La Presse Anarchiste

L’enfer sexuel

Connais­sez-vous beau­coup de gens autour de vous qui puissent par­ler du sexe, et sup­por­ter d’en entendre par­ler, sans affec­ta­tion et avec natu­rel ? Pour ma part, je n’en connais guère, et tout au contraire, je connais une foule de gens chez qui un tel sujet sus­cite, ou rica­ne­ment por­no­gra­phique, ou déplai­sir scandalisé.

Notez que je ne pré­tends point qu’il faille être insen­sible au charme de la gri­voi­se­rie, non plus que la pous­ser jusqu’à des excès cho­quants ; il existe une façon, et même un art, de par­ler des choses légères, une espèce d’humour licen­cieux qui a ses par­ti­sans et ses auteurs, et sa culture est une des formes de l’esprit humain, une source de chefs‑d’œuvre, de beau­té et de joie qu’il convient de ne point pros­crire, où il est doux par­fois de s’abreuver délicieusement.

Tou­te­fois, limier la sexua­li­té à la gau­loi­se­rie rabe­lai­sienne est aus­si néfaste que d’en faire un tabou dont le nom, comme celui de cer­tains dieux, ne doit pas être pro­non­cé. Or, le pré­ju­gé judéo-chré­tien est encore for­te­ment ancré – bien qu’en déca­dence cer­taine – qui jette l’interdit sur le sexe, et au nom duquel le sexe signi­fie pour les uns le péché, pour les autres la baga­telle… Le péché chu­cho­té dans l’ombre du confes­sion­nal la baga­telle chu­cho­tée dans un coin de café ou de salon.

C’est tout autre­ment que j’en vou­drais par­ler ici, où nous par­lons sérieu­se­ment de choses sérieuses. J’en vou­drais par­ler en res­tant aus­si éloi­gné de la pudi­bon­de­rie hon­teuse que de la blague facile, sans ris­quer d’être accu­sé de flat­ter la concu­pis­cence, et, cepen­dant sans dépoé­ti­ser l’amour dont il n’est pos­sible de conver­ser en termes justes que si l’on consent à évo­quer les plai­sirs et les tour­ments que les sens et la chair de l’être humain connaissent par lui tour à tour.

Le sexe est, pour la créa­ture humaine, la source des joies les plus grandes et des souf­frances les plus cruelles.

Point n’est besoin d’expliquer pour­quoi, ni com­ment, il est à l’origine de grandes joies. Il est évident que l’homme nor­ma­le­ment consti­tué puise dans les rap­ports sexuels un plai­sir par­fai­te­ment sain, par­fai­te­ment licite et par­fai­te­ment natu­rel, et dont l’intensité est telle qu’aucun autre ne lui peut être comparé.

Il est le plai­sir inté­gral et spon­ta­né par excel­lence ; sa satis­fac­tion ne néces­site pas, comme celle de la soif ou de la faim, ou comme celle des aspi­ra­tions intel­lec­tuelles, quelqu’objet exté­rieur au corps ; et rien n’en com­pro­met, rien n’en atté­nue, rien n’en limite le ravissement.

Et pour­tant, par une de ces déri­sions qui nous rendent médi­ta­tifs sur notre misé­rable sort, le sexe, source, des plus grandes joies humaines, est une telle source de tour­ment que l’homme en a peut-être souf­fert beau­coup plus qu’il n’en a joui.

D’où pro­vient cette contra­dic­tion ? De la nature, par­fois ; de la socié­té sou­vent. La socié­té, qui cor­rige quel­que­fois la nature, l’a ici aggra­vée en ce qu’elle pou­vait avoir de capri­cieux et de contra­riant. Expliquons-nous.

