La Presse Anarchiste

La forme sociétaire résultat de l’effort individuel

L’ef­fort est une néces­si­té vitale. La qua­li­té, la direc­tion de l’ef­fort consti­tuent l’a­ve­nir de l’in­di­vi­du et de la socié­té. C’est l’ef­fort indi­vi­duel diri­gé selon cer­taines direc­tions qui assure la vie en groupe, en socié­té de cer­taines espèces telles les cor­beaux, les abeilles, les hommes etc.

En dehors de la fonc­tion pure­ment méca­nique, ins­tinc­tive, d’ab­sor­ber des ali­ments pour se sus­ten­ter, beau­coup d’êtres font des efforts pour se pré­mu­nir réci­pro­que­ment contre les attaques, pour résis­ter col­lec­ti­ve­ment, pour éle­ver cer­tains ouvrages d’a­bri ou de chasse, pour pro­duire en com­mun, pour éco­no­mi­ser, enfin l’homme a fon­dé la socié­té com­pli­quée de nos jours.

Les efforts indi­vi­duels de cer­tains êtres sont à ce point spé­cia­li­sés dans telle direc­tion, que l’or­ga­nisme de l’être a été tota­le­ment trans­for­mé, à ce point que, livré à lui-même, c’est-à-dire obli­gé de don­ner à son effort des direc­tions mul­tiples, l’être en est deve­nu inca­pable et péri­rait : ceci est carac­té­ris­tique pour les abeilles et les four­mis, qui ne peuvent vivre en dehors de la com­mu­nau­té. Et la com­mu­nau­té elle-même n’est que le pro­duit du déve­lop­pe­ment par­ti­cu­lier et spé­cial de chaque com­po­sant. Il y a des ani­mal­cules qui depuis un temps immé­mo­rial vivent en colo­nies et qui évo­luent comme tout ce qui vit : le résul­tat de l’é­vo­lu­tion indi­vi­duelle amène une trans­for­ma­tion dans le carac­tère de la colonie.

L’ef­fort indi­vi­duel étant basé sur les connais­sances indi­vi­duelles et les condi­tions du milieu ambiant, il en résulte que toute modi­fi­ca­tion des connais­sances et du milieu trans­forme l’as­so­cia­tion, la moule selon les néces­si­tés des com­po­sants ; ou offrant des résis­tances aux volon­tés, aux éner­gies, aux efforts des com­po­sants, la socié­té se dis­sout ou se modi­fie en bri­sant les habi­tudes, les règles, les cou­tumes anté­rieures. Nous en avons maints exemples dans les socié­tés humaines, basées à cer­taines époques sur l’es­cla­vage, main­te­nant, presque uni­ver­sel­le­ment sur le sala­riat. Nous avons vu la reli­gion base morale de la socié­té, créer la caste des prêtres, faire se mul­ti­plier les cou­vents et sur­gir les églises suc­cé­dant aux temples païens ; puis les mai­ries, les écoles carac­té­ri­ser une autre évolution.

Enfin, la lutte entre les hommes a appe­lé l’ef­fort de l’homme à des gestes indi­vi­duels et col­lec­tifs, dif­fé­rents selon les cir­cons­tances. Les hommes pour s’ar­mer tra­vaillèrent le bois, la pierre, le bronze, le fer ; aujourd’­hui nous avons des armes qui attestent un savoir-faire, une science inéga­lés. Les hommes s’as­so­cièrent par familles, par tri­bus, par clans, par régions, par états pour lut­ter les uns contre les autres. Cha­cun avait la volon­té de com­battre, aujourd’­hui per­sonne ne l’a plus, parce que les rai­sons qui nous convain­quirent autre­fois n’ont plus de valeur : le milieu et nos men­ta­li­tés ont chan­gé. Quoique les armées per­ma­nentes existent encore, cha­cun com­prend que ce n’est qu’une sur­vi­vance de condi­tions anté­rieures autres ; les mariages de princes ne font plus pas­ser un peuple d’une natio­na­li­té à une autre, les princes n’é­tant plus aus­si qu’une sur­vi­vance de l’é­tat féo­dal qui a lais­sé place à l’é­tat capi­ta­liste. Un grand argu­ment en faveur de l’é­tat de paix armée était que des pays étaient à conqué­rir sans grands risques ; le peuple ita­lien en grande par­tie a applau­di à l’ef­fort guer­rier pour la conquête de Tri­po­li, mais main­te­nant il n’y a plus grand-chose à conqué­rir aux colo­nies, le der­nier argu­ment pour la paix armée, pour l’ef­fort guer­rier pos­sible dis­pa­raît. De même que depuis que la sécu­ri­té s’est orga­ni­sée par suite du peu­ple­ment des pam­pas, l’ef­fort de l’homme pour piller les aven­tu­reux et pre­miers colons n’é­tant plus assu­ré d’être si faci­le­ment rému­né­ré, s’est por­té ailleurs.

