[((Le présent texte a paru en italien dans Tempo presente
(octobre 1956) sous le titre de « Lettre de
Zurich » ; nous le reproduisons ici, pensant qu’il a quelque
chance d’intéresser également le lecteur de
langue française.)]
Il n’y a pas si longtemps, l’opinion suisse s’est passablement
passionnée pour une brochure intitulée Achtung
Schweiz (Suisse, attention!), due entre autres à
l’architecte, auteur dramatique et romancier Max Frisch —
brochure dans laquelle était expliqué que le salut, non
seulement architectural, mais encore, si l’on comprend bien,
général de ce pays menacé de s’endormir dans
le bien être et le conformisme, ne pouvait venir que de la
création… d’une ville artificielle édifiée
selon les tout derniers principes de la technique et de l’urbanisme
modernes.
Le fait mérite d’être relevé à deux points de vue.
D’une part, l’importance accordée par l’opinion à un
projet aussi utopique traduit assez bien ce que, depuis un certain
temps, on appelle le malaise suisse : trop de confort, trop de
sécurité (s’il peut jamais y en avoir trop) et,
malgré le grand bonheur d’avoir été épargné
par les guerres de ce siècle, le sentiment confus (doublé
d’un peu de mauvaise conscience) que ce bonheur-là pourrait
bien être aussi un malheur — la malédiction d’être
en dehors de l’histoire et de la vie.
Mais — et c’est le second aspect caractéristique qu’il
convient de souligner — au lieu d’essayer de rentrer de
plain pied dans la vie, dans le réel, on en vient à
imaginer qu’une expérience tentée pour ainsi dire en
laboratoire suffirait à faire tomber du ciel l’élan
vital dont on ne trouve plus la source sur terre. Comme si le divorce
entre la pensée et la vie n’était pas déjà
assez grand et qu’il fallût, pour y remédier,
l’exagérer encore.
C’est un peu comique, et aussi — attendrissant.
En tout
cas, il y a là un mouvement d’«évasion par le
haut » qui a toujours été plus ou moins une
tendance de l’esprit helvétique : propension, née d’un
certain protestantisme, à diluer la religion en « morale» ;
croyance presque naïve en la pédagogie, substituée
à la vie ; didactisme fréquent de l’art. Et c’est
sans doute aussi le même sentiment d’insatisfaction générale
par excès de raisons d’être satisfait qui, sur un tout
autre plan, fait que Zurich a, dit-on, le redoutable honneur de
détenir avec Stockholm — capitale d’un autre pays
surréglé — le record du nombre des divorces et
des cas de maladies mentales. Dans ce pays de démocratie très
réelle — bien plus réelle que ce qu’on appelle de
ce nom, par exemple en France ou en Italie — dans ce pays où
les questions de races et de langues ont trouvé leur solution
idéale et où la vie pratique se déroule sous le
signe d’une perfection technique le plus souvent admirable, les
meilleurs esprits, souffrant, et c’est leur mérite, de ce
que l’existence qui les entoure a de trop terre-à-terre,
croient pour la plupart, plus ou moins consciemment, que leur mal,
leur nostalgie peut trouver une solution dans une technicité
plus rationnelle encore, que notre âge a désignée
par le terme — qu’ils ignorent peut-être — de
technocratie : cet ersatz des vraies valeurs humaines dont le
manque, ou du moins la raréfaction, les afflige et, pour ainsi
dire, les asphyxie.
* *
Au
nombre des plus hautes valeurs humaines, il en est une qui les
implique toutes : la liberté.
Et certes, il est peu de pays où les hommes soient plus libres
qu’en Suisse : démocratie directe par le référendum ;
nombre proportionnellement énorme des journaux de toutes
opinions ; principe de l’armée conçue comme une
milice, etc. — Pour citer le vers presque parodistique de Hugo :
Il est toujours vrai.
Mais
autre chose est d’être — relativement — libre, autre
chose de savoir qu’on l’est et de le vouloir rester.
Or, comme partout dans le monde aujourd’hui — la Suisse,
malheureusement, à cet égard, n’est certainement pas
en dehors de l’histoire — la conscience, et surtout la passion de
la liberté y subissent un recul d’autant plus redoutable que
nul, ou à peu près, ne semble s’en rendre compte.
Terre
jadis de pensée classiquement libertaire — on sait le rôle
de la Fédération jurassienne — la Suisse, sur le plan
ouvrier et syndical, est devenue l’un des centres les plus
« réussis » du réformisme.