Je ne vais point, comme Garo, faire le pro­cès de la nature, sou­te­nir qu’elle est mal faite en tout point, et que les citrouilles auraient dû croître sur les chênes, et la frêle tige des citrouilles por­ter des glands. Celle que je rece­vrais sur le nez serait la mes­sa­gère d’un châ­ti­ment méri­té. Mais je n’ai jamais juré non plus d’être le pané­gy­riste aveugle de la nature ; ceux qui clament que l’œuvre de Dieu est par­faite, comme est par­fait son Créa­teur, et qui pos­tulent qu’un esprit sans défaut n’a pu intro­duire d’imperfection dans son tra­vail – encore qu’ils pré­tendent mépri­ser la pous­sière vile de ce grand chan­tier maté­riel – ne sont d’ailleurs pas les der­niers à se plaindre quand il fait trop froid ou trop chaud, ou quand un orteil leur fait mal.

Donc, s’il appa­raît qu’une par­tie des souf­frances dont pâtit l’homme a sa cause dans la nature, ain­si que cela est évident, qu’il s’agisse des souf­frances sexuelles, pul­mo­naires ou épi­der­miques, je me réserve le droit, sinon de m’en plaindre, ce qui serait risible et super­flu, du moins de le constater.

Les causes natu­relles et les causes sociales se jux­ta­posent et s’enchevêtrent d’ailleurs de telle sorte qu’il n’est pas tou­jours aisé de les qua­li­fier exac­te­ment. Au reste, l’homme fait par­tie de la nature ; ses modes de socié­té, ses lois, ses mœurs, ses pré­ju­gés, si variables qu’ils soient d’un peuple et d’un siècle à un autre peuple et à un autre siècle, appar­tiennent aus­si à l’harmonie ou à l’incohérence uni­ver­selle ; si bien que les phé­no­mènes sociaux ne consti­tuent qu’une sub­di­vi­sion frag­men­taire des phé­no­mènes natu­rels, et que nous ne les clas­sons à part que parce qu’ils inté­ressent spé­cia­le­ment la varié­té vivante dont nous sommes.

Le désir sexuel s’éveille chez l’homme à un âge où il lui est pra­ti­que­ment impos­sible et inter­dit de le satis­faire. Ceci est pénible à dire, et il y a des choses dont je ne sais pas jusqu’où, juri­di­que­ment, il m’est per­mis de les expri­mer. La pure­té de mes inten­tions ne me sau­ve­rait point des pour­suites pour outrages aux mœurs, si j’outrepassais les droits dont dis­pose un auteur dans l’exploration de ce domaine délicat.

Tou­jours est-il que je me sou­viens de mes années d’école et de col­lège ; je me sou­viens de ce que nous nous mon­trions sous la table, mes cama­rades et moi, des poses équi­voques où l’instituteur nous sur­pre­nait ; je me sou­viens des men­su­ra­tions obs­cènes, à l’aide d’un double-déci­mètre, et du concours secrè­te­ment ouvert dans toute la classe à qui pro­dui­rait l’envergure la plus édi­fiante, le calibre le plus glo­rieux ; je me sou­viens de l’élève puni pour un pupitre souillé, non pas d’encre, je le pré­cise ; eh ! oui, je me sou­viens, car j’ai un cer­veau tout exprès pour me sou­ve­nir, de toutes ces choses pas­sées, cachées, tues, igno­rées, mais réelles, des des­sins phal­liques ou vul­vaires confis­qués chaque jour, des his­toires sales, des mots gros­siers, des sur­noms ordu­riers, et, à l’étude du soir, pen­dant la der­nière demi-heure, quand les devoirs étaient finis, de ce trem­ble­ment sac­ca­dé qui agi­tait la table du fond, la table recher­chée entre toutes, la place enviée entre toutes les places, parce que le pion ne pou­vait la sur­veiller aus­si bien que les autres, lorsque, le « chef » ayant don­né le signal de la cadence, com­men­çait le stupre enfantin.

Ces gamins avaient treize ou qua­torze ans. Les imbé­ciles seuls diront que c’étaient des per­vers, des vicieux. Pas un qui ne soit aujourd’hui un homme nor­mal, un père de famille, un modèle de ver­tu pour autant que cette qua­li­fi­ca­tion cor­res­ponde à une réa­li­té au monde. Non, ces gamins n’étaient pas vicieux : ils souf­fraient. Ce n’est pas tout à fait la même chose ; et ce qui me fait trans­crire ici ce sou­ve­nir, qu’on croie bien que ce n’est pas non plus une dis­po­si­tion d’esprit vicieuse et per­verse, mais l’immense pitié que m’inspire la souf­france sexuelle des adolescents.

