La Presse Anarchiste

Parlons peu

C’est à la méthode expé­ri­men­tale que nous devons les plus grandes décou­vertes scien­ti­fiques. Les phi­lo­sophes de l’an­cien temps, qui se basaient sur leur propre ima­gi­na­tion pour expli­quer les phé­no­mènes de la nature, nous ont don­né des théo­ries extra­va­gantes, qui des siècles durant firent auto­ri­té dans les écoles et contre les­quelles les savants modernes eurent fort à lutter.

Il me semble qu’en socio­lo­gie le même dan­ger est à craindre. De tous temps, les théo­ri­ciens de dif­fé­rentes phi­lo­so­phies pro­phé­ti­sèrent, nous annon­çant qu’un jour vien­dra où le soleil lui­ra pour tout le monde. Mais comme ils n’ont pas essayé de mettre leurs théo­ries en pra­tique, ces temps heu­reux risquent fort d’être très lointains.

Les com­mu­nistes nous racontent avec des chiffres à l’ap­pui que le machi­nisme aidant, nous aurions si peu de tra­vail à effec­tuer — quelques minutes par jour, selon Kro­pot­kine — que le com­mu­nisme s’é­ta­bli­ra néces­sai­re­ment, assu­rant ain­si le bon­heur de l’hu­ma­ni­té entière.

D’autres, théo­ri­que­ment tou­jours, nient la pos­si­bi­li­té du com­mu­nisme. Ce serait, même, disent-ils, une cala­mi­té pour l’in­di­vi­du fort qui n’au­rait pas l’in­té­gra­li­té de sa pro­duc­tion. La vie de ces « mili­tants » explique leur oppo­si­tion au com­mu­nisme ; ces défen­seurs de la pro­prié­té pri­vée réa­lisent aujourd’­hui, pré­sen­te­ment, ce que le com­mu­nisme ne peut offrir à leur paresse invé­té­rée : vivre sans rien faire manuel­le­ment, sans être pris par le bureau, l’a­te­lier, le chan­tier ou le tra­vail des champs ; vivre sans avoir à être sou­mis à la dis­ci­pline de l’ef­fort col­lec­tif ; vivre sans avoir à se cas­ser la tête pour trou­ver des moyens d’exis­tence. Ils vivent ou de leurs rentes, ou du pro­duit même des argu­ments « pro­prié­taires » qu’ils vendent dans des livres, des bro­chures ou des petites revues a 25 centimes.

De cette réa­li­té tout s’ex­plique : un Milieu, libre, une asso­cia­tion com­mu­niste leur fait hor­reur ! Ce serait pour eux un enfer : il fau­drait tra­vailler alors que le para­dis leur est assu­ré par les poires succulentes !

Pareils aux, phi­lo­sophes sco­las­tiques qui s’op­po­saient à l’ex­pé­ri­men­ta­tion, nos théo­ri­ciens ont pour prin­cipe d’empêcher toute action anarchiste.

Les révo­lu­tion­naires en chambre ont trai­té de fous, de mou­chards les pro­pa­gan­distes de la période héroïque.

Aujourd’­hui, débi­nage, conspi­ra­tion du silence, tous les moyens sont bons pour écra­ser une ten­ta­tive de colo­nie com­mu­niste, par exemple, ou d’un jour­nal tri­bune libre.

Récem­ment, dans le jour­nal « l’A­nar­chie », les anciens colons de Vaux furent trai­tés de men­diants parce que ayant vécu sur la terre et non sur la lune, ils ont eu recours à une sous­crip­tion pour réa­li­ser le capi­tal néces­saire. Disons, en pas­sant, que la plu­part des colons furent d’ailleurs eux-mêmes par­mi les coti­sants. Mais la petite colo­nie de Bas­con, qui n’a rien deman­dé à per­sonne, qui a seule­ment offert sa pro­duc­tion, pour quelle rai­son fut-elle insul­tée par Armand, qui s’est cou­ra­geu­se­ment caché sous le pseu­do­nyme de le Guépin ?

