Connaissez-vous beaucoup de gens autour de vous qui puissent parler du sexe, et supporter d’en entendre parler, sans affectation et avec naturel ? Pour ma part, je n’en connais guère, et tout au contraire, je connais une foule de gens chez qui un tel sujet suscite, ou ricanement pornographique, ou déplaisir scandalisé.
Notez que je ne prétends point qu’il faille être insensible au charme de la grivoiserie, non plus que la pousser jusqu’à des excès choquants ; il existe une façon, et même un art, de parler des choses légères, une espèce d’humour licencieux qui a ses partisans et ses auteurs, et sa culture est une des formes de l’esprit humain, une source de chefs‑d’œuvre, de beauté et de joie qu’il convient de ne point proscrire, où il est doux parfois de s’abreuver délicieusement.
Toutefois, limier la sexualité à la gauloiserie rabelaisienne est aussi néfaste que d’en faire un tabou dont le nom, comme celui de certains dieux, ne doit pas être prononcé. Or, le préjugé judéo-chrétien est encore fortement ancré – bien qu’en décadence certaine – qui jette l’interdit sur le sexe, et au nom duquel le sexe signifie pour les uns le péché, pour les autres la bagatelle… Le péché chuchoté dans l’ombre du confessionnal la bagatelle chuchotée dans un coin de café ou de salon.
C’est tout autrement que j’en voudrais parler ici, où nous parlons sérieusement de choses sérieuses. J’en voudrais parler en restant aussi éloigné de la pudibonderie honteuse que de la blague facile, sans risquer d’être accusé de flatter la concupiscence, et, cependant sans dépoétiser l’amour dont il n’est possible de converser en termes justes que si l’on consent à évoquer les plaisirs et les tourments que les sens et la chair de l’être humain connaissent par lui tour à tour.
Le sexe est, pour la créature humaine, la source des joies les plus grandes et des souffrances les plus cruelles.
Point n’est besoin d’expliquer pourquoi, ni comment, il est à l’origine de grandes joies. Il est évident que l’homme normalement constitué puise dans les rapports sexuels un plaisir parfaitement sain, parfaitement licite et parfaitement naturel, et dont l’intensité est telle qu’aucun autre ne lui peut être comparé.
Il est le plaisir intégral et spontané par excellence ; sa satisfaction ne nécessite pas, comme celle de la soif ou de la faim, ou comme celle des aspirations intellectuelles, quelqu’objet extérieur au corps ; et rien n’en compromet, rien n’en atténue, rien n’en limite le ravissement.
Et pourtant, par une de ces dérisions qui nous rendent méditatifs sur notre misérable sort, le sexe, source, des plus grandes joies humaines, est une telle source de tourment que l’homme en a peut-être souffert beaucoup plus qu’il n’en a joui.
D’où provient cette contradiction ? De la nature, parfois ; de la société souvent. La société, qui corrige quelquefois la nature, l’a ici aggravée en ce qu’elle pouvait avoir de capricieux et de contrariant. Expliquons-nous.
Je ne vais point, comme Garo, faire le procès de la nature, soutenir qu’elle est mal faite en tout point, et que les citrouilles auraient dû croître sur les chênes, et la frêle tige des citrouilles porter des glands. Celle que je recevrais sur le nez serait la messagère d’un châtiment mérité. Mais je n’ai jamais juré non plus d’être le panégyriste aveugle de la nature ; ceux qui clament que l’œuvre de Dieu est parfaite, comme est parfait son Créateur, et qui postulent qu’un esprit sans défaut n’a pu introduire d’imperfection dans son travail – encore qu’ils prétendent mépriser la poussière vile de ce grand chantier matériel – ne sont d’ailleurs pas les derniers à se plaindre quand il fait trop froid ou trop chaud, ou quand un orteil leur fait mal.
Donc, s’il apparaît qu’une partie des souffrances dont pâtit l’homme a sa cause dans la nature, ainsi que cela est évident, qu’il s’agisse des souffrances sexuelles, pulmonaires ou épidermiques, je me réserve le droit, sinon de m’en plaindre, ce qui serait risible et superflu, du moins de le constater.
Les causes naturelles et les causes sociales se juxtaposent et s’enchevêtrent d’ailleurs de telle sorte qu’il n’est pas toujours aisé de les qualifier exactement. Au reste, l’homme fait partie de la nature ; ses modes de société, ses lois, ses mœurs, ses préjugés, si variables qu’ils soient d’un peuple et d’un siècle à un autre peuple et à un autre siècle, appartiennent aussi à l’harmonie ou à l’incohérence universelle ; si bien que les phénomènes sociaux ne constituent qu’une subdivision fragmentaire des phénomènes naturels, et que nous ne les classons à part que parce qu’ils intéressent spécialement la variété vivante dont nous sommes.