Jamais le sexe n’est plus exi­geant, plus impé­rieux, plus des­po­tique, qu’à cet âge ingrat où il naît, qu’à cet âge où il n’apporte en nais­sant que des convoi­tises insa­tis­faites et de la souf­france inutile. C’est à cet âge où il est une force neuve, et d’une ardeur infa­ti­gable, qu’il com­mence à pro­cu­rer à l’homme ses pre­mières et ses plus grandes tor­tures. D’exutoire, point ; d’assouvissement, jamais ; d’espoir, aucun. L’adolescent sait, évi­dem­ment, qu’un jour vien­dra, sans doute, où ce que réclame son corps sera acces­sible et per­mis, par le hasard dans quelques années peut-être, par le mariage dans dix ans au moins. Mais en attendant…?

Certes non, ces jeunes gens, ces enfants, n’étaient ni des vicieux, ni des per­vers ; et la preuve, c’est que, ne l’étant point, ils ne le sont même pas deve­nus. Mais je ne parle ici que de quelques-uns que j’ai connus, et j’en ai connu bien peu, au regard de tous ceux qui existent. Or, qui sait, qui peut savoir, à l’origine de com­bien de vices, de com­bien de per­ver­si­tés, peuvent être les chas­te­tés pro­lon­gées, impo­sées par les mœurs à des viri­li­tés précoces ?

Qu’on en pense ce qu’on vou­dra, c’est un mal­en­ten­du tra­gique entre la nature et la socié­té, que celui qui réside en ce tyran­nique désir que la pre­mière fait s’éveiller dix ans avant que la seconde en auto­rise la pleine satis­fac­tion. Comme en pareille matière, il ne sau­rait être ques­tion d’accuser la nature, c’est donc la socié­té qu’il faut accu­ser ; et si la socié­té se défend contre ceux qui la cri­tiquent, croit-on que la nature ne se venge point de ceux qui la contrarient ?

Aux Indes, où le tem­pé­ra­ment indi­gène est plus ardent que celui des races accli­ma­tées à l’Occident, on s’est pré­mu­ni contre le péril d’une chas­te­té into­lé­rable, en mariant les enfants avant que l’éveil géni­tal ait lieu. Rudyard Kipling n’a pas craint, dans un pays aus­si rigou­reu­se­ment tra­di­tio­na­liste que l’Angleterre, de faire l’apologie des unions enfan­tines, qu’il consi­dère comme la solu­tion la plus appro­priée et la seule sen­sée, à la fois, du pro­blème sexuel et du pro­blème sentimental.

Mal­gré l’autorité d’une réfé­rence aus­si haute, nous ferons d’importantes réserves sur cette solu­tion ; car son appli­ca­tion n’est sou­hai­table que si une édu­ca­tion atten­tive pré­mu­nit le couple contre les risques d’une union pré­coce empi­rique et ani­male. La fécon­di­té est, en effet, dan­ge­reuse, pour les géné­ra­teurs aus­si bien que pour leur des­cen­dance, au cours de la période qui sépare la puber­té de la nubi­li­té, deux termes sou­vent impro­pre­ment confon­dus et qu’il convient de dis­tin­guer avec soin.

Il serait donc néfaste que l’homme et la femme pro­créent pen­dant cette période de tran­si­tion ; il est même admis qu’il faut évi­ter à tout prix qu’ils pro­créent ; c’est là un de ces mau­vais tours, un de ces pièges de la nature, qui offre des ten­ta­tions aux­quelles il serait impru­dent de suc­com­ber ; encore une fois, cri­ti­quer la nature ne ser­vi­rait de rien, et c’est le rôle de l’intelligence dont l’homme est heu­reu­se­ment doué, de détec­ter ces pièges et ces ten­ta­tions, et de l’en garder.