– O –

Si l’on n’a­git pas beau­coup, on dis­cute énor­mé­ment depuis quelques dizaines d’an­nées. On est embar­ras­sé quand on veut trai­ter un sujet de crainte de se répé­ter. Là est la rai­son de la course à l’o­ri­gi­na­li­té. Il s’en­suit qu’il nous arrive par­fois de lire des énormités.

Ain­si cer­tains cama­rades tout en consta­tant la mons­truo­si­té de l’or­ga­ni­sa­tion actuelle de la socié­té, dési­rent la voir tou­jours ain­si, pour avoir le plai­sir de lut­ter. Ils s’i­ma­ginent qu’en com­mu­nisme, le fameux machi­nisme assu­re­ra tou­jours le bien-être des indi­vi­dus, qui n’au­ront qu’à se croi­ser les bras et devien­dront faibles dans l’oisiveté.

L’i­nac­ti­vi­té n’est pas à craindre, les machines ne mar­che­ront jamais toutes seules et pour les construire, les entre­te­nir, les régler il fau­dra pei­ner ; il fau­dra des­cendre dans les mines pour extraire les miné­raux néces­saires à leur construc­tion ; en été le soleil, même en com­mu­nisme, chauf­fe­ra assez fort pour faire suer le pro­duc­teur agri­cole. La besogne ne man­que­ra pas. Et si elle est moins écra­sante qu’au­jourd’­hui — ce que nous espé­rons volon­tiers — les hommes auront un peu de temps pour se repo­ser, pour étudier.

Cette socié­té har­mo­nique ne s’é­ta­bli­ra que lorsque les indi­vi­dus seront assez volon­taires sur eux-mêmes pour se pas­ser des flics. Tous les hommes n’é­vo­lue­ront pas en même temps et pen­dant long­temps hélas ! la lutte fra­tri­cide, stu­pide entre les hommes dure­ra. La besogne du pro­pa­gan­diste anar­chiste-indi­vi­dua­liste est édu­ca­tive par excel­lence, elle consiste à pré­pa­rer les indi­vi­dus à une vie plus ration­nelle. C’est là son but.

C’est dérai­son­ner que de lut­ter, faire des efforts pour édu­quer, per­fec­tion­ner les indi­vi­dus avec le désir de n’y jamais par­ve­nir. Rien n’est plus fati­gant qu’un effort vain. C’est la besogne des for­çats. Même les enfants en jouant cherchent à arri­ver à un résul­tat. Ramas­ser une brouet­tée d’herbe pour les bêtes ou bêcher un car­ré dans le jar­din pour y plan­ter de vrais légumes, qu’on pour­ra consom­mer, uti­li­ser, leur paraît infi­ni­ment plus attrayant qu’un jouet com­pli­qué très cher et confec­tion­né uni­que­ment dans le but de les distraire.

Et puis, la lutte n’est pas si plai­sante que çà, si l’on en juge par le petit nombre de barbes gri­son­nantes qu’on trouve par­mi nous.

Ensuite ceux qui luttent ce sont les petits cama­rades de groupe, c’est nous les tra­vailleurs, qui avons soif de moins de misère, de moins d’ef­forts maté­riels pour gagner notre pain ; ne par­lez pas de lutte vous, « les pro­pa­gan­distes » qui ne tra­vaillez jamais et vivez de nous, de la propagande.

Je conti­nue à lut­ter sachant que la lutte amè­ne­ra le com­mu­nisme — par­tiel d’a­bord — dans lequel l’in­di­vi­du aura, certes, plus que quelques minutes à tra­vailler jour­nel­le­ment mais dans lequel la lutte per­dra de plus en plus son carac­tère anthro­po­phage, moins mes­quine, tour­née contre les fléaux de la nature, pour en obte­nir un maxi­mum de bien-être.

Deux craintes se détruisent réci­pro­que­ment : celle qui consiste à redou­ter qu’en com­mu­nisme il y ait dégoût de l’exis­tence par manque de lutte, parce que les besoins des indi­vi­dus étant satis­faits trop faci­le­ment, le sti­mu­lant de l’ac­ti­vi­té man­que­ra ; et celle qui veut que les indi­vi­dus ne soient pas assez conscients pour œuvrer suf­fi­sam­ment pour la com­mu­nau­té, qu’ils se refusent à produire.

S. Zaï­kows­ka


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