Ain­si l’ef­fort s’exerce selon les condi­tions du milieu et les connais­sances indi­vi­duelles : ain­si crée des socié­tés reli­gieuses ou athées, basées sur l’es­cla­vage, le sala­riat, la féo­da­li­té ou le capi­ta­lisme, guer­rières ou paci­fiques. Nous avons vu dans le cours des temps les efforts indi­vi­duels s’as­so­cier au fur et à mesure des néces­si­tés, des pos­si­bi­li­tés et des connais­sances. soit pour se défendre, pour conqué­rir, pour pro­duire, pour échan­ger ; le fer a rem­pla­cé le bronze ; la route romaine a fran­chi les monts, les fleuves, les marais, les immen­si­tés ; le tronc d’arbre creu­sé est deve­nu le trans­at­lan­tique, au fur et à mesure que l’ef­fort s’est asso­cié discipliné.

Les mul­tiples socié­tés humaines sont bien près de n’en faire qu’une ou plu­tôt n’en font qu’une, puisque par­tout l’in­di­vi­du peut obte­nir ce dont il a besoin en échan­geant son effort contre d’autres efforts. Et cepen­dant ? quel contraste entre la four­mi­lière humaine, où l’ef­fort est diri­gé pour la satis­fac­tion per­son­nelle et la four­mi­lière ani­male, où l’ef­fort est diri­gé pour le pro­fit de la collectivité !

C’est ce contraste qui afflige tant de grands cœurs, tant de braves gens et qui les méduse. Fai­sons comme les four­mis, disent-ils : tous pour un, un pour tous, que l’hu­ma­ni­té soit une immense fra­ter­ni­té ! Et les voi­là par­tis les braves com­mu­nistes, et ils rêvent, et ils espèrent, et ils militent ; mais ils vivent et leur foi devient moins ardente et, au fur et à mesure que gri­sonne leur front, ils s’af­falent, ils dis­pa­raissent, ils n’existent plus ; ils sont enfouis dans les jupes d’une vieille femme qui, pen­dant des ans et des ans, les a, inlas­sa­ble­ment, rame­nés à la réa­li­té, jour­nel­le­ment et nui­tam­ment en leur fai­sant voir l’i­na­ni­té de leurs espoirs et la véri­té de la vie quo­ti­dienne ; ils sont rede­ve­nus comme tous les autres avec les­quels ils jouèrent enfants, ils ne se dis­tinguent plus du milieu : le milieu les a repris. Le chris­tia­nisme ne fut jamais qu’un rêve, le com­mu­nisme est de même essence.

Les païens, les bar­bares, les igno­rants des siècles pas­sés après avoir reçu le bap­tême n’é­taient pas plus évo­lués qu’a­vant. Ce n’est pas avec des appé­tistes, ce n’est pas avec les hommes vul­gaires d’au­jourd’­hui, far­cis de pré­ju­gés sur la beau­té, l’a­mour, la fidé­li­té, sur le luxe, avec les goinfres qui ont une hygiène et une ali­men­ta­tion déplo­rables, eussent-ils foi dans le com­mu­nisme, que la socié­té devien­dra com­mu­niste. Une socié­té ne s’é­la­bore pas par des actes de foi, par des vœux : elle est la résul­tante des composants.

Le com­mu­nisme est le résul­tat de l’é­vo­lu­tion des indi­vi­dus, ce n’est pas un but. C’est donc tout autre chose que ce qu’ont pen­sé les com­mu­nistes jus­qu’à ce jour. Le com­mu­nisme n’est pas une aspi­ra­tion, c’est une réa­li­té ou ce n’est rien — qu’un pipeau de pro­pa­gande et de rap­port pour les prêtres communistes.

– O –

Dans la four­mi­lière, tout effort de toute four­mi est diri­gé en vue d’un résul­tat maté­riel cer­tain : accu­mu­ler des pro­duits, soi­gner l’in­té­rieur de l’ha­bi­ta­tion, etc.; pas d’ef­forts inutiles, consa­crés à l’en­tre­tien d’in­ter­mé­diaires et de parasites.