Est-ce à dire cepen­dant qu’en cette période post-pubère et pré-nubile, où la fécon­di­té est stric­te­ment indé­si­rable, il n’y ait d’autre remède contre elle qu’une chas­te­té si dou­lou­reuse, lit­té­ra­le­ment insup­por­table à une grande par­tie de la jeu­nesse ? Nous sommes convain­cus, au contraire, qu’il y en a d’autres, et que c’est une néces­si­té sociale que de les rechercher.

Toute pri­va­tion crée une souf­france, et toute souf­france appelle un remède. L’hypocrisie qui, sous des masques de morale et de pudeur, refuse à la rai­son le droit de se pen­cher sur cette souf­france et sur cette pri­va­tion ; l’hypocrisie qui pré­tend inter­dire, au nom de la ver­tu, de l’innocence et de la pure­té, que nous dénon­cions la han­tise sexuelle de l’adolescence, c’est elle la cor­rup­trice, c’est, elle la pour­ris­seuse, c’est elle la com­plice des souillures clan­des­tines, des stupres soli­taires et des délec­ta­tions moroses. C’est elle qu’il faut com­battre au nom de la véri­té et de la lumière. C’est mal­gré elle, c’est contre elle, qu’il faut dire que de la chas­te­té résulte le refou­le­ment, et du refou­le­ment l’obsession.

Voi­là donc évo­quée une des grandes souf­frances que l’homme connaît par le sexe. Vient ensuite 1’âge adulte, où il en connaît d’autres, tem­pé­rées cepen­dant par la satis­fac­tion, par les trêves et les apai­se­ments que lui apporte le plaisir.

Les exi­gences du sexe satis­faites, l’homme apprend à dis­ci­pli­ner ses sens et ses organes, car la nature, inexo­rable, confère à chaque rap­pro­che­ment un poten­tiel fécon­dant redou­té du copu­la­teur ; sans la sur­veillance qu’heureusement son dis­cer­ne­ment lui per­met, le couple ne tar­de­rait point à engen­drer plus d’enfants que les condi­tions natu­relles et les res­sources sociales ne le mettent à même d’en nour­rir. Le sens de la res­pon­sa­bi­li­té conju­gale obvie à cette éventualité. 

Si ce dis­cer­ne­ment lui manque et que, par sur­croît, il est pauvre, voi­là le couple esclave des exa­gé­ra­tions de son sexe ; il n’échappe à cette sujé­tion, bien propre à le rendre misé­rable, qu’en exer­çant un contrôle vigi­lant sur ses empor­te­ments pas­sion­nels ; et si ce per­ma­nent sou­ci, en les res­tric­tions qu’il com­porte et qu’il réclame, n’équivaut point à une souf­france, du moins entame-t-il, en quelque mesure, la plé­ni­tude de la satis­fac­tion ; à quoi per­sonne ne peut rien, sinon le déplo­rer avec un peu de philosophie.

Ne nous y trom­pons point, cepen­dant : les souf­frances du sexe sont encore une pré­oc­cu­pa­tion pour de nom­breuses per­sonnes à l’âge adulte. Je ne veux pas par­ler seule­ment de celles qui sont atteintes d’affections véné­riennes, mais aus­si des chastes invo­lon­taires, des timides, des infirmes, des malades, de tous les êtres déshé­ri­tés que fuit impla­ca­ble­ment l’autre sexe, qui n’ont point de com­pagne ou de com­pa­gnon, parce qu’ils ont été frap­pés de quelque tare, de quelque hideur ou de quelque difformité.

Ils sont légion, ceux qu’une abla­tion, une atro­phie, une dis­grâce, soit acci­den­telles, soit congé­ni­tales, retranchent par­tiel­le­ment du cir­cuit humain, et sur qui l’absence des joies de l’amour fait peser un peu plus encore une fata­li­té déjà bien lourde, accrue par la malé­dic­tion sup­plé­men­taire qui les prive de la caresse lumi­neuse et du bai­ser consolant.