Le désir sexuel s’éveille chez l’homme à un âge où il lui est pratiquement impossible et interdit de le satisfaire. Ceci est pénible à dire, et il y a des choses dont je ne sais pas jusqu’où, juridiquement, il m’est permis de les exprimer. La pureté de mes intentions ne me sauverait point des poursuites pour outrages aux mœurs, si j’outrepassais les droits dont dispose un auteur dans l’exploration de ce domaine délicat.
Toujours est-il que je me souviens de mes années d’école et de collège ; je me souviens de ce que nous nous montrions sous la table, mes camarades et moi, des poses équivoques où l’instituteur nous surprenait ; je me souviens des mensurations obscènes, à l’aide d’un double-décimètre, et du concours secrètement ouvert dans toute la classe à qui produirait l’envergure la plus édifiante, le calibre le plus glorieux ; je me souviens de l’élève puni pour un pupitre souillé, non pas d’encre, je le précise ; eh ! oui, je me souviens, car j’ai un cerveau tout exprès pour me souvenir, de toutes ces choses passées, cachées, tues, ignorées, mais réelles, des dessins phalliques ou vulvaires confisqués chaque jour, des histoires sales, des mots grossiers, des surnoms orduriers, et, à l’étude du soir, pendant la dernière demi-heure, quand les devoirs étaient finis, de ce tremblement saccadé qui agitait la table du fond, la table recherchée entre toutes, la place enviée entre toutes les places, parce que le pion ne pouvait la surveiller aussi bien que les autres, lorsque, le « chef » ayant donné le signal de la cadence, commençait le stupre enfantin.
Ces gamins avaient treize ou quatorze ans. Les imbéciles seuls diront que c’étaient des pervers, des vicieux. Pas un qui ne soit aujourd’hui un homme normal, un père de famille, un modèle de vertu pour autant que cette qualification corresponde à une réalité au monde. Non, ces gamins n’étaient pas vicieux : ils souffraient. Ce n’est pas tout à fait la même chose ; et ce qui me fait transcrire ici ce souvenir, qu’on croie bien que ce n’est pas non plus une disposition d’esprit vicieuse et perverse, mais l’immense pitié que m’inspire la souffrance sexuelle des adolescents.
Jamais le sexe n’est plus exigeant, plus impérieux, plus despotique, qu’à cet âge ingrat où il naît, qu’à cet âge où il n’apporte en naissant que des convoitises insatisfaites et de la souffrance inutile. C’est à cet âge où il est une force neuve, et d’une ardeur infatigable, qu’il commence à procurer à l’homme ses premières et ses plus grandes tortures. D’exutoire, point ; d’assouvissement, jamais ; d’espoir, aucun. L’adolescent sait, évidemment, qu’un jour viendra, sans doute, où ce que réclame son corps sera accessible et permis, par le hasard dans quelques années peut-être, par le mariage dans dix ans au moins. Mais en attendant…?
Certes non, ces jeunes gens, ces enfants, n’étaient ni des vicieux, ni des pervers ; et la preuve, c’est que, ne l’étant point, ils ne le sont même pas devenus. Mais je ne parle ici que de quelques-uns que j’ai connus, et j’en ai connu bien peu, au regard de tous ceux qui existent. Or, qui sait, qui peut savoir, à l’origine de combien de vices, de combien de perversités, peuvent être les chastetés prolongées, imposées par les mœurs à des virilités précoces ?
Qu’on en pense ce qu’on voudra, c’est un malentendu tragique entre la nature et la société, que celui qui réside en ce tyrannique désir que la première fait s’éveiller dix ans avant que la seconde en autorise la pleine satisfaction. Comme en pareille matière, il ne saurait être question d’accuser la nature, c’est donc la société qu’il faut accuser ; et si la société se défend contre ceux qui la critiquent, croit-on que la nature ne se venge point de ceux qui la contrarient ?
Aux Indes, où le tempérament indigène est plus ardent que celui des races acclimatées à l’Occident, on s’est prémuni contre le péril d’une chasteté intolérable, en mariant les enfants avant que l’éveil génital ait lieu. Rudyard Kipling n’a pas craint, dans un pays aussi rigoureusement traditionaliste que l’Angleterre, de faire l’apologie des unions enfantines, qu’il considère comme la solution la plus appropriée et la seule sensée, à la fois, du problème sexuel et du problème sentimental.
