract de la FAI : c’est une adresse aux classes
moyennes des­ti­née à les ras­su­rer. Le conte­nu m’en
semble sage, intel­li­gent, modé­ré. Tout m’assure que
rien n’est vio­lem­ment bous­cu­lé, que si la révolution
apporte des chan­ge­ments ils seront pro­gres­sifs, une marche pas à
pas vers le socia­lisme liber­taire. Je ne vois que des visages
heu­reux. Je cir­cule libre­ment, sans avoir à présenter
mes papiers. L’ordre règne.

Georges Navel (« Parcours
 »)

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