Oui, ils sont légion, les laids, les gros, les traîne-la-patte, et les aveugles, et les para­ly­sés, les bègues, les mal-fou­tus, ceux qui ont des dents de che­val ou la gueule de tra­vers, qui ont cher­ché sans trou­ver, ceux qui n’ont pas cher­ché parce qu’ils n’osaient pas, dans la connais­sance lucide de leur infé­rio­ri­té et dans la pré­vi­sion des rebuf­fades cer­taines, toute la cour des miracles des Cyra­no de Ber­ge­rac et des Qua­si­mo­do trop conscients de leurs nez longs et de leurs yeux bigles pour ébau­cher un geste de conquête vers la splen­deur effa­rou­chée des Roxane et des Esmeralda.

Tous ne sont pas for­cé­ment des ratés, des hon­teux ou des atra­bi­laires ; nombre d’entre eux se mêlent à nous, sablent le bon vin, rient aux fêtes. Moi, je vous dis qu’ils souffrent. Ils souffrent dans leur incu­rable céli­bat, par­fois dans leur incu­rable vir­gi­ni­té ; et leur souf­france m’inspire une pitié qui lui est égale, et comme une sorte de révolte contre l’injustice et l’inutilité de cette misère.

Je ne puis m’empêcher de pen­ser amè­re­ment à ces infor­tu­nés qu’une heure de plai­sir relè­ve­rait de la peine immé­ri­tée qu’ils subissent silen­cieu­se­ment, et à toutes les heures per­dues pour la joie qui tissent leur mal­heu­reuse exis­tence, tan­dis qu’ils tra­vaillent sans pos­té­ri­té, vieillissent dans la soli­tude et dorment seuls dans leurs lits froids.

N’est-ce pas une autre cruau­té de la nature, que celle qui déso­riente et affole le sexe de cer­tains êtres ? Dans la nor­male, le mas­cu­lin cherche le fémi­nin et vice-ver­sa, aus­si sûre­ment que l’aiguille de la bous­sole indique le Nord. L’exception nous montre pour­tant des sexua­li­tés débous­so­lées, pour les­quelles l’attraction et l’affinité ne résident pas dans le contraire, mais dans l’identique.

Le sen­ti­ment géné­ral qui enve­loppe ces cas dou­lou­reux est un sen­ti­ment de répro­ba­tion, de tur­pi­tude et de dégoût. Reste à savoir si l’esprit scien­ti­fique, qui étu­die avec sang-froid les phé­no­mènes les plus étranges, doit céder à cette opi­nion toute faite, s’il doit même s’en pré­oc­cu­per pour fixer un diag­nos­tic. À notre avis, il a mieux à faire. Quel tra­vail utile, quelle œuvre secou­rable ferait donc l’homme de labo­ra­toire, s’il exa­mi­nait l’urine des dia­bé­tiques et les cra­chats des bacil­laires avec la même répu­gnance que le com­mun des mor­tels ? Qu’il s’agisse ou non de cas mor­bides, l’homme qui observe et qui pense doit faire abs­trac­tion des juge­ments hâtifs de la masse, domi­ner tout écœu­re­ment et refou­ler toute nau­sée, lorsqu’il consi­dère les cas de pédé­ras­tie, de maso­chisme et de bes­tia­li­té, aus­si com­plè­te­ment que lorsqu’il suit les évo­lu­tions du bacille de Koch dans un glaire, et s’il ne peut s’empêcher d’éprouver quelque sen­ti­ment, puisque c’est un homme après tout, le seul qui lui soit per­mis, c’est la pitié.

La nature a ses lois, dont j’ignore si elle les décrète ou si elle leur obéit, et elle a des excep­tions à ses lois. L’homosexuel est l’expression vivante d’une de ces excep­tions. Je suis per­sua­dé que le plus grand nombre de ceux qui sont affli­gés de ce dal­to­nisme du sexe, de cette incli­na­tion oppo­sée à l’inclination géné­rale, en souffrent, comme d’une plaie tou­jours sai­gnante et qui ne sau­rait être mon­trée, comme d’un mal sus­cep­tible de presqu’aucun adou­cis­se­ment. Le moindre essai de satis­fac­tion les expose au ridi­cule, à la confu­sion, aux rigueurs des lois pénales gar­diennes de la ver­tu publique.