Malgré l’autorité d’une référence aussi haute, nous ferons d’importantes réserves sur cette solution ; car son application n’est souhaitable que si une éducation attentive prémunit le couple contre les risques d’une union précoce empirique et animale. La fécondité est, en effet, dangereuse, pour les générateurs aussi bien que pour leur descendance, au cours de la période qui sépare la puberté de la nubilité, deux termes souvent improprement confondus et qu’il convient de distinguer avec soin.
Il serait donc néfaste que l’homme et la femme procréent pendant cette période de transition ; il est même admis qu’il faut éviter à tout prix qu’ils procréent ; c’est là un de ces mauvais tours, un de ces pièges de la nature, qui offre des tentations auxquelles il serait imprudent de succomber ; encore une fois, critiquer la nature ne servirait de rien, et c’est le rôle de l’intelligence dont l’homme est heureusement doué, de détecter ces pièges et ces tentations, et de l’en garder.
Est-ce à dire cependant qu’en cette période post-pubère et pré-nubile, où la fécondité est strictement indésirable, il n’y ait d’autre remède contre elle qu’une chasteté si douloureuse, littéralement insupportable à une grande partie de la jeunesse ? Nous sommes convaincus, au contraire, qu’il y en a d’autres, et que c’est une nécessité sociale que de les rechercher.
Toute privation crée une souffrance, et toute souffrance appelle un remède. L’hypocrisie qui, sous des masques de morale et de pudeur, refuse à la raison le droit de se pencher sur cette souffrance et sur cette privation ; l’hypocrisie qui prétend interdire, au nom de la vertu, de l’innocence et de la pureté, que nous dénoncions la hantise sexuelle de l’adolescence, c’est elle la corruptrice, c’est, elle la pourrisseuse, c’est elle la complice des souillures clandestines, des stupres solitaires et des délectations moroses. C’est elle qu’il faut combattre au nom de la vérité et de la lumière. C’est malgré elle, c’est contre elle, qu’il faut dire que de la chasteté résulte le refoulement, et du refoulement l’obsession.
Voilà donc évoquée une des grandes souffrances que l’homme connaît par le sexe. Vient ensuite 1’âge adulte, où il en connaît d’autres, tempérées cependant par la satisfaction, par les trêves et les apaisements que lui apporte le plaisir.
Les exigences du sexe satisfaites, l’homme apprend à discipliner ses sens et ses organes, car la nature, inexorable, confère à chaque rapprochement un potentiel fécondant redouté du copulateur ; sans la surveillance qu’heureusement son discernement lui permet, le couple ne tarderait point à engendrer plus d’enfants que les conditions naturelles et les ressources sociales ne le mettent à même d’en nourrir. Le sens de la responsabilité conjugale obvie à cette éventualité.
Si ce discernement lui manque et que, par surcroît, il est pauvre, voilà le couple esclave des exagérations de son sexe ; il n’échappe à cette sujétion, bien propre à le rendre misérable, qu’en exerçant un contrôle vigilant sur ses emportements passionnels ; et si ce permanent souci, en les restrictions qu’il comporte et qu’il réclame, n’équivaut point à une souffrance, du moins entame-t-il, en quelque mesure, la plénitude de la satisfaction ; à quoi personne ne peut rien, sinon le déplorer avec un peu de philosophie.
Ne nous y trompons point, cependant : les souffrances du sexe sont encore une préoccupation pour de nombreuses personnes à l’âge adulte. Je ne veux pas parler seulement de celles qui sont atteintes d’affections vénériennes, mais aussi des chastes involontaires, des timides, des infirmes, des malades, de tous les êtres déshérités que fuit implacablement l’autre sexe, qui n’ont point de compagne ou de compagnon, parce qu’ils ont été frappés de quelque tare, de quelque hideur ou de quelque difformité.
Ils sont légion, ceux qu’une ablation, une atrophie, une disgrâce, soit accidentelles, soit congénitales, retranchent partiellement du circuit humain, et sur qui l’absence des joies de l’amour fait peser un peu plus encore une fatalité déjà bien lourde, accrue par la malédiction supplémentaire qui les prive de la caresse lumineuse et du baiser consolant.