Et
pourtant, ou justement, c’est un penseur suisse qui a le mieux
analysé cette décadence du sentiment de la liberté
dans le monde ouvrier. Fritz Brupbacher a écrit dans son
« introduction » [[Voir
Témoins, n° 10 – 11 (automne-hiver 1956).]], à la Confession de
Bakounine :
« À
mesure que s’est développée la grande industrie, a
disparu dans le prolétariat l’aspiration à la
liberté, à la personnalité… La grande
industrie ayant tué la volonté d’être libre,
l’esclavage a engendré chez le prolétaire la volonté
de puissance… À la phase antiautoritaire du socialisme a
succédé un socialisme autoritaire qui, sous cette
forme, a vaincu en Russie la féodalité et la société
bourgeoise. »
C’est
peut-être en effet parce qu’il vivait précisément
en Suisse que Brupbacher a été constamment hanté
par cette évolution du monde moderne dans le sens d’une
rationalisation croissante de la technique, de l’industrie, de la
vie. Sa grande étude sur Marx et Bakounine, ses Mémoires,
ses nombreux recueils d’aphorismes reviennent sans cesse à
ce problème. Déjà le grand historien Jakob
Burckhardt, l’ami bâlois de Nietzsche, avait annoncé
pour notre siècle l’avènement d’un État qui serait
(la Russie stalinienne ne lui a donné que trop raison) tout
ensemble usine et caserne. Mais pour Brupbacher, bakouninien
adversaire de Marx mais formé aussi à l’école
des parties les plus valables du marxisme en tant qu’analyse des
faits sociaux, le vrai danger ne résidait point tant — pour
parler comme aujourd’hui — dans le totalitarisme de tel ou tel
régime (mal qui n’est qu’un résultat) que dans la
tendance générale, également au sein du monde
démocratique, à ne plus voir les êtres humains
que comme les pièces interchangeables de la grande machinerie
économique — bien plus, à faire que l’être
humain, à force d’être rationalisé, encadré,
encaserné, se désaffectionne de lui-même et de la
liberté. « L’idéal, poursuivait Brupbacher,
c’est d’organiser l’homme conformément au principe du
moindre effort, d’en faire une créature qui « rapporte »,
au point de vue soit de la propriété privée et
de son augmentation, soit de la propriété collective et
de son accroissement. Or, pour l’individu, que l’on nationalise
dans le sens de Ford ou bien dans celui de Staline, cela
revient exactement au même. »
L’auteur
de l’«introduction à la Confession de Bakounine
écrivait cela à un moment (1922) où le
communisme russe fascinait les masses helvétiques ;
aujourd’hui, il parlerait moins, sans doute, de la « volonté
de puissance » de ces mêmes masses que de leur volonté
d’impuissance de la volonté de s’assurer la tranquillité
dans le monde comme il va. Mais l’amour de la liberté n’y
gagne pas pour autant.
Si, en
un certain sens, les émigrations réfugiées sur
le sol d’un pays reflètent, parce qu’elles s’adaptent
toujours plus ou moins au pays où elles vivent, la mentalité
qui les entoure, rien, au point de vue de la décadence de
l’esprit de liberté, n’est plus significatif que la
comparaison entre les milieux de réfugiés en Suisse au
temps de la Première Guerre mondiale et ceux de la Seconde.
Pendant la guerre 14 – 18, Lénine est à Zurich, Romain
Rolland à Genève, où Henri Guilbeaux édite
la revue antibelliciste Demain — qui a ses parallèles,
à Zurich, dans Die Zeit de Rubiner, et dans Cœnobium
à Lugano. Au cours de la guerre de 39 – 45, rien de semblable :
l’ignominie hitlérienne enlève tout élan à
ceux qui se voudraient pacifistes — et de plus le contrôle
policier interdit pratiquement toute activité politique (et
même économique) à presque tous les étrangers
non conformistes. Mais un tel état de chose n’était
pas seulement le reflet d’une situation mondiale encore plus
étouffante, pour l’homme, que celle qu’on avait connue
pendant la première guerre. Elle traduisait en outre la façon
dont leurs nouvelles conditions de vie, résultant — Brupbacher
l’avait bien vu — de l’industrie rationalisée
contemporaine, condamnent les hommes d’aujourd’hui, non pas à
renier la liberté peut être, mais en tout cas à
lui être plus ou moins indifférents [[Ces
lignes furent écrites avant les événements de
Hongrie, qui semblent bien avoir, également en Suisse,
profondément combattu cette apathie relative commune à
tant de nos contemporains — fait hautement heureux, trouvant aussi
son reflet dans le régime remarquablement libéral fait
aux réfugiés hongrois (encore que là joue
certainement un ensemble complexe de facteurs qui appellerait
l’analyse).]].
C’est
à ce triste fait fondamental que je ne pouvais m’empêcher
de songer, ce dernier mois de juillet, lorsque je m’étais
rendu à Berne pour la commémoration du quatre-vingtième
anniversaire de la mort de Bakounine.
Presque
tous les camarades rassemblés à cette occasion
appartenaient au groupe genevois du « Réveil »,
du regretté Bertoni. C’est dire qu’à quelques
exceptions près, bien rares, tous étaient des gens
âgés, en majorité des Italiens et quelques
Français ; et le plus jeune de tous, pour la flamme et
l’enthousiasme, était assurément le vétéran
octogénaire Armando Borghi, venu de Rome. La faiblesse du
recrutement parmi les jeunes n’est pas seulement inquiétante
pour l’avenir d’un mouvement dont la tradition est de combattre
pour les libertés réelles, mais elle oblige en outre à
se dire que, dès maintenant, les milieux non conformistes
étrangers vivant en Suisse se résorbent de plus en plus
dans le conformisme général.
Telle
apparaît, en Suisse, non point seulement en ce qui concerne les
milieux étrangers, qui n’en apportent qu’un indice
partiel, mais aussi pour l’ensemble du pays, la situation. La fuite
dans l’abstrait des aspirants technocrates de bonne volonté
dont je parlais au début, ne saurait, à mon avis,
permettre d’en sortir. Ni encore moins l’engouement sans
engagement (politiquement, le communisme est en Suisse quantité
négligeable) pour Moscou d’une forte partie de
l’intelligentsia de Suisse française, influencée par
Saint-Germain-des-Prés. Souhaitons au contraire à la
Suisse — et au monde — de retrouver bientôt la présence
d’hommes qui, pour parler encore une fois avec Brupbacher,
« pressentent la venue d’un temps où le luxe de la
liberté recommencera d’être considéré
comme l’un des plus grands biens de l’humanité ».
(Sept. 1956)
J. P. S.