Mais sor­tons des ano­ma­lies et des étran­ge­tés pour ren­trer dans le domaine sexuel ordi­naire des plai­sirs nor­maux et des souf­frances com­munes. Nous avons évo­qué le trouble amou­reux du début de la vie ; pou­vons-nous ne pas évo­quer celui de l’âgé mûr et de la vieillesse ?

À l’aube de la vie, l’homme se trouve seul avec son sexe qui s’éveille impé­tueux et que rien ne vient apai­ser. Quand les vertes et fortes années de son existence sont der­rière lui, l’homme se retrouve seul avec son sexe dont nul ne se sou­cie­ra jamais plus. J’entends bien que, très sou­vent, le sexe est mort avant l’homme ; mais presque tou­jours, l’amour a dis­pa­ru avant le sexe.

En effet, il n’y a pas concor­dance entre l’évolution mas­cu­line et l’évolution fémi­nine, sous le rap­port ana­to­mique, cor­po­rel ; il y a même contra­dic­tion : deux êtres, homme et femme, qui sont du même âge pen­dant vingt ans, cessent brus­que­ment d’appartenir à la même géné­ra­tion ; c’est le moment où la femme cesse de pou­voir être mère, tan­dis que l’homme demeure tel que l’adolescence l’a for­mé ; la nature fait ain­si les choses, et ce n’est point pour en gémir stu­pi­de­ment que nous les consta­tons ; mais peut-on faire autre­ment que les constater ?

La ten­dresse, l’amitié, l’amour sen­ti­men­tal conti­nuent cepen­dant d’unir le couple après la méno­pause ; la vie sexuelle n’en est pas obli­ga­toi­re­ment déré­glée. Il suf­fit de savoir qu’elle l’est par­fois pour qu’on ait le droit de citer, par­mi les drames et les malaises du sexe, cette révo­lu­tion orga­nique qui inter­vient dans l’harmonie des époux ou des amants.

Nous savons bien qu’il n’est pas néces­saire que la femme puisse enfan­ter, ou qu’elle le puisse encore, pour plaire, pour séduire, pour satis­faire son com­pa­gnon ; il est indé­niable pour­tant que c’est à l’âge où elle est fécon­dable que la femme est le plus dési­rée ; et nous ne fai­sons qu’énoncer là une évi­dence que nous confirment chaque jour des attes­ta­tions renou­ve­lées. L’expérience quo­ti­dienne nous apporte la preuve que l’homme en pleine vigueur sexuelle, fût-il sexa­gé­naire ou plus, pré­fère une par­te­naire, fécon­dable, même s’il s’ingénie à lui évi­ter la maternité.

La pos­ses­sion d’une femme en pleine fécon­di­té par un homme par­ve­nu à l’âge où les femmes sont infé­condes est le sti­mu­lant bru­tal que recherchent les viri­li­tés attar­dées. Certes, nous ne par­lons point ici, et n’avons aucu­ne­ment l’intention d’en par­ler, des acci­dents sadiques, des incli­na­tions cri­mi­nelles, des trous­seurs d’écolières et des pères indignes ; nous ne fai­sons pas une dis­ser­ta­tion équi­voque pour voyeurs ou pour vieillards lubriques ; nous essayons d’étudier quelques-uns des phé­no­mènes sexuels, quelques-uns des aspects de la tyran­nie du sexe tout au long de la vie de l’homme, au tra­vers de ses ten­dances les plus claires, en réser­vant pour plus aver­ti que nous, pour les sexo­logues et pour les savants, les cas rares et monstrueux.