Oui, ils sont légion, les laids, les gros, les traîne-la-patte, et les aveugles, et les paralysés, les bègues, les mal-foutus, ceux qui ont des dents de cheval ou la gueule de travers, qui ont cherché sans trouver, ceux qui n’ont pas cherché parce qu’ils n’osaient pas, dans la connaissance lucide de leur infériorité et dans la prévision des rebuffades certaines, toute la cour des miracles des Cyrano de Bergerac et des Quasimodo trop conscients de leurs nez longs et de leurs yeux bigles pour ébaucher un geste de conquête vers la splendeur effarouchée des Roxane et des Esmeralda.
Tous ne sont pas forcément des ratés, des honteux ou des atrabilaires ; nombre d’entre eux se mêlent à nous, sablent le bon vin, rient aux fêtes. Moi, je vous dis qu’ils souffrent. Ils souffrent dans leur incurable célibat, parfois dans leur incurable virginité ; et leur souffrance m’inspire une pitié qui lui est égale, et comme une sorte de révolte contre l’injustice et l’inutilité de cette misère.
Je ne puis m’empêcher de penser amèrement à ces infortunés qu’une heure de plaisir relèverait de la peine imméritée qu’ils subissent silencieusement, et à toutes les heures perdues pour la joie qui tissent leur malheureuse existence, tandis qu’ils travaillent sans postérité, vieillissent dans la solitude et dorment seuls dans leurs lits froids.
N’est-ce pas une autre cruauté de la nature, que celle qui désoriente et affole le sexe de certains êtres ? Dans la normale, le masculin cherche le féminin et vice-versa, aussi sûrement que l’aiguille de la boussole indique le Nord. L’exception nous montre pourtant des sexualités déboussolées, pour lesquelles l’attraction et l’affinité ne résident pas dans le contraire, mais dans l’identique.
Le sentiment général qui enveloppe ces cas douloureux est un sentiment de réprobation, de turpitude et de dégoût. Reste à savoir si l’esprit scientifique, qui étudie avec sang-froid les phénomènes les plus étranges, doit céder à cette opinion toute faite, s’il doit même s’en préoccuper pour fixer un diagnostic. À notre avis, il a mieux à faire. Quel travail utile, quelle œuvre secourable ferait donc l’homme de laboratoire, s’il examinait l’urine des diabétiques et les crachats des bacillaires avec la même répugnance que le commun des mortels ? Qu’il s’agisse ou non de cas morbides, l’homme qui observe et qui pense doit faire abstraction des jugements hâtifs de la masse, dominer tout écœurement et refouler toute nausée, lorsqu’il considère les cas de pédérastie, de masochisme et de bestialité, aussi complètement que lorsqu’il suit les évolutions du bacille de Koch dans un glaire, et s’il ne peut s’empêcher d’éprouver quelque sentiment, puisque c’est un homme après tout, le seul qui lui soit permis, c’est la pitié.
La nature a ses lois, dont j’ignore si elle les décrète ou si elle leur obéit, et elle a des exceptions à ses lois. L’homosexuel est l’expression vivante d’une de ces exceptions. Je suis persuadé que le plus grand nombre de ceux qui sont affligés de ce daltonisme du sexe, de cette inclination opposée à l’inclination générale, en souffrent, comme d’une plaie toujours saignante et qui ne saurait être montrée, comme d’un mal susceptible de presqu’aucun adoucissement. Le moindre essai de satisfaction les expose au ridicule, à la confusion, aux rigueurs des lois pénales gardiennes de la vertu publique.
Mais sortons des anomalies et des étrangetés pour rentrer dans le domaine sexuel ordinaire des plaisirs normaux et des souffrances communes. Nous avons évoqué le trouble amoureux du début de la vie ; pouvons-nous ne pas évoquer celui de l’âgé mûr et de la vieillesse ?
À l’aube de la vie, l’homme se trouve seul avec son sexe qui s’éveille impétueux et que rien ne vient apaiser. Quand les vertes et fortes années de son existence sont derrière lui, l’homme se retrouve seul avec son sexe dont nul ne se souciera jamais plus. J’entends bien que, très souvent, le sexe est mort avant l’homme ; mais presque toujours, l’amour a disparu avant le sexe.
En effet, il n’y a pas concordance entre l’évolution masculine et l’évolution féminine, sous le rapport anatomique, corporel ; il y a même contradiction : deux êtres, homme et femme, qui sont du même âge pendant vingt ans, cessent brusquement d’appartenir à la même génération ; c’est le moment où la femme cesse de pouvoir être mère, tandis que l’homme demeure tel que l’adolescence l’a formé ; la nature fait ainsi les choses, et ce n’est point pour en gémir stupidement que nous les constatons ; mais peut-on faire autrement que les constater ?