Dans la four­mi­lière humaine, les para­sites sont innom­brables, la plu­part des efforts n’ont pas en vue un résul­tat cer­tain, la plu­part sont inutiles quand ils ne sont pas nocifs et si la four­mi nous appa­raît libre, l’homme est esclave éco­no­mi­que­ment et mora­le­ment. L’en­semble de la pro­duc­tion de la four­mi s’é­qui­libre avec sa consom­ma­tion, ses besoins sont limi­tés comme sa facul­té de pro­duc­tion. Il n’en est pas de même chez l’homme : ses besoins sont sans limite, sa pro­duc­tion en a. L’homme échange les efforts d’autres hommes contre la valeur d’é­change conte­nue dans son porte-mon­naie. La dimen­sion du porte-mon­naie est la mesure du pou­voir de l’homme ; avec un grand porte-mon­naie l’in­di­vi­du achète les efforts de dix, de cent, de mille indi­vi­dus qui n’ef­fec­tuent pas des efforts pour un tra­vail, un résul­tat utile, cer­tain, mais en vue d’ob­te­nir un peu de ce que contient le porte-mon­naie de l’homme et qui tou­jours ne demande que des bêtises compliquées.

La four­mi­lière ani­male d’au­jourd’­hui a la même vie, la même orga­ni­sa­tion que celle d’il y a plu­sieurs siècles, la four­mi actuelle est celle que l’on connut dans l’an­ti­qui­té. La four­mi­lière humaine est tout autre qu’au­tre­fois : elle a à sa dis­po­si­tion des moyens de pro­duc­tion immenses. mais comme les besoins de l’homme sont illi­mi­tés et qu’il s’in­gé­nie à rêver et à maté­ria­li­ser ses rêves, la pro­duc­tion humaine est tou­jours infé­rieure aux néces­si­tés ; il n’y a jamais assez de tis­sus, de meubles, de mai­sons, de pro­duits de toutes sortes, aus­si la néces­si­té de limi­ter la dépense, de sti­mu­ler la pro­duc­tion indi­vi­duelles jus­ti­fie le porte-monnaie.

S’ha­biller, se loger, man­ger, copu­ler se fait selon une fic­tion trans­mise de géné­ra­tion en géné­ra­tion, qui se modi­fie, se trans­forme, selon des condi­tions indé­ter­mi­nées et indé­ter­mi­nables. On fait ces choses qui consti­tuent les actes prin­ci­paux de la vie comme l’ont fait tous les peuples pas­sés, mais de telle façon que tout le savoir, toute l’éner­gie humaine est absor­bée sans que pour cela on soit mieux garan­ti contre le chaud, le froid, qu’on soit mieux nour­ri et qu’on éprouve plus de plai­sir quant au reste !

Je ne connais pas dix indi­vi­dus qui soient capables de consti­tuer à eux dix un com­men­ce­ment de four­mi­lière et je ne sais si un jour il y en aura davan­tage. Tous les gens que je connais et qui ne tirent pas béné­fice de l’ex­ploi­ta­tion d’au­trui sont des pauvres, non qu’ils gagnent très peu, je connais des méde­cins qui gagnent un louis, des den­tistes qui en gagnent cinq et des ouvriers et des employés qui en gagnent un demi jour­nel­le­ment, Mais ils sont pauvres parce que quelles que soient leurs res­sources leurs appé­tits ne peuvent être satis­faits : ils ne les rai­sonnent pas, devant leurs dési­rs ils sont aus­si faibles qu’un Louis XIV ou un Charles Quint devant une table pan­ta­grué­lique ; ils suivent le cou­rant de leurs habi­tudes, de leurs pen­chants ; toute leur seule volon­té consiste dans l’en­tê­te­ment à ne pas résis­ter à l’es­pé­rance d’une jouis­sance, dût-elle coû­ter hor­ri­ble­ment cher à eux ou aux autres.

Ce ne sont pas eux qui seront les com­po­sants d’une future four­mi­lière. Cepen­dant, théo­ri­que­ment, beau­coup d’entre eux sont communistes.

Les com­po­sants d’une four­mi­lière humaine — quelles que soient les condi­tions du milieu — seront les hommes dont la quan­ti­té de pro­duc­tion com­pen­se­ra lar­ge­ment la consom­ma­tion indi­vi­duelle. De là s’im­pose cette déduc­tion que l’ef­fort libre doit être en rap­port avec la consom­ma­tion. Or, la liber­té de l’ef­fort dans une four­mi­lière ani­male existe, parce qu’il est limi­té par le peu de déve­lop­pe­ment de la consommation.

Dans la socié­té humaine, que l’in­di­vi­du aug­mente ses facul­tés de pro­duc­tion et rai­sonne ses besoins, il tend à deve­nir un bon com­po­sant du communisme.

Pro­duire beau­coup, dépen­ser peu est une ten­dance com­mu­niste : la liber­té de l’ef­fort, qui sou­tient, crée et entre­tient la vie, est à ce prix.

G. Butaud


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