Que l’homme, par­ve­nu à la vieillesse, mais non flé­tri par la cadu­ci­té, recherche des par­te­naires non sté­riles, et que cela pro­cède d’une incli­na­tion de nature, qui n’est ni risible, ni condam­nable, est attes­té par des témoi­gnages aus­si innom­brables que convain­cants. Ces témoi­gnages sont ren­for­cés par l’exemple des mariages ou des rema­riages tar­difs dans les­quels l’homme s’assure une vie sexuelle active jusqu’à un âge avan­cé par le choix d’une conjointe sen­si­ble­ment plus jeune que lui. La nature même com­mande et pro­voque un tel choix. Quand Rubens, à cin­quante-trois ans, épouse Hélène Four­ment qui en a seize, il espère déjà avec joie les quatre enfants qu’elle lui don­ne­ra, et que ne lui eût point don­nés une com­pagne de son âge.

Soit que l’homme âgé, non atteint par la décré­pi­tude, recherche une com­pagne plus jeune, ain­si que la nature l’y incline ; soit qu’il s’unisse, avant que les ans l’aient outra­gé, à une par­te­naire qu’ils n’ont point res­pec­tée, dans les deux cas l’assortiment sexuel du couple est impar­fait et dis­cu­table, et il n’est point de couple tel qu’il n’ait peu ou prou souf­fert du déca­lage des âges, aus­si bien quand les âges sont en rap­port que lorsqu’ils sont en disproportion.

Cette incli­na­tion évi­dente et natu­relle de l’homme âgé, mais point sénile, est contra­riée par la nature elle-même, qui en est pour­tant res­pon­sable ; car la majo­ri­té des jeunes femmes, fort loin d’y sous­crire, y répugnent ; et cette répu­gnance aus­si, quoiqu’elle ne soit pas una­nime, est natu­relle. Il n’y a pas grand’­chose à y faire : c’est ain­si, parce que c’est ain­si. Et tout cela ajoute aux grands tour­ments désor­don­nés du sexe, de ce sexe que veut igno­rer à tout prix l’hypocrisie humaine, aveugle à ses joies, insen­sible à ses extases et sourde à ses lamentations.

Pour l’hypocrisie, il est scan­da­leux d’avouer ces choses, qui éclatent cepen­dant à l’esprit dans toute leur évi­dence. Vous ferez scan­dale en décla­rant que l’homme fidèle ne l’est point par nature, mais qu’il l’est au contraire, soit par timi­di­té, soit par édu­ca­tion, soit par scru­pule de faire souf­frir ; et pour­tant, vous direz là la véri­té toute simple. L’homme, sexuel­le­ment par­lant, n’est point fidèle par goût, ni par ver­tu innée ; il l’est (quand d’aventure il l’est) par l’effet d’une quo­ti­dienne résis­tance à ses ten­ta­tions plu­ra­listes et aux ins­tincts poly­games que la nature a mis en lui. Qu’il se domine ou qu’il suc­combe, il n’évite presque jamais quelque souf­france, quelque renon­ce­ment, quelque amoin­dris­se­ment, soit en lui, soit pour d’autres.

On n’admet géné­ra­le­ment pas que tout cela soit dit ; une conven­tion tacite et uni­ver­selle pres­crit le silence sur ces aveux, le secret sur ces confes­sions. Il n’est pas reçu comme un sen­ti­ment natu­rel d’éprouver de la pitié pour les souf­frances du sexe, pour ceux dont la femme est débile, pour celle dont le com­pa­gnon est malingre, pour les amants mal assor­tis dont l’ardeur, si elle est vive, jeûne douloureusement.

Il y a, à Chan­tilly, une mai­son pour enfants sexuel­le­ment per­vers, par­mi les­quels figure le neveu d’un défunt arche­vêque de Paris ; et cette mai­son n’est pas la seule en son genre ; ces gosses ont ceci de par­ti­cu­liè­re­ment attris­tant de réunir, à l’âge où l’on s’obstine à situer la can­deur la plus imma­cu­lée, les stig­mates de toutes les abjec­tions et de tous les vices. Ils sont pré­co­ce­ment pédé­rastes, clys­té­ro­manes, mas­tur­ba­teurs. On gué­rit trente pour cent d’entre eux, pré­tend-on. Les autres…