La tendresse, l’amitié, l’amour sentimental continuent cependant d’unir le couple après la ménopause ; la vie sexuelle n’en est pas obligatoirement déréglée. Il suffit de savoir qu’elle l’est parfois pour qu’on ait le droit de citer, parmi les drames et les malaises du sexe, cette révolution organique qui intervient dans l’harmonie des époux ou des amants.
Nous savons bien qu’il n’est pas nécessaire que la femme puisse enfanter, ou qu’elle le puisse encore, pour plaire, pour séduire, pour satisfaire son compagnon ; il est indéniable pourtant que c’est à l’âge où elle est fécondable que la femme est le plus désirée ; et nous ne faisons qu’énoncer là une évidence que nous confirment chaque jour des attestations renouvelées. L’expérience quotidienne nous apporte la preuve que l’homme en pleine vigueur sexuelle, fût-il sexagénaire ou plus, préfère une partenaire, fécondable, même s’il s’ingénie à lui éviter la maternité.
La possession d’une femme en pleine fécondité par un homme parvenu à l’âge où les femmes sont infécondes est le stimulant brutal que recherchent les virilités attardées. Certes, nous ne parlons point ici, et n’avons aucunement l’intention d’en parler, des accidents sadiques, des inclinations criminelles, des trousseurs d’écolières et des pères indignes ; nous ne faisons pas une dissertation équivoque pour voyeurs ou pour vieillards lubriques ; nous essayons d’étudier quelques-uns des phénomènes sexuels, quelques-uns des aspects de la tyrannie du sexe tout au long de la vie de l’homme, au travers de ses tendances les plus claires, en réservant pour plus averti que nous, pour les sexologues et pour les savants, les cas rares et monstrueux.
Que l’homme, parvenu à la vieillesse, mais non flétri par la caducité, recherche des partenaires non stériles, et que cela procède d’une inclination de nature, qui n’est ni risible, ni condamnable, est attesté par des témoignages aussi innombrables que convaincants. Ces témoignages sont renforcés par l’exemple des mariages ou des remariages tardifs dans lesquels l’homme s’assure une vie sexuelle active jusqu’à un âge avancé par le choix d’une conjointe sensiblement plus jeune que lui. La nature même commande et provoque un tel choix. Quand Rubens, à cinquante-trois ans, épouse Hélène Fourment qui en a seize, il espère déjà avec joie les quatre enfants qu’elle lui donnera, et que ne lui eût point donnés une compagne de son âge.
Soit que l’homme âgé, non atteint par la décrépitude, recherche une compagne plus jeune, ainsi que la nature l’y incline ; soit qu’il s’unisse, avant que les ans l’aient outragé, à une partenaire qu’ils n’ont point respectée, dans les deux cas l’assortiment sexuel du couple est imparfait et discutable, et il n’est point de couple tel qu’il n’ait peu ou prou souffert du décalage des âges, aussi bien quand les âges sont en rapport que lorsqu’ils sont en disproportion.
Cette inclination évidente et naturelle de l’homme âgé, mais point sénile, est contrariée par la nature elle-même, qui en est pourtant responsable ; car la majorité des jeunes femmes, fort loin d’y souscrire, y répugnent ; et cette répugnance aussi, quoiqu’elle ne soit pas unanime, est naturelle. Il n’y a pas grand’chose à y faire : c’est ainsi, parce que c’est ainsi. Et tout cela ajoute aux grands tourments désordonnés du sexe, de ce sexe que veut ignorer à tout prix l’hypocrisie humaine, aveugle à ses joies, insensible à ses extases et sourde à ses lamentations.
Pour l’hypocrisie, il est scandaleux d’avouer ces choses, qui éclatent cependant à l’esprit dans toute leur évidence. Vous ferez scandale en déclarant que l’homme fidèle ne l’est point par nature, mais qu’il l’est au contraire, soit par timidité, soit par éducation, soit par scrupule de faire souffrir ; et pourtant, vous direz là la vérité toute simple. L’homme, sexuellement parlant, n’est point fidèle par goût, ni par vertu innée ; il l’est (quand d’aventure il l’est) par l’effet d’une quotidienne résistance à ses tentations pluralistes et aux instincts polygames que la nature a mis en lui. Qu’il se domine ou qu’il succombe, il n’évite presque jamais quelque souffrance, quelque renoncement, quelque amoindrissement, soit en lui, soit pour d’autres.