À un âge plus avan­cé, il y a les démo­niaques, les pos­sé­dés, affli­gés de sexua­li­tés exces­sives, de pria­pismes rugis­sants. Leur cas s’aggrave dans la contrainte d’une chas­te­té per­pé­tuelle, d’une diète sexuelle abso­lue. Ici, nous sommes sor­tis de l’humanité nor­male pour jeter un coup d’œil à tra­vers les bar­reaux de la cage aux monstres. Quel remède pour ceux-ci ? Il n’est pas aisé de répondre ; du moins l’hypocrisie qui inter­dit de poser la ques­tion n’est-elle pas de nature à nous y aider. Il semble, en tout cas, que pour beau­coup de ces dégé­né­rés, l’exercice sexuel assor­ti pru­dem­ment de sté­ri­li­sa­tion aurait un effet cura­tif plus apai­sant que la conti­nence rigou­reu­se­ment sur­veillée qui jugule leur rut extravagant.

Nous ne repro­chons pas à notre monde, à notre siècle, de n’avoir point réso­lu les pro­blèmes du sexe et de l’amour. Nous lui repro­chons seule­ment, et avec vigueur, de les entou­rer d’un mys­tère si bru­meux et si impé­né­trable que les esprits pers­pi­caces renoncent à les aborder.

Ani­mée de sévé­ri­té pour la sexua­li­té des jeunes, grosse de dédain et de raille­rie à l’égard de celle des vieux, pas tou­jours com­pré­hen­sive à l’égard de celle des adultes, la socié­té ren­ché­rit sur les âpre­tés de la nature au lieu de cher­cher à les adou­cir ; et pour clore le tour d’horizon, voi­ci les pri­sons, les bagnes, les péni­ten­ciers de toute sorte, les « concen­tra­tion­naires », les relé­gués, les reclus, ceux qui souffrent un châ­ti­ment, par­fois méri­té peut-être, auquel se vient ajou­ter la sen­tence impli­cite qui les retranche du monde éro­tique, et fait d’eux les dam­nés de l’enfer sexuel.

L’enfer sexuel pavé des bonnes inten­tions dont excipent les mora­li­sa­teurs, les puri­tains et les gens de bien ; l’enfer sexuel où la chair des hommes et des femmes est brû­lée à petit feu sous les ardents tisons d’Eros ; l’enfer sexuel dont Tar­tuffe est le pour­voyeur, et si pro­fon­dé­ment enfoui dans le troi­sième des­sous de l’épouvante uni­ver­selle que Dante lui-même, le spé­léo­logue de la géhenne, n’en a jamais appro­ché, ni les bour­reaux, ni les pros­crits.

— O —

À l’inévitable débat entre le pudique et l’obscène, viennent s’en ajou­ter une foule d’autres qui res­tent du domaine sexuel, c’est-à-dire d’un domaine presque défen­du, et dont l’exploration publique s’est heur­tée à tous les obs­tacles du « ver­bo­ten » légal et du pré­ju­gé populaire.

Débats sur l’eugénisme, sur la mater­ni­té consciente, sur la sté­ri­li­sa­tion, sur l’avortement ; débats pour l’exposé des­quels un groupe d’hommes lutte iso­lé­ment, avec toutes les pré­cau­tions qu’il convient d’observer quand on tient, comme c’est légi­time, à évi­ter l’infraction, et quand on a contre soi, à la fois l’appareil des lois répres­sives que le pou­voir a su for­ger à son usage, et l’opposition naïve et tenace d’un peuple qui serait sans excuse, s’il n’avait en fait celle-ci, qui est suf­fi­sante, d’être igno­rant et inéduqué.

Si nous nous bor­nons, pour aujourd’hui, à seule­ment abor­der, en une simple incur­sion, ce sujet dan­ge­reux, c’est qu’il est impos­sible d’entrer dans le vif du débat sans en connaître. et sans en avoir admis les pré­li­mi­naires ; et que qui­conque les connaît et les admet peut déjà, de lui-même, et d’un esprit sain et ouvert, en pour­suivre et en com­plé­ter la contro­verse, avec pour inter­lo­cu­teurs son cœur et sa conscience.

Pierre-Valen­tin Berthier


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