On n’admet généralement pas que tout cela soit dit ; une convention tacite et universelle prescrit le silence sur ces aveux, le secret sur ces confessions. Il n’est pas reçu comme un sentiment naturel d’éprouver de la pitié pour les souffrances du sexe, pour ceux dont la femme est débile, pour celle dont le compagnon est malingre, pour les amants mal assortis dont l’ardeur, si elle est vive, jeûne douloureusement.
Il y a, à Chantilly, une maison pour enfants sexuellement pervers, parmi lesquels figure le neveu d’un défunt archevêque de Paris ; et cette maison n’est pas la seule en son genre ; ces gosses ont ceci de particulièrement attristant de réunir, à l’âge où l’on s’obstine à situer la candeur la plus immaculée, les stigmates de toutes les abjections et de tous les vices. Ils sont précocement pédérastes, clystéromanes, masturbateurs. On guérit trente pour cent d’entre eux, prétend-on. Les autres…
À un âge plus avancé, il y a les démoniaques, les possédés, affligés de sexualités excessives, de priapismes rugissants. Leur cas s’aggrave dans la contrainte d’une chasteté perpétuelle, d’une diète sexuelle absolue. Ici, nous sommes sortis de l’humanité normale pour jeter un coup d’œil à travers les barreaux de la cage aux monstres. Quel remède pour ceux-ci ? Il n’est pas aisé de répondre ; du moins l’hypocrisie qui interdit de poser la question n’est-elle pas de nature à nous y aider. Il semble, en tout cas, que pour beaucoup de ces dégénérés, l’exercice sexuel assorti prudemment de stérilisation aurait un effet curatif plus apaisant que la continence rigoureusement surveillée qui jugule leur rut extravagant.
Nous ne reprochons pas à notre monde, à notre siècle, de n’avoir point résolu les problèmes du sexe et de l’amour. Nous lui reprochons seulement, et avec vigueur, de les entourer d’un mystère si brumeux et si impénétrable que les esprits perspicaces renoncent à les aborder.
Animée de sévérité pour la sexualité des jeunes, grosse de dédain et de raillerie à l’égard de celle des vieux, pas toujours compréhensive à l’égard de celle des adultes, la société renchérit sur les âpretés de la nature au lieu de chercher à les adoucir ; et pour clore le tour d’horizon, voici les prisons, les bagnes, les pénitenciers de toute sorte, les « concentrationnaires », les relégués, les reclus, ceux qui souffrent un châtiment, parfois mérité peut-être, auquel se vient ajouter la sentence implicite qui les retranche du monde érotique, et fait d’eux les damnés de l’enfer sexuel.
L’enfer sexuel pavé des bonnes intentions dont excipent les moralisateurs, les puritains et les gens de bien ; l’enfer sexuel où la chair des hommes et des femmes est brûlée à petit feu sous les ardents tisons d’Eros ; l’enfer sexuel dont Tartuffe est le pourvoyeur, et si profondément enfoui dans le troisième dessous de l’épouvante universelle que Dante lui-même, le spéléologue de la géhenne, n’en a jamais approché, ni les bourreaux, ni les proscrits.
— O —
À l’inévitable débat entre le pudique et l’obscène, viennent s’en ajouter une foule d’autres qui restent du domaine sexuel, c’est-à-dire d’un domaine presque défendu, et dont l’exploration publique s’est heurtée à tous les obstacles du « verboten » légal et du préjugé populaire.
Débats sur l’eugénisme, sur la maternité consciente, sur la stérilisation, sur l’avortement ; débats pour l’exposé desquels un groupe d’hommes lutte isolément, avec toutes les précautions qu’il convient d’observer quand on tient, comme c’est légitime, à éviter l’infraction, et quand on a contre soi, à la fois l’appareil des lois répressives que le pouvoir a su forger à son usage, et l’opposition naïve et tenace d’un peuple qui serait sans excuse, s’il n’avait en fait celle-ci, qui est suffisante, d’être ignorant et inéduqué.
Si nous nous bornons, pour aujourd’hui, à seulement aborder, en une simple incursion, ce sujet dangereux, c’est qu’il est impossible d’entrer dans le vif du débat sans en connaître. et sans en avoir admis les préliminaires ; et que quiconque les connaît et les admet peut déjà, de lui-même, et d’un esprit sain et ouvert, en poursuivre et en compléter la controverse, avec pour interlocuteurs son cœur et sa conscience.
Pierre-Valentin Berthier